Basta! : Épandus massivement depuis 2013 en France, les pesticides SDHI « inquiètent au plus haut point », dites-vous, car ils s’attaquent à la fonction respiratoire de tous les êtres vivants. Pouvez-vous nous décrire ces pesticides ?
Fabrice Nicolino [1] : Les SDHI sont des fongicides : ils s’attaquent aux champignons et moisissures. Arrivés en France surtout après 2013, ces pesticides sont épandus sur environ 80% des surfaces de blé et d’orge, mais aussi sur les tomates, les semences, les pommes de terre, la vigne, les arbres fruitiers. On en trouve également sur les terrains de foot et sur les terrains de golf.
Comment opèrent-ils ? Ils s’attaquent à la fonction respiratoire des cellules des champignons – la « SDH », ou succinate déshydrogénase. Vendus comme des produits « à cible » – ne s’attaquant qu’aux champignons –, les SDHI ne font en fait aucune différence entre les êtres vivants : ils s’attaquent à la fonction respiratoire des champignons, mais aussi à celle des vers de terre, des abeilles et des êtres humains. Or, les défauts et déficiences de la SDH peuvent entraîner de nombreuses maladies souvent épouvantables. Il y en a des dizaines, certaines extrêmement rares, d’autres très fréquentes, parmi lesquelles Alzheimer et Parkinson, des diabètes, des myopathies, des convulsions généralisées, etc. Un mauvais fonctionnement de la SDH peut aussi entraîner des cancers. Toutes ces maladies ne sont pas forcément dues à une déficience de la SDH, mais elles peuvent l’être.
C’est un scientifique, Pierre Rustin, directeur de recherche émérite au CNRS, qui lance l’alerte à l’automne 2017. Il vient de découvrir l’existence des SDHI et, très inquiet, contacte l’Anses, l’agence de sécurité sanitaire en charge de ces questions [2]. La suite ne correspond pas tout à fait à ce qu’il attendait….
C’est le moins que l’on puisse dire ! Pierre Rustin, grand spécialiste des maladies mitochondriales – c’est-à-dire provoquées par une anomalie de la SDH –, découvre l’existence des SDHI par hasard. Nous sommes en octobre 2017 et Pierre Rustin ne sait rien des pesticides. Il ne s’y est jamais intéressé. Il est occupé à réaliser une bibliographie, à compiler des documents portant sur son domaine de recherche, quand il tombe sur les SDHI. Or, Pierre Rustin sait que la SDH est présente dans la (presque) totalité des êtres vivants. Il comprend immédiatement que le danger est immense.
Il est stupéfait et indigné. Indigné parce qu’il travaille sur les maladies mitochondriales depuis 40 ans – 40 ans à essayer de sauver des vies – et qu’il réalise soudain que des produits susceptibles de provoquer ces maladies ont été mis en vente, puis épandus, sans que personne n’en sache rien. Dans la foulée, il téléphone à l’Anses, imaginant alors que « quelque chose » va commencer. Il pense qu’une agence de sécurité sanitaire est là pour aider la société. Comment le lui reprocher ?
Mais l’Anses ne dit rien. Pendant des mois, l’agence reste silencieuse. Cela amplifie l’indignation de Pierre Rustin qui décide, avec neuf autres scientifiques, de lancer une seconde alerte via la publication d’une tribune dans Libération.
L’Anses se retrouve alors obligée de sortir de son silence... Elle convoque Pierre Rustin et ses neuf collègues le 14 juin 2018. Huit mois après la première alerte. Comment se passe cette rencontre ?
Malheureusement, assez mal. Plusieurs des scientifiques qui ont assisté à cette rencontre en parlent encore aujourd’hui comme la pire journée de leur vie professionnelle, tant ils se sont sentis méprisés et peu pris au sérieux. Précisons qu’il ne s’agit pas, pourtant, d’un groupe de rebelles qui bricolent dans leur coin. Les neuf signataires sont de vrais scientifiques et médecins, reconnus comme tels par leur communauté. De plus, depuis leur découverte des SDHI, en octobre 2017, Pierre Rustin et son équipe ont travaillé ! Ils ont mené diverses expériences in vitro. Avec Paule Bénit, ils ont découvert que les SDHI inhibent la fonction respiratoire de nombreux êtres vivants : vers de terre, mais aussi des abeilles et humains.
Ils ont également documenté que les humains ne sont pas égaux face aux attaques de ces pesticides. Par exemple : les personnes qui ont la maladie d’Alzheimer sont plus atteints que les autres. Ils ont donc un corpus scientifique solide, qui affirme clairement que les SDHI représentent un danger majeur. En toute logique, ils devraient être reçus comme des héros. Ce qui n’a pas été le cas. « J’ai senti qu’on était dans la position de ceux qui font du bruit et qui embêtent », dira l’une des scientifiques présentes.
