« Choc des savoirs » pour « renforcer l’exigence globale », République qui « contre-attaque », « attaquer le mal à la racine », « restaurer l’autorité », « lutter contre l’oisiveté »… Le vocabulaire employé par les gouvernants, en particulier le Premier ministre Gabriel Attal, à l’encontre de l’école et de la jeunesse est révélateur de la violence d’une politique néolibérale à tendance autoritaire, selon Philippe Blanchet, sociolinguiste et enseignant à l’université de Rennes II. Le RN de Jordan Bardella ne déroge pas à cette vision, son (très) succinct programme sur l’Éducation nationale visant notamment à un « big bang de l’autorité » avec « l’instauration d’un uniforme au primaire et au collège tout en sanctionnant les absences et les incivilités ». Là encore, concernant les élèves, on ne parle que d’autorité, de port de l’uniforme, de « sanctions planchers » et de « centres spécialisés pour les élèves perturbateurs »...
Basta! : Le « choc des savoirs » annoncé par Gabriel Attal est défini comme « une mobilisation générale » pour « élever le niveau de l’école ». L’axe 1 parle même de « bataille des savoirs ». Que nous racontent ces termes guerriers ?
Philippe Blanchet [1] : Ce qui me frappe d’emblée, c’est que cela inscrit l’école dans le champ sémantique de la guerre, de l’armée. Cela rejoint l’ensemble des discours d’Emmanuel Macron depuis le début de ses mandats, qui parle de « réarmement démographique » ou bien le fameux « nous sommes en guerre » lors de la pandémie. Déplacer ces questions dans le champ militaire permet de les placer dans une sorte de régime d’exception.
Cette attitude vise donc à essayer « d’échapper », ou à tenter de contourner, les règles démocratiques, qu’il s’agisse des règles instaurées sur le plan juridique ou des règles de consultation et du débat démocratique. Déplacer la prise de décision dans le champ du régime d’exception va de pair avec un déni de démocratie.
Il est toujours intéressant d’analyser les corrélations entre les usages de la langue et le contexte social. Franchement, la notion même de « choc des savoirs » est ce que les linguistes appellent un oxymore. Par définition, le savoir ne passe pas par un choc. Ça passe par un apprentissage patient, approfondi, progressif… L’idée de « choc des savoirs » est une absurdité !
Comment de tels propos peuvent-ils être perçus par celles et ceux qui les reçoivent ?
Il y a là, selon moi, une stratégie de communication évidente à destination du grand public. On vient en rajouter sur la prétendue implication : on n’est pas là « juste » pour prendre des mesures, mais bien pour mener un combat. Les outrances et les exagérations de vocabulaire sont des effets de communication pour les médias autant que pour l’opinion publique, et donc pour les personnes qu’il espère attirer dans son électorat.
Le reste du vocabulaire de la politique du « choc des savoirs » semble lui davantage relever du monde de la concurrence et de l’entreprise plutôt que de celui de l’école… « Renforcement », « performance », « effort d’élévation », « rehausser le niveau d’exigence et d’ambition », « situer les résultats »…
Ce lexique de l’école est très cohérent avec la pensée de nos politiques. Emmanuel Macron pense depuis le début qu’une société est comme une entreprise, rappelez-vous la « start-up nation »… Donc la meilleure façon de piloter une société serait d’avoir un PDG à sa tête avec un conseil d’administration restreint qui pourrait prendre librement des décisions autoritaires.
Ce qui explique le contournement des corps intermédiaires et de la notion de débat, qui sont des éléments, disons, gênants pour lui dans le processus de prise de décision. L’école comme le reste se doit d’être un modèle d’entreprise capitaliste. La cohérence idéologique est bien là, et elle est très inquiétante. Les élèves et leurs familles ne sont ni des clients ni des objets de commercialisation ou de marchandisation.
