Autour d’elle, les piles de documents forment un rempart infranchissable. Dossiers épais, ouvrages économiques, rapports scientifiques reliés débordent de son bureau, sur les tables et même au sommet du piano de son appartement parisien. Quand elle n’est pas derrière son ordinateur, Yamina Saheb circule nerveusement entre les amoncellements de son salon, discutant au téléphone, tour à tour, avec un parlementaire européen, un proche du gouvernement, la représentante d’une ONG ou d’un parti politique. Telle une lobbyiste aguerrie, on l’entend tantôt argumenter sur la menace climatique, tantôt lancer pétitions et alliances politiques. À deux différences près : elle n’est pas rémunérée et son engagement est celui d’une activiste du climat.
Elle a analysé le texte du Traité sur la charte de l’énergie (TCE) dans ses moindres détails : en permettant aux multinationales pétrolières et gazières d’attaquer les États devant des tribunaux d’arbitrage privés, ce texte pourrait empêcher le respect des objectifs climatiques et retarder la sortie des énergies fossiles des pays européens. Alors, depuis deux ans, cette docteure en ingénierie de l’énergie, experte du GIEC et membre du réseau OpenExp, a fait du TCE le combat de sa vie.
Dans le cercle restreint des connaisseurs de cet obscur accord international, qu’ils soient élus, militants écologistes, la lanceuse d’alerte est connue comme le loup blanc. Et pas seulement pour sa ténacité… Yamina Saheb a un profil atypique : alors que ce type d’accords commerciaux suscitent des mobilisations depuis longtemps (voir notre dossier), elle a fait ses armes « de l’autre côté ». Il y a deux ans, l’experte faisait partie du secrétariat du TCE, qui en gère les affaires courantes et défend ses intérêts à travers le monde.
Recrutée à l’automne 2018 comme cheffe de l’unité « efficacité énergétique », Yamina Saheb est notamment chargée de travailler sur la compatibilité d’une partie du Traité avec l’Accord de Paris sur le climat [1]. Un travail d’analyse classique pour une experte de l’énergie qui a déjà été employée dans plusieurs organisations internationales. Et pourtant rien dans sa carrière ne l’avait semble-t-il préparée pour « Le Secrétariat » (SCE).
La société discrète des experts du traité
Cette administration est basée à Bruxelles depuis presque 30 ans. Elle est composée d’un secrétaire général et d’une trentaine d’agents, qui reçoivent leurs ordres exclusivement de « la conférence », où siègent les représentants de la cinquantaine de pays signataires du TCE. En théorie, la conférence est le seul organe décisionnaire, il est aussi la main qui nourrit. Car le SCE est entièrement financé par les contributions des États membres du traité et par la Commission européenne. Environ quatre millions d’euros par an d’argent public servent à payer le fonctionnement de cette organisation censée assister la conférence « dans l’accomplissement de sa mission » [2].
Notre enquête montre toutefois que cette organisation est loin d’être un simple organe administratif. Ce sont ses agents qui, par exemple, ont travaillé sur les propositions d’amendements dans le cadre de la modernisation du traité. Eux qui négocient avec les futurs États qui pourraient ratifier la charte. Eux encore qui reçoivent les représentants des plus grandes multinationales de l’énergie. Une position de référence qui impose « objectivité », « impartialité », « loyauté » et autre absence de « conflits d’intérêts », comme le stipule le règlement du personnel du TCE [3]
Surtout, ces officiels, comme on les appelle, sont considérés comme les rares experts du sujet. Ils ont donc les oreilles des États membres pour tout ce qui touche au traité. Une place de conseillers d’autant plus facile à prendre que cet accord international, ancien et technique, est peu connu – y compris par les représentants des États censés suivre les affaires du TCE. Ce traité est pourtant l’accord international sur l’énergie le plus utilisé au monde par les investisseurs du secteur. « Au ministère des Affaires étrangères, on l’appelait "le truc" il y a quelques années, se souvient une ancienne employée qui nous a parlé sous le couvert d’anonymat. Ils se rappelaient qu’ils avaient signé seulement quand ils recevaient la facture de la contribution annuelle que la France devait payer. » Autour d’un demi-million d’euros par an tout de même.
