Suprémacisme

Trump « a permis le développement de l’extrême droite à l’échelle mondiale comme jamais vu auparavant »

Suprémacisme

par Charlotte Recoquillon

Les quatre années de la présidence Trump ont permis à l’extrême droite états-unienne de s’enhardir et de se structurer. Soutenue par nombre de politiques républicains et quelques médias acquis à sa cause, elle est désormais un poison dont les États-unis auront du mal à se débarrasser.

Un déploiement inhabituel de forces de l’ordre a accueilli le nouveau président américain, Joe Biden, lors de sa cérémonie d’investiture le 20 janvier 2021. Le FBI craignait de nouvelles violences après l’insurrection du Capitole, planifiée et coordonnée par des suprémacistes blancs et des militants de l’extrême droite contestant la légitimité des résultats électoraux et la défaite de Donald Trump. Après plus d’un an de désinformation quotidienne [1], Donald Trump et ses alliés ont sédimenté le sentiment d’une élection volée et injuste. Cinq personnes ont été tuées dans cet assaut violent, auquel les manifestants sont venus en tenues paramilitaires, armés de fusils d’assaut ou même de fourches. Mais l’assaut du Capitole n’est que la partie visible d’un mouvement d’extrême droitisation de la société américaine dont Trump est l’incarnation.

Pour Cynthia Miller-Idriss, professeure à l’Université américaine à Washington et autrice de Hate in the Homeland (Harvard University Press), un ouvrage sur la nouvelle extrême droite globale, les événements du 6 janvier furent, certes, choquants mais aussi « affreusement prévisibles ». Un rapport du département de la Sécurité intérieure publié en octobre 2020 établit que l’extrémisme suprémaciste blanc constitue la menace de terrorisme « la plus persistante et la plus meurtrière sur le sol américain ». Dès la préface, Chad Wolf, secrétaire à la Sécurité intérieure se dit « particulièrement préoccupé par les extrémistes violents suprémacistes blancs qui ont été exceptionnellement meurtriers au cours de leurs abjectes attaques ciblées ces dernières années ». Selon l’Anti-Defamation League (ADL, une organisation non-gouvernementale de défense des droits civiques), au cours des dix dernières années, les terroristes de l’extrême droite ont tué 75 % (323 sur 429) des victimes de l’extrémisme.

En 2020, le nombre de morts a baissé – notamment du fait du recul des tueries de masse, du confinement et des interventions de la police – mais les suprémacistes blancs restent responsables de plus de la moitié des meurtres (9 sur 17) et leur activité en général est en nette augmentation. Le Southern Poverty Law Center (SPLC, une association de lutte contre la haine) émet une mise en garde similaire dans son rapport annuel en soulignant que « le nombre de groupes haineux a baissé, mais pas la haine ». Pour cette association de surveillance, « Trump a enhardi l’extrême droite et élevé leurs attentes ».

Conspirationnisme, peurs existentielles, fantasmes apocalyptiques et déshumanisation

L’extrême droite est un spectre vaste et fluide abritant des groupes et des individus qui, selon Cynthia Miller-Idriss, traversent quatre catégories idéologiques : des positions assez fortement anti-gouvernement et anti-État ; la déshumanisation et l’exclusion d’autres groupes (racisme, homophobie, misogynie…) ; le conspirationnisme et des peurs existentielles (« grand remplacement », « génocide blanc »…) ; et enfin les fantasmes apocalyptiques (renaissance d’un nouvel ordre mondial nécessaire pour la restauration de la civilisation blanche…). La dynamisation et la modernisation de ce mouvement repose sur la normalisation de leurs idées.

Entre 2016 et 2020, Donald Trump fut leur principal allié. Pour Simon Ridley, sociologue et auteur de L’Alt-Right : de Berkeley à Christchurch (Éditions du Bord de l’eau, 2020), Trump « a permis le développement de l’extrême droite à l’échelle mondiale comme jamais vu auparavant ». Il a propulsé l’extrême droite à la fois à travers ses discours, mais aussi par le biais de ses politiques et de ses nominations. Si Steve Bannon – homme d’affaires et militant conservateur proche de l’extrême droite – lui-même n’a pas longtemps été conseiller en communication de la Maison-Blanche, d’autres contributeurs de son agence Breitbart News y sont restés. Ce fut le cas de Julia Hahn, assistante personnelle de Donald Trump. Le conseiller en chef et plume du président, Stephen Miller, a quant à lui envoyé pas moins de 900 mails à Breitbart entre 2015 et 2016, attestant de liens étroits. Tout comme Darren Beattie, autre conseiller du président, critiqué pour sa participation à une conférence de suprémacistes blancs.