Le danger est de faire croire aux gens que tout cela sera plus efficace, alors que les décisions prises sont infondées, et seront même contre-productives, comme en témoigne la littérature scientifique au sujet des groupes de niveau par exemple. On peut donc dire que les élèves, les enfants, sont « passés à la moulinette » du projet idéologique, peu importe l’effet que cela produira sur eux.
Un champ lexical lié à l’école a quasiment disparu : fini l’épanouissement, le bien-être, la coopération, l’esprit critique ou l’autonomie. Ce choix remet en cause une certaine conception de l’école, non ?
C’est très clair, oui. Les politiques se sont toujours emparés de l’école, car c’est le levier par lequel on peut répandre, via les futurs citoyens et citoyennes, une idéologie. On peut clairement endoctriner par l’école – un aspect que j’ai par ailleurs beaucoup étudié en termes d’idéologies linguistiques et nationales.
Chaque nouvelle majorité essaye de s’emparer de l’école et de transformer les programmes pour pouvoir donner libre cours à son idéologie. Parfois c’est louable, quand cela ne consiste pas à juste inculquer quelque chose, mais bien à développer l’esprit critique d’un futur citoyen. Or, aujourd’hui, on est dans quelque chose de très autoritaire.
Il s’agit de prendre le pouvoir sur l’esprit des enfants pour imposer une certaine vision de la société. Ces gens sont persuadés d’avoir raison, et méprisent la recherche et les acteurs de terrain. D’ailleurs le vocabulaire utilisé démontre bien l’autoritarisme, ils ne s’en cachent pas.
L’emploi de ces termes par des ministres – « exigence », « élever le niveau », « performance »… – peut-il avoir une incidence sur les enfants et les adolescents ?
Bien sûr. D’autant que ces élèves sont perçus en grande partie comme responsables des problèmes de l’école et de la société. Il y a une grande défiance vis-à-vis des jeunes, notamment des adolescents. Donc il s’agit de prendre l’ascendant sur ces jeunes pour les contraindre, comme avec le SNU (Service national universel) par exemple.
Le régime autoritaire qui se profile touche évidemment l’école. L’avantage du vocabulaire militaire c’est qu’il vient légitimer cette autorité. En période de guerre ou au sein de l’armée, le régime démocratique habituel est suspendu. Il n’y a d’autre choix que d’obéir aux officiers supérieurs… Le vocabulaire de l’entreprise complète cela : l’entreprise est là pour gagner la guerre économique, on est clairement dans une logique de compétition.
Cette question de l’autorité est centrale dans le discours sur – voire contre – la jeunesse, prononcé par Gabriel Attal à Viry-Châtillon (Essonne) après le décès d’un adolescent de 15 ans tabassé par d’autres mineurs. Il en va de même pour le programme de l’extrême droite concernant les élèves. Il s’agirait de « restaurer l’autorité » dans une vision uniquement coercitive. Cela peut-il fonctionner ?
Pour que l’autorité fonctionne, il faut qu’elle soit perçue comme légitime et respectée pour ses fondements. Ce gouvernement est dans une version militaire de l’autorité, proche de l’autoritarisme. Ce n’est pas une autorité morale ou intellectuelle, mais de pouvoir. On impose, vous faites et vous vous taisez, sinon il y aura répression. On n’est pas ici dans la prévention des problèmes par l’éducation, mais dans l’idée de venir y répondre par la sanction et la répression.
Quand bien même toutes les études ont démontré que cela ne fonctionnait pas… Avec en plus des modalités très problématiques de l’ordre de la sanction collective ou d’une punition reportée sur les parents.
Avec la phrase « C’est la République qui contre-attaque », Gabriel Attal ne se pose-t-il pas en ennemi de la jeunesse ?
Il y a deux choses. Déjà, il y a une instrumentalisation du mot « République » pour en fait parler de l’État. Ce mot ronflant, qui fait écho à l’idée de démocratie, revient tout le temps pour tenter de masquer qu’on est soi-même dans une démarche de type autoritaire. En fin de compte, ce dont ils veulent parler, c’est d’une certaine conception de la société dirigée par l’État, puisque la société française est une société fortement étatiste avec un État central qui concentre une part énorme du pouvoir.