Suite à cette rencontre, l’Anses décide de missionner un « groupe d’expertise collective d’urgence » (GECU) pour évaluer la dangerosité des SDHI. Dans votre ouvrage, vous mettez en doute la compétence des membres de ce groupe. Pourquoi ?
Le président est pharmacien dans la marine nationale. Il est sans doute très compétent dans son domaine. Mais ce dont on parle avec les SDHI est très spécifique, et exige un savoir scientifique très pointu. Il y a aussi un médecin du travail de Lille et une universitaire de Rouen, dont on ne peut pas dire qu’elles connaissent le sujet non plus. Et enfin Marie-France Corio-Costet, qui n’aurait jamais dû être sollicitée, et n’aurait jamais dû accepter de faire partie de ce groupe puisqu’elle est en plein conflit d’intérêt. Elle a, par le passé, eu plusieurs contrats avec des multinationales qui commercialisent des SDHI et participe depuis longtemps à des conférences et colloques sur le sujet, généralement payés par les industriels !
En plus de nommer ces personnes à mon sens incompétentes sur ce sujet, on refuse que Pierre Rustin, qui propose ses services, participe à ce groupe, alors qu’il aurait été tellement logique qu’il en fasse partie ! Six mois plus tard, sans surprise, le Gecu rend un avis qui dit, grosso modo, qu’il n’y a pas de problème. Et pour l’Anses, ce rapport clôt l’affaire des SDHI.
Vous dites que cette affaire des SDHI est révélatrice de tout un système réglementaire qui permet aux pesticides de prospérer. Pourquoi ?
Les tests pratiqués par les industriels pour obtenir leurs autorisations de mise sur le marché (AMM) ne permettent pas de repérer une éventuelle action délétère des SDHI, parce qu’ils ne tiennent pas compte des bouleversements scientifiques des quinze dernières années. L’Anses fait semblant de croire à ce que pensait Paracelse, médecin brillant du 16e siècle, qui théorisa le concept de « la dose fait le poison ». En d’autres termes : plus on est exposé à un produit, plus c’est dangereux. C’est une vision mécaniste. Mais la chimie de synthèse nous fait entrer dans un autre monde. On sait que, avec les pesticides notamment, ça ne marche pas comme ça. Il y a très souvent des effets non-linéaires.
Avec certaines molécules, moins on est exposé, plus on est empoisonné. Le moment de l’exposition devient crucial : les fœtus, par exemple, sont particulièrement vulnérable. Et il n’y a pas d’« effets de seuil », c’est à dire pas de dose minimum en deçà de laquelle le produit serait inoffensif. Dès qu’il y a contact, il y a danger. La science réelle a fait exploser le cadre sur lequel repose la réglementation qui encadre la mise sur le marché des pesticides. Mais peu importe. On continue à utilise des tests dont on sait de manière certaine qu’ils ne sont d’aucune fiabilité pour nombre de produits chimiques.
Les tests de cancérogénicité reposent encore sur ce que l’on appelle la génotoxicité. On recherche les marqueurs classiques de la détérioration des gènes, par exemple la coupure de l’un d’eux et plus généralement une modification de sa structure. Or, l’énorme souci posé par cette méthode est que l’ADN peut fort bien être intact, tandis que certains gènes sont « éteints » à la suite de modifications épigénétiques (Ndlr : L’épigénétique s’intéresse à ce qui peut influer et moduler l’expression des gènes, par exemple leur environnement : présence de produits chimiques, température, alimentation… [3]).
Lors de la réunion du 14 juin 2018, qui s’est tenue à l’Anses, Pierre Rustin a souligné que les tests pratiqués sur les SDHI ne peuvent pas détecter les modifications épigénétiques porteuses du pire. Et l’un des membres présents, côté Anses, a osé dire : « Si vous nous fournissez un test épigénétique simple et bon marché, nous sommes preneurs »... Sachant pertinemment que cela n’existe pas. C’est honteux ! Soit les tests sont nécessaires et on les fait. Soit ils ne servent à rien, et on passe à autre chose. Mais on ne peut en aucun cas se priver d’un instrument de savoir susceptible d’éviter morts et maladies, au motif qu’il serait trop compliqué et trop coûteux !
Pour vous, ce positionnement de l’Anses s’explique par « une grande proximité avec l’industrie », qui continue à autoriser des produits très dangereux. Pouvez-vous préciser ?
