Aux Roches blanches de Douarnenez, un village paisible menacé par les bulldozers

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Sur les hauteurs de Douarnenez, dans le Finistère, un ancien village vacances s’est mué en lieu de vie collectif depuis quinze ans. Il est aujourd’hui menacé de destruction par le département. Rencontre avec ses habitants, qui s’organisent pour racheter les lieux.

par Élina Barbereau, Maylis Rolland

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Sur le site des Roches blanches de Douarnenez (Finistère), il y avait au début du 20e siècle un hôtel. Puis, cinq bâtiments, construits dans les années 1960 par la Caisse d’allocations familiales sur trois hectares, rachetés en 1999 par la Fédération des œuvres complémentaires de l’école publique de l’Yonne. Après la liquidation de cette dernière en 2007, le site est laissé à l’abandon.

Il y a 15 ans commence alors une occupation, dite « sans titre ni droit » des lieux. Les réseaux sont rétablis, des toitures refaites, des chambres aménagées, des ateliers créés. En 2020, une association, Le Sens de la vis, voit le jour : elle permet de récolter des invendus, des dons, et de payer les factures. Les Roches blanches se muent peu à peu en petit village autogéré. Leur projet aujourd’hui : racheter le domaine, créer une association propriétaire parallèle à l’association usagère, pour garantir la pérennité du lieu.

Perchés sur les hauteurs de Douarnenez, sur la falaise, un ancien village de vacances s'est mué en lieu de vie collectif.
Vue sur les bâtiments des Roches blanches depuis le sentier côtier du GR34.
© Maylis Rolland

Car en juin 2025, le tribunal judiciaire de Quimper annonce la mise en vente aux enchères du domaine. Les habitants du site s’organisent, lancent une cagnotte. À ce jour, ils ont rassemblé, en tout, 200 000 euros. Le 1er septembre, alors que la vente est programmée deux jours plus tard (avant d’être reportée au 17 décembre), le département, avec Maël de Calan (élu LR) à sa tête, déclare son intention d’acquérir le site et fait voter une enveloppe de 500 000 euros à cet effet.

Au mois d’octobre, le conseil municipal de Douarnenez (à majorité divers droite) valide l’extension du droit de préemption du département sur l’ensemble du site. Celui-ci officialise son intention de récupérer le domaine par un vote en commission, le 3 novembre. La suite du projet n’a pas été budgétée.

Un lieu où se reconstruire

Une cinquantaine de personnes logent et travaillent aux Roches : des artisans, des paysans, des artistes, des saisonniers, des voyageurs, des accidentés de la vie. Certains y sont de passage dans un des dortoirs, d’autres y habitent depuis plus de 10 ans. Certains vivent dans de petites chambres, d’autres dans des véhicules aménagés. Le plus jeune a 6 mois, le plus âgé 55 ans. Être accueilli aux Roches blanches, c’est rencontrer la gentillesse de João*, le sourire de Marion et de ses enfants, la gravité de Mud*. C’est aussi débattre avec Lucien*, Fanfan* et les autres.

Dans ce hameau, il y a une forge, une voilerie, un atelier de menuiserie, de couture, une salle de musique, de sport, ou encore une friperie et une chèvrerie. Le fromage qui y est fait est vendu au marché. Une échelle de meunier y a été construite pour l’église du quartier de Ploaré. Des artistes viennent en résidence. Ici, l’on répare les vélos, les bateaux ou les toitures, mais aussi les humains.

quatre personnes discutent autour d'une table
Préparation du déjeuner en commun et discussion entre membres de la communauté dans la cuisine du « bâtiment bois ». Pierre, au fond, João (prénom d’emprunt), de face, Lucien et Fanfan (prénoms d’emprunt), au premier plan de dos.
© Maylis Rolland

« On fait une forme de travail social, avec un maximum d’humanité », raconte João, la quarantaine, charpentier de marine. Nuit et jour, on peut trouver dans le salon commun une oreille attentive pour parler de ses angoisses et de ses projets. Pour certains, les Roches blanches est le lieu où ils sont sortis de la détresse, un lieu où ils se sont reconstruits et ont remis le pied à l’étrier.

