Puissance des femmes

Léonora Miano : « Les sociétés de femmes étaient et restent nombreuses en Afrique subsaharienne »

Puissance des femmes

par Nolwenn Weiler

Méconnue, l’histoire des femmes de l’Afrique subsaharienne est pourtant riche et dense. L’autrice Léonora Miano leur rend hommage dans son dernier ouvrage L’autre langue des femmes. Entretien.

Basta! : Votre dernier ouvrage L’autre langue des femmes nous emmène à la rencontre de femmes subsahariennes méconnues qui furent reines, guerrières, commerçantes ou résistantes au trafic humain transatlantique, puis au colonialisme. Ces femmes dîtes-vous, il faut « les présenter au monde ». Pourquoi ?

Léonora Miano [1] : Pour une raison évidente : elles sont peu connues et méritent de l’être. De façon générale, l’apport de l’Afrique subsaharienne à l’évolution de l’humanité, à son histoire, n’est pas mis en valeur. La seule ancêtre africaine que connaissent les femmes du monde est Lucy – dite aussi Dinqnesh – fossile trouvé en Éthiopie au milieu des années 1970. Avouez qu’il y a un abîme à combler… C’est ce que je commence à faire avec L’autre langue des femmes. À l’heure où l’on parle de sororité globale, comment envisager cela sans connaître l’histoire de celles que l’on prétend honorer du nom de sœurs ? Une telle ambition me semble requérir au minimum que l’on ait des références subsahariennes et qu’elles figurent en permanence auprès des autres.

« Sur notre continent, les femmes furent tout ce qu’un humain peut envisager d’être. Sans elles, il n’y a tout simplement pas d’histoire » , affirmez-vous. « Cela dément le propos selon lequel les femmes n’ont que peu de place dans la mémoire, dans le récit traditionnel », ajoutez-vous. L’absence de place des femmes dans le récit historique serait-elle une spécificité occidentale ?

En tout cas, cela ne commence à devenir une réalité africaine que depuis la colonisation et l’adoption par les pays subsahariens de méthodes, voire de points de vue étrangers. Cependant, même au sein de sociétés régies par le patriarcat, l’Afrique subsaharienne n’a pas effacé ses femmes. Il serait possible d’écrire un autre livre pour fournir des exemples non seulement de leur présence éminente dans l’histoire, mais aussi, de leur pouvoir dans la société. L’Europe s’étant habituée à se prendre pour l’alpha et l’oméga de l’expérience humaine, il est fréquent qu’elle prête à d’autres ses défaillances. C’est ce qui s’est passé avec l’idée de l’effacement historique des femmes.

Vous dites que les histoires que vous racontez « mettent au jour un matrimoine à même de forger la confiance en soi nécessaire pour aller à la rencontre du monde ». Pouvez-vous préciser ? Et nous dire ce qui a altéré cette confiance en soi des femmes africaines mais aussi afro-américaines ou afro-brésiliennes ?

Certaines parmi les jeunes femmes de notre temps ont besoin de références proches d’elles pour s’autoriser à se réaliser. Je leur en fournis. Et, surtout, je leur parle de femmes qui n’attendirent pas d’avoir des modèles. S’il y a un déficit de confiance en soi, on le remarquera chez les femmes de tous les groupes humains. Et dans tous ces groupes, de nombreuses femmes ne sont pas affligées de ce manque.

Le pouvoir colonial a toujours dévalorisé la parole des femmes, et dénié leur pouvoir, dîtes-vous. Pouvez-vous nous dire comment ?

Les sociétés de femmes étaient – et restent – nombreuses en Afrique subsaharienne. Leur autorité fut aussi politique. Venus de pays où cela n’existait pas, les colons européens n’accordèrent pas d’intérêt à ces instances féminines dont la voix fut alors étouffée. Les religions dites révélées furent aussi un outil puissant pour écarter les femmes de l’espace public, des lieux de pouvoir. C’est, en fin de compte, l’intrusion dans l’univers subsaharien de systèmes exogènes qui sapa l’autorité des femmes. Mais jamais totalement : en dépit de tout cela, les Subsahariennes imposent leur présence et se font entendre.

Vous questionnez la sororité, affirmant qu’il s’agit d’un « subterfuge visant à faire en sorte que ne soient pas analysées les inégalités entre femmes ». Et vous ajoutez que « si les femmes échouent à corriger les déséquilibres entre elles, la poursuite d’autres buts semble vaine ». Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

En ce qui concerne la sororité, je n’en interroge que l’ambition planétaire qui voudrait gommer la place des unes et des autres sur l’échiquier géopolitique, le pouvoir symbolique ou économique des unes sur les autres, etc. La sororité implique l’égalité. Je ne la questionne pas à l’échelle communautaire.

On peut lire dans votre ouvrage qu’« il importe de se connaître et se penser hors de toute comparaison avec le sexe masculin ». En quoi les Subsahariennes peuvent-elles nous inspirer pour cela ?

Celles de notre temps auraient, elles aussi, à réapprendre cela. L’influence des Euraméricaines est forte. C’est une réflexion personnelle comme il y en a bien d’autres dans cet essai où je propose ma pensée sur ces sujets. Et j’enfonce une porte ouverte en expliquant qu’il faut se connaître et s’aimer pour être en mesure de créer avec l’autre une relation saine…

Vous déplorez que le féminisme soit parfois comme un impérialisme, précisant que ce qui s’exprime en dehors de lui est d’emblée perçu comme rétrograde et réduit au silence. À quoi faites-vous allusion ?

Ce n’est pas une allusion, c’est un fait, et il devrait poser problème à toutes. Féministe est devenu le nom de tout ce que font les femmes dès lors que cela semble avoir quelque pertinence. Le mot est devenu synonyme de valeurs qui le précédèrent et furent incarnées par des femmes bien avant que celles d’Occident aient à croiser le fer avec les hommes de leur environnement. Aujourd’hui, ne pas se dire féministe peut coûter cher dans certains milieux. Qui se battra pour la liberté et le droit à l’autodétermination des non-féministes déclarées – qui ne sont pas pour autant des antiféministes ?

Et à quels savoirs des Subsahariennes les féministes occidentales devraient-elles prêter attention ?

Elles font comme elles veulent, liberté chérie… Tout ce qu’on leur demande, c’est de laisser de l’espace aux autres pour se penser hors de la doctrine féministe. Tout ce que les femmes produisent de valable n’a pas à être qualifié de féministe. Tout ce que les femmes énoncent quant à leur vécu n’a pas à porter ce label qui devient une assignation. Or, toute assignation est détestable.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

L’autre langue des femmes, Leonora Miano, Grasset, Septembre 2021.

Photo : ©JF PAGA ; Montage : Nathalie Quiroga

Notes

[1Léonora Miano a obtenu en 2006 le Prix Goncourt des lycéens pour Contours du jour qui vient. Grand prix littéraire d’Afrique noire en 2011 pour l’ensemble de son œuvre, prix Femina pour La saison de l’ombre en 2013, elle a écrit une vingtaine d’ouvrages de fiction et d’essais.