L’entreprise française Total vient d’annoncer qu’elle va suspendre son vaste projet gazier au large du Mozambique, dans le sud-est de l’Afrique. Raison invoquée : la menace de groupes armés. Début avril, la province de Cabo, où Total exploite un site gazier, a été la cible d’une attaque revendiquée par l’organisation État islamique. « Cette situation conduit Total, en tant qu’opérateur du projet Mozambique LNG, à déclarer la force majeure », a indiqué l’entreprise française dans un communiqué, avant d’annoncer le retrait de l’ensemble du personnel du projet mozambicain [1].
Il y a deux mois, Total n’a pas déclaré la « force majeure » pour ses activités en Birmanie après le coup d’État militaire du 1er février. La junte birmane a repris le pouvoir du jour au lendemain, l’état d’urgence a été déclaré pour un an, et la dirigeante et ex-opposante Aung San Suu Kyi a été arrêtée, un peu plus de dix ans après sa libération, en 2010, qui avait marqué l’ouverture vers la démocratisation. Depuis ce nouveau coup d’État militaire, les manifestations de la population birmane pour la démocratie sont réprimées au quotidien, des centaines de personnes ont été tuées.
Interpellée par des ONG françaises et internationales, le PDG de Total a confirmé que le groupe restera en Birmanie redevenue une dictature militaire et y poursuivra sa production de gaz, même s’il y suspend ses forages. « Nous continuons de produire du gaz. Non pas pour maintenir nos profits ni pour continuer à verser des taxes ou impôts à la junte militaire. Mais pour garantir la sécurité de nos personnels, employés et responsables, leur éviter la prison ou le travail forcé, et surtout éviter d’aggraver encore les conditions de vie de ces populations en coupant l’électricité de millions de personnes », a justifié le PDG Patrick Pouyanné dans le Journal du Dimanche.
229 millions de dollars versés aux autorités birmanes en 2019
« Nous nous risquerons à des coupures de courant pour un avenir sans oppression, ont répondu dans une lettre ouverte au PDG de Total 403 organisations de la société civile birmane, le 20 avril (la lettre ouverte en français sur le site d’Info Birmanie). Vous suggérez que l’arrêt de la production bouleverserait notre quotidien, sans tenir compte du fait que le coup d’État l’a déjà fait. » Ces organisations ne demandent pas à Total de cesser la production énergétique, mais de couper les versements financiers aux autorités birmanes. « Tous les jours, nous risquons d’être arrêtés, torturés et tués à nos domiciles. La poursuite de votre soutien financier à l’armée alimente l’insécurité de toutes et de tous », peut-on lire dans la lettre ouverte.
Avec son champs gazier offshore de Yanada, au large de la Birmanie, Total verse chaque année des centaines de millions en impôts et droits de production au gouvernement birman. En 2019, Total a distribué plus de 229 millions de dollars (189 millions d’euros) au gouvernement birman (51 millions de dollars de taxe et impôts, 178 millions de dollars en droits à la production), selon les chiffres fournis par Total dans son document de référence 2019 [2]. En 2020, c’était 175 millions de dollars (37 millions en taxes et impôts, 138 millions en droits à la production), 180 millions en 2018 [3].
Maintenant que la junte militaire est revenue au pouvoir, cet argent risque d’aller financer les militaires et leur dictature. « Nous n’avons payé aucun impôt ni taxe à la junte militaire depuis le début de la crise en février, tout simplement parce que le système bancaire ne fonctionne plus », a précisé le PDG de Total dans sa tribune du JDD. Mais, a-t-il ajouté, « si ce système bancaire venait à être rétabli, pour mettre fin à cette source de revenus, il nous faudrait en réalité mettre fin à la production du gaz ». Car, continue le PDG, « il faut savoir que ne pas payer ses impôts et taxes est un crime selon le droit local et que si nous ne le faisions pas, nous exposerions les responsables de notre filiale au risque d’être arrêtés et emprisonnés. »
« La moralité d’un renard dans un poulailler »
L’argument ne convainc pas Mark Farmaner, directeur de l’ONG Burma Campaign UK, fondée en 1991 pendant la précédente dictature militaire birmane. « Total a la moralité d’un renard dans un poulailler, nous écrit-il. Il n’est pas surprenant que Total ait rejeté les appels à se retirer ou à cesser de verser des paiements aux militaires. Comme Total ne veut pas cesser de verser des revenus à l’armée, il est temps que les États-Unis et l’Union européenne interviennent et imposent des sanctions pour empêcher l’armée d’accéder aux revenus des ventes de pétrole et de gaz. »
C’est aussi ce que demande le rapporteur de l’ONU pour la Birmanie, Thomas Andrews. « Le pays est contrôlé par un régime meurtrier et illégal, alertait celui-ci le mois dernier. Thomas Andrews suggérait aux Nations unies d’« arrêter le flux de revenus qui va dans les caisses de la junte illégale. Cela peut se faire dès maintenant. Des sanctions multilatérales doivent être imposées à la fois aux hauts dirigeants de la junte et à leurs principales sources de revenus, notamment les entreprises détenues et contrôlées par l’armée et la Myanmar Oil and Gas Enterprise. »
La Myanmar Oil and Gas Enterprise (MOGE), entreprise gazière et pétrolifère d’État, est en lien avec Total pour l’exploitation du gisement gazier de Yadana. Total possède en Birmanie 31 % du champs gazier de Yanada et également 31% (via une filiale domiciliée aux Bermudes) du gazoduc qui achemine le gaz de Yadana, la Moattama Gas Transportation Company. Total est l’opérateur de ce gazoduc pour le compte du consortium qui le possède. En plus de Total, il y a parmi les actionnaires du gazoduc la firme états-unienne Chevron, la compagnie thaïlandaise PTT et… l’entreprise d’État birmane MOGE, qui détient 15% des parts [4]. Dans ce contexte, « Total est susceptible d’être la plus grande source de revenus du régime militaire », pointe l’ONG d’opposants à la junte birmane Justice for Myanmar.