Petites conférences entre amis
« "Le secret du succès est de savoir ce que personne d’autre ne sait". Cette citation d’Onassis [Aristote Onassis, armateur grec et milliardaire, ndlr] pourrait s’appliquer au secrétariat, ironise Christophe [4], ancien officiel, tenu au devoir de réserve, qui a travaillé plusieurs années au SCE. Et certains experts savent tirer avantage du peu d’intérêt pour ce traité – y compris chez les représentants des États, pour faire tranquillement fructifier leurs réseaux et leurs affaires personnelles. » Notamment dans le secteur des énergies fossiles. Après plusieurs semaines d’enquête sur l’impact climatique du TCE, Investigate Europe et Basta! ont pu remonter le fil des réseaux patiemment bâtis par certains officiels pendant leurs mandats au secrétariat. Une situation particulièrement gênante pour l’Union européenne qui tente d’amorcer la transition verte du TCE.
Il suffit pourtant d’une simple recherche sur internet pour découvrir que certains officiels se consacrent à d’autres activités que celles du traité. Marat Terterov, chef de l’unité « expansion », le service qui s’occupe de faire signer de nouveaux États membres, a, par exemple fondé le « Brussels Energy Club » (BREC, le Club bruxellois de l’énergie), une association à but non lucratif où se rencontrent magnats et experts du monde de l’énergie depuis 2012. Le BREC vise à « promouvoir une meilleure compréhension des enjeux énergétiques et à développer un réseau professionnel dans les pays producteurs d’énergie et dans les pays en développement en Eurasie, Afrique du Nord et au Moyen-Orient », peut-on lire sur son site. Les membres de ce « gentlemen club », comme ils se sont eux-mêmes baptisés, se rencontrent, d’après Marat Terterov, une fois tous les deux mois, et une fois à l’étranger (en ligne désormais, en raison de la pandémie). Ils échangent sur des questions en lien avec l’actualité énergétique : « Gazprom et le marché européen du Gaz », « Le gaz et les énergies renouvelables dans les marchés émergents », par exemple.
Voilà pour le public, mais seul le club restreint des membres du BREC – qui payent leur cotisation entre 500 et 5000 euros – semble avoir le droit d’obtenir « de véritables informations » ou « des informations de première main auprès de responsables énergétiques de haut niveau ». Sur le site du BREC, on peut lire que seuls les adhérents peuvent prétendre à des discussions sur « des sujets énergétiques sensibles avec des leaders dans un cadre exclusif » et devenir membre d’un réseau « d’experts internationaux sur l’énergie reliant Bruxelles aux régions productrices et de transit de l’énergie ». L’information est au cœur du petit club dont la devise est – encore – la phrase du milliardaire Onassis : « Le secret du succès est de savoir ce que personne d’autre ne sait ». Toutefois, si les membres ont le droit de tout partager « sans tabou », y compris sur les sujets « sensibles », ils sont soumis à la vieille règle de la « Chatham house » (formalisée il y a une centaine d’années par l’institut britannique des affaires internationales), selon laquelle ses membres ont droit d’utiliser toutes les informations obtenues, mais n’ont le droit ni d’en dévoiler la source, ni de dévoiler les noms des autres participants.
Conflits au sommet
En dépit du secret entourant ces débats, Investigate Europe est en mesure d’écrire que parmi les membres déclarés du Brussels Energy Club se trouvent le bureau européen du gazier d’État russe, Gazprom EU, et le groupement « Nordstream 2 » (du nom du projet gazier entre la Russie à l’Allemagne) [5]. En dehors des 5000 euros qu’ils payent pour leur adhésion annuelle, quel est le point commun entre ces multinationales de l’industrie fossile ? Elle sont toutes directement impliquées dans des affaires en cours devant un tribunal arbitral international, des affaires lancées sur la base du TEC.
Par exemple, Gazprom est en conflit avec l’Union européenne au sujet de la compagnie pétrolière Ioukos et du projet gazier Nordstream 2. Les autres membres déclarés au registre de la transparence de l’Union européenne pourraient également figurer parmi les investisseurs plaignants au titre du TEC : ENI, Edison, Tusiad, Naftna Industrija Srbje, Gas Unie.