Je crois pouvoir dire, après mon enquête sur les SDHI, que l’Anses est incapable de nous protéger. Précisons que l’Anses est issue de la fusion de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) et de l’Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail (Afsset), dont les histoires sont gangrenées par des des conflits d’intérêts majeurs [4]. Mais je ne crois pas qu’il y ait corruption, ni de près ni de loin, des experts de l’Anses. Et je ne crois pas non plus qu’il y ait le moindre complot : ce n’est pas par vilenie qu’ils soutiennent des produits très dangereux. Ce sont fondamentalement des bureaucrates, qui s’abritent derrière une réglementation mise en place pour que les pesticides puissent être massivement utilisés.
C’est un système extrêmement solide, avec une structuration du déni qui dure depuis l’après-guerre. On sait que des liens étroits sont noués dès les années 1950 entre le ministère de l’Agriculture, l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), la FNSEA et les vendeurs de pesticides. Il y a une grande proximité entre les responsables de ces divers organismes. Les personnes qui y travaillent se croisent à longueur de temps dans leurs quotidiens, par exemple dans des colloques généralement payés par l’industrie. Si l’on en revient aux SDHI : l’Anses, l’Inra et l’institut du végétal Arvalis (financé par des professionnels notamment du secteur agricole, ndlr) ont rédigé des notes communes sur les résistances aux SDHI. Autrement dit : l’Anses s’est accordée avec des représentants de l’industrie pour donner son aval à ces produits. Comment peut-on imaginer que, ensuite, ils disent « non, en fait, il ne faut pas les utiliser » ? On voudrait que l’Anses se déjuge. C’est impossible.
L’organisme qui délivre les autorisations de mise sur le marché (AMM) ne peut pas être celui qui interdit les pesticides. Il faut absolument séparer ces deux fonctions. Autre exemple, qui montre le rôle trouble de l’Anses : en novembre 2017, l’association Générations futures a déposé un recours devant le tribunal administratif pour demander l’annulation des AMM des insecticides néonicotinoïdes Closer et Transform, contenant du sulfoxaflor. Face à eux, lors de l’audience, il y avait les représentants de l’industrie chimique mais aussi trois personnes de l’Anses, venues défendre le fait qu’il ne fallait pas retirer les AMM. On se retrouve avec une agence publique qui vient défendre des intérêts privés devant un tribunal.
Que faut-il faire face à cette situation, selon vous ?
Mon point de vue est qu’il faut dissoudre l’Anses. Elle a fait preuve de si graves errements qu’ils ne peuvent être que structurels. Cela ne signifiera le chômage pour personne. La fonction sociale de l’agence est éminente et ne saurait disparaître. Je suis même convaincu qu’il y a du travail pour bien plus de monde que les personnes aujourd’hui en poste.
Concernant les SDHI, il faut bien évidemment les interdire. Le 22 janvier dernier, 450 scientifiques ont signé une tribune dans le quotidien Le Monde pour demander l’interdiction de ces pesticides. Par ailleurs, un groupe réunissant scientifiques, associations et députés a déposé un recours devant le tribunal administratif pour demander le retrait des autorisations de mise sur le marché des SDHI. Nous avons donc décidé de ne pas nous laisser faire.
Plus globalement, sur la question des pesticides, les choses changent. Elles doivent changer. Le combat des paysans malades des pesticides qui demandent justice – comme Paul François, le mouvement des Coquelicots, les arrêtés des maires contre les pesticides à proximité des habitations… : tout cela a fait surgir la question des pesticides comme étant très importante. On peut désormais protester haut et fort tous ensemble. Malheureusement, en face, nous avons un gouvernement qui, comme tous les précédents qu’ils soient de gauche ou de droite, laisse une liberté totale à la FNSEA et à l’agrochimie.
C’est une situation incroyable : 90% des Français veulent sortir des pesticides. Et en face, à cause de la cogestion du ministère de l’Agriculture avec la FNSEA et l’agrochimie, rien. C’est un déni de démocratie violent et insultant. Car ces gens défendent des intérêts particuliers. Mais sans révolte sociale, ce système perdurera. Il faut que se lève une contestation radicale.
Propos recueillis par Nolwenn Weiler
Fabrice Nicolino, Le crime est presque parfait, Éditions Les liens qui libèrent, 2019, 20 euros.
– Photo : Wikimedia Commons
Lire notre dossier sur l’impact des pesticides :
– L’histoire de Catherine et Enya, empoisonnées aux pesticides dans l’indifférence de l’État
– Le combat d’un collectif contre les pesticides, et pour transformer les campagnes