« La France fait pour l’instant preuve d’un grand silence sur le sujet »
Le 27 avril, des sénateurs états-uniens, démocrates et républicains, ont dit la même chose : « Les revenus du gaz provenant de co-entreprises impliquant des sociétés comme Total, Chevron, Posco [entreprise coréenne], PTT et CNPC [entreprise chinoise] constituent actuellement la plus importante source de revenus en devises pour le gouvernement birman, générant des paiements en espèces d’environ 1,1 milliard de dollars chaque année. »
À leur tour, ces sénateurs demandent à l’administration Biden de prendre des sanctions contre l’entreprise d’État birmane MOGE. « L’histoire montre que lorsque la junte était en place dans les années 1990, les revenus gaziers de Total et Chevron l’ont aidée à résister aux sanctions internationales alors que ses réserves diminuaient », rappellent-ils. Ils suggèrent qu’au lieu de payer la MOGE, les multinationales pétrolières et gazières versent les sommes sur un compte protégé. Cet argent serait alors « soit conservé jusqu’à ce que la Birmanie ait un gouvernement légitime et démocratiquement élu, soit utilisé à des fins humanitaires ».
Quelle est la position du gouvernement français ? « La France fait pour l’instant preuve d’un grand silence sur le sujet. L’ambassade de France en Birmanie a repris l’argumentaire de Total sur la poursuite de la fourniture d’électricité », répond Sophie Brondel, coordinatrice de l’association Info Birmanie. Seuls quelques élus ont pris position, comme le jeune sénateur de gauche Rémi Cardon dans une question au gouvernement, et la députée LFI Danièle Obono sur twitter.
Total est en Birmanie depuis la précédente dictature
Des entreprises sont pourtant rapidement parties de Birmanie après le coup d’État. EDF a par exemple suspendu un projet de barrage dans le pays. L’entreprise française d’énergies renouvelables Voltalia a aussi annoncé son retrait total fin mars [5]. L’entreprise énergétique australienne Woodside y a stoppé ses forages [6]. Et la firme énergétique singapourienne Trafigura’s Puma Energy a suspendu ses activités dès février. Dans le secteur du textile, H&M a annoncé stopper ses commandes auprès de ses sous-traitants birmans. Du côté des entreprises françaises, le groupe d’hôtels Accor fait en revanche partie des multinationales qui refusent pour l’instant de quitter le pays.
Accor s’est implanté au début des années 2010 en Birmanie, au moment de l’ouverture démocratique. Total a quant à lui une bien plus longue histoire de présence en Birmanie : il s’y est installé en 1992, sous la précédente dictature militaire, alors que l’opposante Aung San Suu Kyi était assignée à résidence depuis plusieurs années sur ordre de la junte. L’activité de Total dans le pays et sa coopération avec le pouvoir militaire étaient déjà contestées, et l’ont été jusqu’à la démocratisation des années 2010. En 1996, tout juste autorisée à sortir de chez elle depuis l’année précédente, Aung San Suu Kyi donnait une interview au journal Le Monde. « La firme française Total est devenue le principal soutien du système militaire birman [7] », y disait-elle. À croire que l’histoire est en train de se répéter.
Rachel Knaebel
Photo de une : Manifestation contre le coup d’État en Birmanie le 9 février 2021. CC Ninjastrikers via Wikimedia Commons.