Inutile de préciser que l’activité de Marat Terterov, au sein du « Brussels Energy Club », même sans but lucratif, entre en conflit d’intérêt avec sa position de chef d’unité au secrétariat du TEC. Un poste de premier plan où ces responsable disposent d’informations – confidentielles ou non – sur les États nouveaux entrants ou le processus de modernisation du traité. Des informations qu’il pourrait partager avec les membres VIP. En outre, cette proximité avec l’industrie fossile pourrait lui faire perdre « l’impartialité », « l’objectivité », nécessaire à son poste en pleine modernisation verte. Et si Marat Terterov a techniquement quitté ses fonctions de directeur, son épouse, Julia, employée dans une ONG suédoise, fait désormais partie des gérants du BREC.
Interrogé par nos soins, Marat Terterov a refusé de répondre précisément à nos questions. Après avoir menacé de nous « poursuivre avec toute la force de la loi et par toutes les autres méthodes pertinentes », il nous a adressé un courrier de 14 pages envoyé fin 2019 à une ancienne dirigeante du secrétariat, dans laquelle, parmi des dizaines d’autres informations sur la gestion interne du SCE, il reconnaît avoir fondé le BREC, « une plateforme non-professionnelle pour des débats sur l’énergie » mais n’avoir jamais « perçu un penny ».
Le secrétariat : une entreprise familiale
D’ailleurs, Marat Terterov n’est pas le seul à multiplier les casquettes. Le club qu’il a fondé a permis à ses fidèles de passer les portes du SCE. Selon un document que nous nous sommes procurés, deux autres employés du Brussels Energy Club, ont été embauchés par le secrétariat. Ils affichent publiquement sur leurs réseaux sociaux cette double appartenance. Le premier gérait en même temps le contenu du site du SCE et était consultant pour le BREC. Le second, si on l’en croit son profil Linkedin, était en même temps conseiller en relations avec les industriels de l’énergie du BREC et employé au bureau du secrétaire général entre 2013 et 2016. Interrogé par nos soins, le secrétaire général, Urban Rusnak, répond « qu’il a recruté des collègues avec des expériences dans des secteurs, des langues et aux "backgrounds" culturels différents. Ils forment tous le capital humain de cette organisation. Parce que la diversité est importante ».
Un autre fidèle du club bruxellois a également réussi à se frayer un chemin dans les tablettes du SCE : Mehmet Ogutcu, qui, selon les documents d’enregistrement de l’association, figure comme trésorier du BREC à sa fondation il y a neuf ans. L’année suivante, en avril 2013, cet expert turc de l’énergie au CV long comme le bras a été nommé par le secrétariat « envoyé spécial du traité pour la région MENA » (Moyen-Orient et Afrique du Nord). Un mandat qu’il occupera jusqu’en octobre 2019, d’après ses propres déclarations à Investigate Europe.
D’après nos investigations, Mehmet Ogutcu, ancien diplomate, expert des organisations internationales, n’a pas chômé pendant six ans. En plus de son mandat « honorifique », comme il le qualifie, pour lequel il est envoyé dans différents pays du monde, il multiplie des activité que d’aucuns pourraient considérer incompatibles avec sa position d’envoyé spécial du secrétariat (il n’est pas salarié du SCE). Il a créé notamment le « Bosphorus Energy club », le mois de sa nomination au Secrétariat. Il est également directeur non-exécutif d’une société d’exploration de pétrole dans le Kurdistan irakien.
Business entre amis
Il fait aussi fructifier ses relations au SCE. Son fils, Can, analyste à la banque Rothschild, est recruté au bureau du secrétaire général en 2013. Il y a travaillé jusqu’en 2019. Surtout, les comparses Ogutcu-Terterov travaillent au sein de leurs propres entreprises de conseil en énergie [6] : le European Geopolitical Forum (EGP). Ce « Forum » est dirigé, selon les documents d’enregistrement de la société, par Marat Terterov. Il l’a cocréé en 2010, avant son arrivée au SCE, et a continué à y participer durant son mandat. En février 2020, il intervenait d’ailleurs publiquement au nom du forum à l’université de Bruxelles. Ainsi, pendant qu’il défendait l’expansion du traité, il travaillait pour une société dont le but est « la consultance, le lobbying en matière d’énergie (...) auprès de l’Union européenne ». Son camarade, Mehmet Ogutcu est l’expert en énergie globale et en questions de sécurité de ce Forum.
