Entre le mouvement de grève pour les retraites et l’arrivée du Covid-19, le bouleversement en cours du système ferroviaire français a presque été oublié. Le réseau des trains express régionaux (TER) est officiellement ouvert à la concurrence depuis le 3 décembre 2019. Cette ouverture à la concurrence concernera les lignes TGV en décembre prochain ainsi que plusieurs lignes intercités (un appel d’offre est en préparation pour les lignes Nantes-Bordeaux et Nantes-Lyon). Ce calendrier est inscrit dans la loi « pour un nouveau pacte ferroviaire », adoptée en 2018. Cette loi entérine aussi la fin du statut de cheminot et la transformation de la SNCF, d’un établissement public en une société anonyme. L’ouverture du rail à la concurrence est nouvelle une étape vers la privatisation, voire le démantèlement, de la SNCF.
La fin du service public ferroviaire est-elle inéluctable ? « Soit on laisse faire l’ouverture à la concurrence, et nous aurons des entreprises qui vont se focaliser sur des lignes rentables, et le reste sera laissé aux régions qui sont limitées dans leurs compétences et leur moyens. Soit on développe un modèle alternatif pour montrer qu’on peut proposer autre chose que le modèle ultra-libéral appliqué au ferroviaire », estime Nicolas Debaisieux, directeur général d’une toute jeune coopérative ferroviaire, Railcoop, créée en novembre 2019.
Plusieurs régions françaises gérées par des majorités de droite ont déjà annoncé qu’elles lanceraient des appels d’offres pour leurs TER (Hauts-de-France, Grand-Est, Pays-de-la-Loire, Paca). En Paca, le conseil régional, où ne siègent presque que des élus LR et RN (ex-FN), a voté pour une « procédure de délégation de service public » mi-décembre, en plein mouvement de grève des cheminots. Elle veut livrer au privé la ligne Marseille-Toulon-Nice dès 2022, ainsi que plusieurs lignes locales, entre Nice, Grasse et Cannes notamment [1].
Face à une SNCF qui veut réduire l’emploi, des négociations compliquées
D’autres régions, dirigées par des majorités de gauche, comme la Bretagne et l’Occitanie, ont choisi une autre voie : ne pas déléguer leurs TER à des opérateurs privés. Elles le peuvent jusqu’en 2023, et plus tard encore si leur convention actuelle avec la SNCF dépasse cette date. La région Occitanie a ainsi signé, en 2018, une nouvelle convention avec la SNCF qui court jusqu’en 2025. « C’était une négociation compliquée. Elle nous a pris presque 18 mois, il a fallu tenir ferme. Car la SNCF d’aujourd’hui n’est pas la même que celle avec laquelle mes prédécesseurs avaient traité », raconte Jean-Luc Gibelin (PCF), vice-président de la région, chargé des Transports.
L’élu régional s’est retrouvé à négocier au moment même où la SNCF se préparait à devenir une société anonyme. « Quand j’ai commencé les discussions, je me suis trouvé face à un interlocuteur SNCF qui avait un plan de réduction de l’emploi, un objectif de moins de présence humaine dans les trains et moins de présence humaine dans les gares. » La région Occitanie est finalement parvenue à un compromis qu’elle juge acceptable. La SNCF voulait une convention qui ne durerait que deux ans, ce qui aurait conduit à une ouverture à la concurrence plus rapide. La région a obtenu que la convention dure huit ans. « Et nous avons imposé qu’il y ait le même nombre d’emplois entre le début et la fin de la convention », ajoute l’élu communiste.
« En face, nous avons un opérateur qui n’est plus dans une logique de service public »
Plusieurs lignes fermées seront rouvertes aux voyageurs – Rodez-Sévérac, Limoux-Quillan, Montréjeau-Luchon, Alès-Bessèges ainsi que les lignes de Nîmes et Pont-Saint-Esprit aujourd’hui réservées au fret. La région s’est engagée à verser 300 millions par an à la SNCF, et à investir 5 milliards d’euros, notamment pour l’achat de nouvelles rames. L’élu régional défend ces dépenses : « Nous avons fait le choix du ferroviaire, la question centrale, ce n’est pas l’argent, même si nous négocions évidemment toutes les factures. Le problème, c’est qu’en face, nous avons un opérateur qui n’est plus dans une logique de service public. »
La région n’a pas réussi à faire plier la SNCF sur un point : que l’opérateur abandonne l’expérimentation du dispositif « agent seul », quand le conducteur est le seul personnel de la SNCF à bord. Ce modèle « à bas-coût » avait conduit au droit de retrait de conducteurs à travers toute la France à l’automne 2019, suite à une collision avec un véhicule coincé sur un passage à niveau à Saint-Pierre-sur-Vence (Ardennes). Le conducteur du TER, lui-même blessé, s’était retrouvé seul responsable à bord pour mettre en sécurité les passagers.
