Si la plaisance de luxe a suscité quelque attention médiatique dans la période récente, c’est à la faveur d’une « réforme » – il faudrait multiplier les guillemets, les épaissir, les faire clignoter – fiscale. Au 1er janvier 2018, exit ISF (impôt de solidarité sur la fortune), welcome IFI (impôt sur la fortune immobilière) et son acolyte PFU (prélèvement forfaitaire unique). Comme son nom l’indique, le nouvel impôt en vigueur exclut de son calcul les biens meubles, qu’ils soient terrestres, comme les voitures de luxe, ou maritimes. Les superyachts se trouvent en première ligne de l’abandon manifeste de solidarité. La catégorie des valeurs mobilières excède en fait largement ces seules matérialisations de la richesse : elle inclut les produits financiers, et c’est peut-être là que se joue l’essentiel. Reste que les superyachts objectivent l’injustice d’une décision qui, en excluant de tels supports et symboles mobiles de l’opulence, écarte de son champ d’application une part que des estimations évaluaient à environ trois quarts de l’assiette de l’ISF. Ceci dans un contexte où, on l’a dit, les inégalités de fortune se jouent dans le patrimoine plus encore que dans les revenus.
Le cadeau est si gros, si visible, si clairement inique qu’il passe mal même au sein d’une partie de la majorité parlementaire. Il faut dire que, pour faire accroire qu’Emmanuel Macron n’est pas le fondé de pouvoir du capital, ça n’aide pas vraiment. Membre du Parti radical de gauche adoubé par le parti présidentiel, le rapporteur général de la commission des finances trouve même que ça fait mauvais genre. « M’as-tu vu », le superyacht, « pas productif ». Il faut rattraper le coup. On négocie. En acceptant de transiger, Bercy tient bon sur l’essentiel : va pour des mesures d’accompagnement. Non pas un rétablissement de l’impôt, donc, mais une taxe additionnelle sur les biens de luxe. En l’espèce, un droit annuel de francisation et de navigation dont doit, en principe, s’acquitter tout propriétaire français (ou un droit de passeport, dans le cas d’une provenance étrangère) d’un yacht de plus de 30 mètres de long (c’est donc le critère supérieur, non celui des 24 mètres, qui est retenu, diminuant d’autant le champ d’intervention) et/ou excédant une certaine puissance. Compenser, corriger à la marge, histoire de sauver l’honneur. Ou pas.
« Réforme de l’ISF : le flop de la taxe sur les yachts » (Les Échos, 19 juillet 2018)
« Réforme de l’ISF : la “taxe yacht” rapporte des clopinettes » (Capital, 19 juillet 2018)
« Les taxes sur les yachts et les voitures de luxe rapportent très peu « (Le Figaro, 27-28 juillet 2019)
« Le fiasco de la taxe sur les yachts »/ « Taxe sur les yachts : histoire d’un naufrage fiscal » (Le Monde, 8-9 septembre 2019)
« Qui a coulé la taxe yacht ? » (Aujourd’hui en France, 26 septembre 2019)
Figurez-vous que l’échec est cuisant. On est même si loin du compte que la presse proche des milieux d’affaires, qu’on a connue moins moqueuse, s’amuse du flop. À l’été 2018, puis 2019, soit respectivement six mois puis dix-huit mois environ après la mise en place d’une mesure votée en 2017, les calculs font apparaître que la hausse des taxes rapporte autour de 85 000 euros deux années consécutives, alors que l’estimation budgétaire qui circulait était de dix millions d’euros – cent fois plus (de quoi s’acheter un superyacht, s’amuse un journaliste au courant des tarifs). La provenance de ce dernier chiffre n’est pas très claire. D’abord attribuée aux services de Bercy, qui ont démenti, elle viendrait du président du groupe parlementaire majoritaire. Quoi qu’il en soit, ça fait une petite différence. À la rentrée 2019, la somme a certes triplé, atteignant 288 000 euros, mais elle demeure très en deçà des effets d’annonce. Du reste, les deux organisations pressenties pour en toucher les fruits – Société nationale de sauvetage en mer, puis Conservatoire du littoral – déclarent n’avoir pas vu la couleur de l’argent.