Ogutcu et Terterov se croisent également au sein d’une autre société. Global Ressources Partnership (GRP), « champion du conseil stratégique pour la finance, l’énergie, les ressources naturelles », qui a pour client – d’après leur site – Eni, BP, Total, StateOil, Tusiad, Ege Gaz, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement et... la Commission européenne ! Cette société est dirigée par Ogutcu, et le consultant senior pour la Russie, l’Ukraine et le Caucase n’est autre que Marat Terterov. Du moins était-il désigné de cette façon sur le site, avant que la page ne soit effacée immédiatement après l’envoi de nos questions.
Tout le monde savait ?
Une question reste en suspens : comment des personnes travaillant pour une organisation internationale financée par des fonds publics, soumise à des audits annuels, ont-elles pu exercer ces activités publiquement durant des années ? Interrogé par nos soins, Urban Rusnak, le secrétaire général du SCE, dit avoir connaissance des activités de son employé au sein du Brussels Energy club et du European Geopolitical Forum. « Je ne perçois pas ces activités comme étant des conflits d’intérêt », explique-t-il. Quand à l’European Geopolitical Forum, il croit savoir que c’est un simple « site et un blog de géopolitique au sein duquel Terterov n’a aucun rôle formel ». Il n’a pas souhaité commenter leur activité au sein de la société Global Ressources Partnership.
La direction du SCE n’ignorait donc visiblement pas l’existence de ces organisations satellites de plusieurs de leurs « officiels ». Dans ce cas, comment est-il possible que l’UE, leur première contributrice, responsable de l’argent public qu’elle distribue, a-t-elle pu ignorer ces possibles conflits d’intérêts ?
Deux documents confidentiels nous laissent penser que certains responsables européens ont pu en avoir connaissance, au moins en partie. Le premier est le résumé d’une réunion du groupe stratégique du SCE datant d’août 2019 à laquelle 31 représentants des États membres ont assisté (dont ceux de la France et de l’UE). Pendant cette réunion, l’Union européenne pousse pour la tenue d’un audit international après la lecture d’un rapport rédigé par l’ancienne numéro 2 du secrétariat, une professeur japonaise, Masami Nakata, faisant état de dysfonctionnements dans l’organisation. À la page 28 de ce document, la dirigeante pointe les conflits d’intérêt de Marat Terterov.
Interrogée par nos soins, la Commission européenne affirme prendre « très au sérieux les questions de bonne gouvernance et de bonne gestion financière ». Elle ajoute que « les recommandations de l’audit public international sont actuellement mises en œuvre » [7]. Sauf que les conflits d’intérêts ne sont pas couverts par les recommandations de l’audit international, dont nous avons obtenu copie. Le second document est une « déclaration commune » datant de décembre 2019, signée par cinq États (France, Allemagne Norvège, Luxembourg, Hollande) à l’adresse du SCE, par laquelle ils « pressent » l’organisation de mettre en place les recommandations de l’audit et de protéger les lanceurs d’alerte au risque de ne pas voter le budget et l’agenda 2021.
Ces deux documents font clairement le lien entre le processus de modernisation en cours qui ne peut à aucun prix être entaché par la réputation du SCE. Des liens aussi forts entre certains officiels et l’industrie fossile seraient-ils de nature à mettre en doute la transparence de la transition verte amorcée ? Quoi qu’il en soit, presque deux ans après ces déclarations, les conflits d’intérêts et leurs auteurs semblent perdurer au sein de l’instance. Quand aux lanceuses d’alerte Masami Nakata et Yamina Saheb, elles ont dû quitter l’institution. La première est rentrée au Japon. La seconde a fait du TCE son pire ennemi.
Leila Minano, Juliet Ferguson, Voytek Ciesla (Investigate Europe)