« Dans le pire des cas, on ne s’interdira pas de créer une compagnie régionale »
« "Vous voulez des lignes, vous les financez", c’est désormais le message de la SNCF aux régions », résume Yannick Tizon, secrétaire régional de la CGT cheminots en Bretagne. La région a signé en début d’année sa nouvelle convention avec la SNCF, en vigueur jusqu’en 2029. Les élus ont refusé l’ouverture du transport ferroviaire régional à la concurrence « parce que nous voulons une offre de qualité pour toute la Bretagne », dit à Basta! Gérard Lahellec (PCF), le vice-président responsable des transports. « Nous ne voyons pas comment on pourrait "détacher un lot" du réseau ferroviaire de Bretagne pour le soumettre à la concurrence sans risquer de détériorer la desserte du secteur concerné. »
Le TGV qui relie Paris à Brest et Quimper n’est en revanche pas du ressort de la région. Or, les lignes TGV seront ouvertes à la concurrence à partir de 2021. « Pour le TGV, le segment qui intéressera la concurrence, c’est Paris-Rennes. Quelle compagnie de train privée irait jusqu’à Brest et Quimper ? », interroge l’élu breton. « Une chose est claire : rien ne nous fera renoncer à ce que le meilleur du ferroviaire aille jusqu’à Brest et Quimper. Dans le pire des cas, on ne s’interdira pas le droit de créer une compagnie ferroviaire régionale. »
Une compagnie régionale pour maintenir localement le service public du train, à l’image des régies municipales de l’eau ou de l’énergie, ne risque-t-elle pas de favoriser, malgré elle, le démantèlement d’un service public ferroviaire national ? « Envisager une compagnie régionale, c’est la position d’un élu qui veut un service public de qualité. Mais une régie régionale poserait la question du statut des agents, et aussi d’organisation, sachant qu’on est sur un réseau partagé avec le TGV. Ce serait une petite guerre entre deux entreprises ferroviaires, alerte Yannick Tizon, de la CGT cheminots. À la CGT, nous défendons un système ferroviaire intégré. »
Des compagnies sont aussi en train de se placer pour exploiter des lignes interrégionales entre grandes villes, sous forme de « notification de service ferroviaire librement organisé ». Ce service ferroviaire « libre » sera possible dans quelques mois, à partir de décembre 2020. Il ne s’agit pas ici d’une délégation de service public, il n’y a pas d’appel d’offre. Les entreprises se placent librement sur des lignes de leur choix, en demandent l’autorisation d’exploitation à l’autorité de régulation des transports, et paieront des redevances à la SNCF réseau – qui gère les voies – quand elles feront rouler leur train.
Une coopérative veut faire renaître la ligne Lyon-Bordeaux
Les compagnies qui se préparent à concurrencer la SNCF sous cette forme peuvent être à but tout à fait lucratif, comme Thello, filiale de la compagnie italienne Trenitalia, qui fait déjà rouler un Paris-Venise. Ou d’intérêt collectif, comme Railcoop, une coopérative qui prévoit de lancer, à partir de 2022, des trains de type intercités entre Bordeaux et Lyon, desservant notamment Périgueux, Limoges, ou Montluçon. Cette ligne a été abandonnée par la SNCF il y a huit ans. La coopérative compte commander des rames neuves à Alstom, pour environ 60 millions d’euros d’investissement. « Notre projet est de mettre en place un opérateur ferroviaire dont la mission principale ne sera pas de gagner de l’argent. On nous dit qu’on pourrait se porter candidats sur les délégations de services publics de TER, mais nous estimons que notre mission n’est pas de prendre des parts de marché à la SNCF », explique Nicolas Debaisieux, le directeur générale de la coopérative. Railcoop, « pionnier du ferroviaire citoyen français » compte pour l’instant quelque 300 sociétaires [2].
Leur équipe est composée d’ingénieurs, de personnes qui viennent de coopératives citoyennes d’énergies renouvelables, et de cheminots, retraités ou travaillant pour des entreprises privées de fret. Le projet est de relier des villes sans devoir passer par Paris et de relancer des petites lignes dans des zones délaissées. « Le système ferroviaire actuel est centré sur Paris, les liaisons de province à province sont considérées comme un mal nécessaire. Et la SNCF s’est surtout positionnée sur la grande vitesse. Notre plan pour le Lyon-Bordeaux est de faire rouler trois trains par jour, sans grande vitesse. C’est presque de l’artisanat ! Nous avons mené des études de marché, la ligne a du potentiel, mais c’est sûr que ce n’est pas une ligne qui intéressera les fonds de pension ! », poursuit le fondateur de Railcoop.
« Travailler avec les communes » pour relancer des petites lignes
La coopérative envisage ensuite, avec les bénéfices issus de ses liaisons intercités, de créer des lignes locales, où le modèle économique est plus incertain. Elle est ainsi en discussion avec le Syndicat ferroviaire du Livradois-Forez, en Auvergne, géré par des communautés de communes, qui exploite des trains touristiques dans le parc naturel régional du même nom et est propriétaire de ses infrastructures. « On lance une réflexion avec eux pour voir ce qu’on peut expérimenter sur ces territoires pour faire revenir les gens vers le train. Nous avons monté la société coopérative pour pouvoir aussi travailler avec des communes. »
Railcoop prévoit également de transporter du fret, secteur totalement délaissé par l’État et la SNCF (moins de 10 % des marchandises circulant en France le font via le train). Une première ligne ouvrira entre Figeac et Toulouse (sur 130 km), à partir de l’été 2021. Le fret étant déjà totalement ouvert à la concurrence, il suffit d’un certificat de sécurité et d’une licence pour faire rouler des trains. Une coopérative qui ambitionne de défendre le ferroviaire d’intérêt général tout en profitant de la brèche de l’ouverture à la concurrence, n’est-ce pas contradictoire ? « Nous n’aurions aucune raison d’exister si tout ce que nous sommes en train de faire, la SNCF le faisait. Sauf qu’aujourd’hui, nous constatons que la SNCF ne le fait pas, répond Nicolas Debaisieux.
Rachel Knaebel
Photo : Gare de Caudry, entre Hirson et Cambrai / CC Jannick Jérémy
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