Aucun contrôle douanier n’a été effectué dans la presqu’île de Saint-Tropez, lieu difficilement contournable en la matière
Vous vous dites sans doute qu’il faudrait être naïf pour être surpris, mais le rapporteur général de la commission des finances, lui, en est tombé de l’armoire. Il peine à comprendre les sommes, non seulement quantitativement, tant leur montant est faible, mais aussi qualitativement, tant sont curieux les arbitrages dont elles procèdent. Il s’étonne de ce que les douanes semblent aux abonnés absents sur le sujet, comme il a pu le constater en leur rendant une petite visite, apprenant à cette occasion que, d’une part, le logiciel n’était pas vraiment utilisé ni actualisé et, d’autre part, qu’aucun contrôle douanier n’avait été effectué dans la presqu’île de Saint-Tropez, lieu difficilement contournable en la matière. Il semble si sincèrement surpris qu’on aurait presque envie d’applaudir la performance. Car le fiasco n’en est évidemment pas un, au sens où il n’est pas accidentel, mais l’expression d’une politique.
Le rapporteur du budget n’a visiblement pas bien compris de quoi il retourne. C’est pourtant simple. Aux termes d’une analyse du premier exercice budgétaire, l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) concluait à un impact redistributif largement au bénéfice des 2 % de ménages du haut de la distribution des revenus, soit ceux qui détiennent l’essentiel du capital mobilier ; à l’opposé, les ménages les plus modestes sont fortement affectés, à leur détriment bien sûr, par les hausses de la fiscalité indirecte. Trois exercices du même genre et le constat ne varie guère : entre 2018 et 2020, les plus riches sortent grands gagnants, les plus pauvres grands perdants. Le niveau de vie des 5 % de Français les plus modestes recule, celui des 5 % les plus aisés augmente. En octobre 2019, le premier rapport du comité d’évaluation de la réforme de la fiscalité du capital n’a pas vraiment produit d’évaluation proprement dite (il a même botté en touche), mais la « seule conclusion solide » qu’on peut en tirer, comme l’écrit le journaliste Romaric Godin, c’est « comme prévu » l’enrichissement des 5 % les plus riches. Même Le Monde, pas franchement en pointe dans la lutte contre le néolibéralisme et renâclant à la tâche en (dis)qualifiant à tort l’OFCE comme un « cercle de réflexion marqué à gauche », est bien obligé de le concéder : ce sont les plus riches qui tirent profit des « réformes » . Selon les calculs de l’Institut des politiques publiques sur la base des années 2018-2019, ce sont les 1 %, et, encore mieux, les 0,1 % les plus riches qui tirent leur épingle du jeu. Une chose est sûre par-delà ces variations : les plus modestes payent la facture.
« Jamais un gouvernement de la Ve République n’avait osé jusqu’ici décider d’une politique fiscale aussi clairement en faveur des riches et de la finance »
Rien de plus normal : c’est toute la politique économique et pas seulement fiscale du mandat qui, au-delà de la conversion ISF/IFI, est favorable au capital. On peut même parler d’un transfert de ressources vers les plus riches, à raison de la perte budgétaire pour l’État. Une politique antiredistributive ou, mieux, contre-redistributive, c’est-à-dire qui redistribue à l’envers, façon Robin des bois mis cul par-dessus tête. Observant la situation française comme mondiale, Attac et la Fondation Copernic constatent bien un mouvement, mais du bas vers le haut. « C’est même plus qu’un ruissellement, c’est un torrent qui porte tout vers les plus riches. » Comme ce n’est pas le genre de lecture qu’un rapporteur du budget est susceptible de goûter, on lui en redonne un extrait : « Jamais un gouvernement de la Ve République n’avait osé jusqu’ici décider d’une politique fiscale aussi clairement en faveur des riches et de la finance. » C’est plus clair, là, non ? Aux dernières nouvelles, notre rapporteur n’a pas claqué la porte. L’enrichissement des plus riches, en revanche, a reçu confirmation sur confirmation, depuis l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) jusqu’au très officiel organisme France Stratégie, placé auprès du Premier ministre.