La deuxième chose, qu’ils ne veulent pas voir, c’est que ce qui se passe aujourd’hui est le résultat de 50 ans d’un modèle de société du « tous contre tous », qui est le principe fondamental du capitalisme. « Tant qu’il y aura du capitalisme, il y aura la guerre », disait Bertolt Brecht. L’idée est bien de réussir contre les autres qui échouent. Ces discours viennent ériger cette violence terrible comme modèle de société. Ensuite on vient s’étonner que des jeunes aient intégré ce fonctionnement violent là. Mais c’est notre modèle de société qui produit cela chez les jeunes !
La violence des discours, en plus de celle des décisions, influe-t-elle donc aussi sur les comportements ?
Tout invite à la violence. Quand on voit la violence des décisions politiques prises contre la majeure partie des gens qui composent la société, il ne faut pas s’étonner qu’en face il y ait un retour de violence. À un moment, la violence c’est tout ce qui reste ! Comme les gens n’ont pas la puissance pour exercer une violence symbolique, alors ils exercent une violence physique, la seule à leur portée.
Mais la violence symbolique, dont celle des discours, est aussi terrible que les autres violences. Les victimes du système social et des décisions politiques sont ceux qui sont stigmatisés pour leur réaction en tant que victimes. Quant à essayer de contenir les symptômes sans prendre en considération les causes, ça n’empêchera pas le bouillonnement qui provoquera, quoi qu’il arrive, des explosions.
Le discours du gouvernement vient donc continuer à légitimer la violence puisqu’il dit : « Regardez, la violence est la solution ! » Comme si l’équilibre social était une violence contre une violence. Il n’y a pas de discours d’apaisement, juste un discours de combat. Alors bien sûr que le plus fort va l’emporter. Et le plus fort c’est l’État, qui a la main sur la violence physique légale.
Gabriel Attal a tout de même glissé quelques mots qui se veulent pacifiques, comme « tout n’est pas affaire de répression », mais les mesures proposées sont en opposition avec ce propos…
Pour comprendre l’autoritarisme linguistique, j’utilise le concept d’hégémonie (au sens gramscien du terme). D’une part, il s’agit d’endoctriner la population pour que ceux qui sont victimes de cette domination la trouvent naturelle, l’acceptent et même y contribuent. Ce n’est alors plus perçu comme une domination explicite, mais comme un ordre social inévitable et souhaitable.
D’autre part, pour que l’hégémonie fonctionne, il faut laisser du jeu, laisser des marges. Dans le cas contraire, ce sera perçu comme un autoritarisme totalitaire et vous risquez de provoquer une réaction, car les gens ne supporteront plus. Laisser des marges de manœuvre est une stratégie qui permet de désamorcer la contestation tout en généralisant cette hégémonie.
Vous semblez dire que ce discours-alibi est très efficace…
Bien sûr qu’il est efficace ! La stratégie de l’hégémonie est très efficace pour exercer le pouvoir et s’y maintenir. C’est d’ailleurs bien plus efficace que la domination totalitaire. C’est un discours simpliste et intuitif, facile à entendre. Y compris quand il disqualifie les discours contradictoires. Donc oui, ça marche.
Ce qui fait que cela marche, c’est qu’il y a en plus une dérive de la société française vers la droite conservatrice. Ils ont su se laisser développer des discours encore plus outranciers que les leurs… Dans ce contexte, les discours d’Emmanuel Macron ou Gabriel Attal peuvent presque paraître « mesurés », alors qu’ils sont bien dans ce penchant autoritaire, très dangereux pour le lien social, l’avenir de la société et la démocratie.
Recueillis par Elsa Gambin
Photo : © Valentina Camu