« Il est arrivé que les gendarmes nous amènent des jeunes à la rue », explique João. D’autres ont pu être orientés par la mission locale ou le centre communal d’action sociale (CCAS). Lucien, un artiste-auteur, poursuit : « Ce lieu a vu passer des milliers de personnes, il en a sauvé ou aidé des centaines. Des personnes qui n’étaient pas capables de vivre seules. » Il s’inquiète : « Si on nous expulse, les dégâts humains seront dramatiques. »

L’idée d’être relogés dans des logements sociaux – lesquels font déjà l’objet de longues listes d’attente – n’a pas de sens pour eux. Ils y perdraient l’entraide, la solidarité, l’humanité qu’ils ont construites aux Roches. Le département, de son côté, prévient : « Le cas échéant, les demandes de relogement des occupants seront étudiées dans le respect des priorités fixées par la loi qui s’appliquent à tous les Finistériens, sans favoritisme. »

Deux personnes veillent sur un bébé
Karole (prénom d’emprunt) et S. veillent sur Lénaïg, 6 mois, fille de Marion, vivant dans un véhicule aménagé à proximité sur le terrain. Ils se surnomment « le peuple du parking » car ils vivent tous en véhicule aménagé, contrairement aux habitants logés dans des chambres à l’intérieur des bâtiments.
© Maylis Rolland

Un espace des possibles

Les Roches blanches ne sont pas qu’un refuge : c’est aussi un terrain d’expérimentations, « un lieu magique où l’on apprend », « un espace des possibles » revendiquent ses habitants et habitantes. Les différents ateliers sont ouverts : qui veut apprendre à forger, raboter, biner, est le bienvenu. Après avoir acquis des bases ici, certains ont intégré des formations, comme celle des Ateliers de l’enfer, à Douarnenez : en voilerie, charpente, sellerie marine…

Pierre revient sur son parcours : « J’étais charpentier, j’ai eu un grave accident en début de carrière. Je ne peux pas tenir le rythme du BTP. Ici, je peux travailler à mon rythme. » Il vit et travaille là depuis 11 ans. Il a participé à la mise en place de l’atelier de menuiserie, en 2017.

Un homme debout dans un atelier pour faire de la mensuiserie et de la charpente
Pierre, dans l’atelier du « bâtiment bois », au-dessus de la salle commune. Il fait partie des membres de la communauté qui utilisent l’atelier pour faire de la menuiserie et de la charpente dans le cadre de son activité professionnelle. L’atelier est partagé et accessible à toute personne, y compris extérieure, qui formule son besoin.
© Maylis Rolland

João décrit leur mode de vie : « Ici, nous vivons sobrement, modestement. Fruits et légumes viennent du potager ou de circuits courts. Il y a peu de machines électriques, peu de trajets en voiture, peu de consommation d’eau et d’électricité. » Lucien parle d’empowerment : « On recycle, on bricole, on se réapproprie les savoirs, les techniques. »

Paloma* n’habite plus aux Roches blanches, mais y revient régulièrement. Elle est arrivée ici parce qu’elle cherchait à se loger, alors qu’elle faisait des ménages dans des structures touristiques. Elle résume l’expérience : « C’est un endroit où l’on grandit de manière accélérée. Je n’ai jamais vécu avec autant de gens différents. Cela enlève les a priori, cela apprend à cohabiter autrement que dans un cadre conventionnel. Ici j’ai fait des choses que je n’aurais jamais faites ailleurs, j’ai appris à utiliser des outils, à être autonome… » Depuis, elle s’est lancée dans la fabrication artisanale de petits objets pour les enfants.

Xavier, un voisin, paysan à la retraite, vient discuter. Il lâche : « Raser ça, ça serait de la connerie ! Pourquoi faire partir des gens qui vivent ici dans des bâtiments solides ? » Il ajoute : « Je n’ai jamais eu aucun problème avec eux ! »

trois bâtiments des Roches Blanches
Vue sur les bâtiments (dont le « bâtiment bois » en arrière-plan). La toiture du bâtiment au premier plan est en cours de réfection. Du matériel est stocké à de nombreux endroits pour divers travaux.
© Maylis Rolland

Rayer de la carte « des gens qui vivent différemment »

Le département déclarait, dans un communiqué daté du 30 septembre, vouloir « rendre le lieu aux Finistériens ». João réagit : « Comme si nous n’en étions pas ! » Dans le même communiqué, l’institution précise vouloir se porter acquéreur « afin de mener sur ce site remarquable une opération exemplaire de renaturation et d’ouverture au public, au titre des espaces naturels sensibles ».