Nul besoin d’ailleurs d’attendre la substitution de l’IFI à l’ISF, ou dispositions étrangères équivalentes, pour pouvoir contourner la contrainte fiscale. À l’évidence, qui dit fiscalité dit fraude fiscale – « optimisation », quand on a un peu de savoir-vivre et le sens du légalisme. Par définition, les bateaux profitent aisément de leur mobilité pour fuir les situations compromettantes. Poussant la logique jusqu’au bout, certains flottent toute l’année : pas d’enregistrement, pas d’impôts. Non seulement les superyachts sont immatriculés dans des places offshore et y font volontiers escale, mais ils sont eux-mêmes des paradis fiscaux flottants. (On ne dira jamais assez quel coup de maître symbolique est le triomphe du mot trompeur de « paradis » : pour la collectivité, c’est plutôt d’un enfer qu’il faudrait parler.) Leurs possesseurs n’ignorent pas que la délinquance d’affaires en général et la délinquance fiscale en particulier sont tout sauf une priorité politique. Ils ne lisent pas de sciences sociales mais ils ont le sens pratique de l’impunité fiscale. Certains sont même des artistes. Ainsi Bernard Tapie, qui louait son superyacht Reborn (alias Bodicea), battant pavillon de l’île de Man, autour de 600 000 euros la semaine, un bateau acquis avec une partie du pactole du procès Adidas à l’issue hautement controversée, de l’argent public, donc, plus de 400 millions d’euros généreusement financés par les contribuables. Quant au magnat des télécommunications Xavier Niel, acquéreur d’un autre bateau ayant appartenu au même Bernard Tapie, le Phocéa, manifestement, il déteste naviguer : c’est dire si son achat était mû par l’amour de la mer.
Pour rendre la TVA moins douloureuse, on peut ainsi, moyennant un montage bien rodé, se louer son yacht soi-même
L’amour des archipels, en revanche… L’engin est enregistré à Malte, lieu clé au sein de l’Union européenne, concurrent direct du réseau britannique. Pour qui l’ignorait, sincèrement ou non, les Malta files et autres Paradise papers ont levé un coin du voile sur les stratagèmes mis en place pour éviter ou diminuer le prélèvement fiscal, quel qu’il soit, de l’impôt sur la fortune à la taxe sur le carburant ou sur la valeur ajoutée. Pour rendre la TVA moins douloureuse, on peut ainsi, moyennant un montage bien rodé, se louer son yacht soi-même ou bien le faire passer pour un paquebot de croisière ou un navire commercial. En outre, la « souplesse » du droit du travail, comme on dit quand on travaille à le démanteler, et la faiblesse des cotisations sociales à Malte – avec droits au chômage et à la retraite au rabais – font la renommée du « contrat maltais », y compris pour l’embauche de personnels partant de France ou d’Italie. On a franchi depuis longtemps le cap du chantage à la délocalisation.
Un superyacht est décidément polyvalent. Rente ambulante par le truchement de la location, il peut servir de cachette (un collectionneur l’assure : c’est le superyacht Serene qui escamote l’introuvable tableau Salvator Mundi, attribué à Léonard de Vinci et réputé l’œuvre d’art la plus chère du monde), le cas échéant pour des biens précieux de provenance douteuse ou pour des pratiques louches, comme une forme plus ou moins déguisée de proxénétisme rarement désignée comme telle, ou faire office lui-même de machine à blanchir. Rien ne l’illustre mieux que l’affaire dite « 1MDB », du nom d’un fonds d’investissement malaisien ayant donné lieu à un scandale financier international au milieu duquel on trouvait le bien nommé Equanimity, tout en marbre et dorures, battant pavillon aux îles Caïman. D’une valeur estimée à 250 millions de dollars, il fut saisi en 2018 par le gouvernement malaisien, à la demande des autorités états-uniennes, dans une gigantesque affaire de blanchiment impliquant plusieurs pays (comptes bancaires à Singapour, aux États-Unis, en Suisse). Une affaire rocambolesque aux ramifications multiples, révélatrice de l’entrelacement entre la légalité et l’illégalité, loin d’une opposition bien commode. L’affaire tassée, Equanimity a été rebaptisé sans rire Tranquility. Nul doute que les citoyens contribuables passés à la caisse ont apprécié ce changement de nom rappelant le trop fameux adage selon lequel plus c’est gros, mieux ça passe.
Grégory Salle, chercheur en sciences sociales au CNRS.
Superyachts - Luxe, calme et écocide, Grégory Salle, Éditions Amsterdam, Avril 2021, 176 pages, 13 euros.
Photo : CC Filip Frącz