Le public circule déjà sans difficulté sur le sentier littoral, le GR 34, en contrebas du site. Des randonneurs y posent même parfois leur tente ou demandent un peu d’eau. Dans une réponse écrite à Basta!, le département indique : « une aire de stationnement en secteur non sensible sur le plan écologique ou paysager est souhaitable en entrée de site », à l’image de l’aménagement réalisé à la pointe du Van. L’objectif est de faire du site « une nouvelle porte d’entrée pour la découverte de la côte nord du cap Sizun ».

de nombreux arbres parcourent les Roches Blanches
Vue depuis la terrasse du « bâtiment commun » sur le terrain des Roches blanches, le parking et un autre bâtiment à droite.
© Maylis Rolland

Pour Ollivier Delbot, élu de l’opposition d’une liste citoyenne à la commune et communauté de communes, le sujet est « un chiffon rouge électoraliste ». Juste avant les municipales « cela arrive de manière opportune pour la droite ». Le sujet « permet de cliver et de rassurer son électorat. On montre que l’on fait régner l’ordre, en chassant des gens qui vivent différemment mais paisiblement ».

Pour l’élu, si l’idée de projet immobilier a été abandonnée, c’est « parce que pour un promoteur, quand il y a des habitants sur place, c’est beaucoup trop compliqué ». La colonie voisine, anciennement propriété de la ville du Mans, a quant à elle été achetée par des investisseurs qui construisent des logements haut de gamme. Le ville n’a pas sollicité de servitude de passage pour assurer ici une continuité du GR34 côté mer, où la vue restera à l’usage des riches propriétaires.

L’écologie et la renaturation est « un prétexte fallacieux », poursuit Ollivier Delbot. « On va amener des bulldozers sur un site en équilibre. Douarnenez a toujours été une ville riche d’une grande diversité de population. Casser cela, c’est casser l’âme du territoire. Mettre 50 personnes à la rue n’aidera pas la population à retrouver du vivre ensemble ». Aucun membre de la majorité départementale n’est venu à la rencontre des habitants et habitantes.

Pauline Dogué, l’unique élue écologiste au département, est la seule à avoir voté contre le projet, le 3 novembre. Pour elle l’argument écologique relève du greenwashing. L’enjeu est bien celui d’« une présence qui gêne ». Elle ajoute : « Il faudrait plutôt réfléchir à un moyen de régulariser autour des différents projets : de pastoralisme, d’artisanat… »

Un homme s'occupe d'un troupeau de chèvres
Azawad (prénom d’emprunt) s’occupe des chèvres qui pâturent à proximité des bâtiments. Leur fromage est vendu au marché par la communauté. Son visage a été flouté sur la photographie pour respecter les demandes des habitants.
© Maylis Rolland

Hors norme

Ce qui se joue aux Roches blanches dépasse la question du squat. Le phénomène de touristification et de gentrification à Douarnenez – comme sur l’ensemble du littoral breton – est dénoncé depuis 2018 par le collectif Droit à la ville Douarnenez. Jusqu’à 500 personnes avaient manifesté, en 2022 et 2023, pour protester contre le mal-logement.

Deux personnes assises sur les rochers
Mud et Lucien (prénoms d’emprunt), habitants des Roches blanches, assis autour d’un rocher creusé surnommé « la coquille » par les habitants, devant les falaises et la mer.
© Maylis Rolland

Aux Roches blanches, il y a la poésie de l’océan, des velux et des tuyaux de poêle mal alignés, des dessins sur les murs et des vieux canapés. « De voir tout cela, ça fait du bien, alors que l’on vit dans un monde de plus en plus normé », sourit João. Lucien souffle : « C’est ce lieu de respiration, hors norme, et ses habitants que l’on veut rayer de la carte. »

Boîte noire

Les prénoms suivis d’un astérisque sont des prénoms d’emprunt.

Ce n’est pas une évidence pour les occupants d’un squat comme les Roches blanches de recevoir des journalistes. Très sollicités depuis plusieurs semaines, les habitants des lieux sont sur le qui-vive, fragiles et fragilisés. Basta! est le premier média a y être véritablement accueilli, pour un reportage complet. Les bâtiments et les cœurs nous ont été grands ouverts pendant une journée, malgré le stress, la méfiance et le besoin légitime de se protéger. Un grand merci à João, notre bienveillant guide, ainsi qu’à toutes et tous, pour la confiance qui nous a été accordée.