Plus récemment, la nomination de Amy Coney Barrett à la Cour Suprême a consolidé le camp conservateur et la droite religieuse. Ainsi, Donald Trump a infiltré dans toutes les branches du gouvernement des personnes sensibles aux discours de l’extrême droite. Ensemble, ils ont développé des politiques et des législations hostiles aux migrants et aux minorités, et catapulté dans la sphère publique des idées auparavant reléguées aux marges et fortement stigmatisées.

Bien entendu, Donald Trump n’a pas inventé le suprémacisme blanc et les États-Unis ont, de ce point de vue, une longue histoire. Du Ku Klux Klan à Dylan Roofe – qui a massacré neuf fidèles dans une église noire à Charleston en 2015 –, les suprémacistes blancs ont terrorisé, brutalisé et assassiné en continu dans l’histoire états-unienne. De même, le racisme et la misogynie de Donald Trump ne sont pas nouveaux : en 1989, il achète une page de publicité pour demander la peine de mort contre les adolescents noirs et latinos accusés d’avoir violé une joggeuse à Central Park ; en 2005, il se vante que la célébrité lui permet de faire ce qu’il veut aux femmes ; ou plus récemment, en 2011, il demande à voir le certificat de naissance de Barack Obama. Il n’y avait donc aucune raison que cela change quand a démarré sa carrière politique en 2015, presque née avec sa déclaration sur les Mexicains qui « sont des violeurs ».

Depuis, il a parlé des pays africains comme des « pays de merde », qualifié la ville de Baltimore – à majorité noire – de « lieu sale et dégoûtant… un bordel infesté de rats et de rongeurs », déclaré que les personnes sans-papiers « ne sont pas des personnes, ce sont des animaux », avisé des élues progressistes du Congrès américain de « rentrer » dans leur pays (quand bien même trois d’entre elles sont nées aux Etats-Unis et la quatrième y vit depuis plus de 20 ans) ou encore abondamment référé au coronavirus comme le « virus chinois ». Trump a également traduit ces discours en actions concrètes : de la construction du mur à la frontière avec le Mexique, à la séparation des familles, en passant par le « Muslim ban » – un décret interdisant les ressortissants de sept pays à majorité musulmane d’immigrer aux États-Unis –, les conditions de vie des migrants se sont considérablement détériorées. Il a supprimé les formations anti-discrimination destinées aux employés fédéraux, considérant qu’elles nourrissaient des sentiments anti-américains… Quant à sa gestion chaotique de l’épidémie du Covid-19, largement liée à son déni initial et sa défiance vis-à-vis de la science, elle a disproportionnellement affecté les Noirs et les Natifs Américains.

Au-delà de cette compatibilité idéologique, Donald Trump a envoyé de nombreux messages directs aux suprémacistes blancs. À cet égard, la manifestation de Charlottesville en Caroline du Nord en 2017 a marqué un tournant. Un militant suprémaciste blanc y avait délibérément foncé dans la foule de contre-manifestants antiracistes, tuant une jeune femme et blessant plusieurs autres personnes. Le président s’était montré réticent à condamner la marche de l’extrême droite à laquelle de nombreux néonazis et extrémistes avaient pris part et insisté qu’il y avait « des gens bien des deux côtés ». Interrogé par Chris Wallace lors d’un débat télévisé avec Joe Biden dans le cadre de la campagne présidentielle 2020, Trump a confirmé sa réticence à condamner les suprémacistes blancs. Au contraire, il a appelé les Proud Boys – impliqués dans l’organisation de la marche à Charlottesville – à « se tenir prêts ».

Ces derniers ont bien reçu le message. Dans les heures suivantes, ils avaient fièrement intégré la formule « stand back, stand by » à leur logo. Et, sans surprise, de nombreux membres du groupuscule suprémaciste ont participé à l’insurrection du 6 janvier 2021. La responsabilité de Donald Trump ne s’arrête pas là. Dans le discours qu’il prononce ce jour-là, le président sortant réitère longuement les théories conspirationnistes au sujet de l’élection et sa défiance envers les médias qu’il accuse d’être « corrompus », de propager de fausses informations et d’être devenus « les ennemis du peuple ». Il enjoint les « patriotes américains » venus le soutenir « à ne jamais lâcher, et ne jamais reconnaître la défaite », « à marcher jusqu’au Capitole… et se montrer forts ». Cela lui vaudra un deuxième procès en destitution pour incitation à l’insurrection.

« On a pointé des armes sur nous en nous disant “c’est la guerre” »

Les discours incendiaires et haineux que Donald Trump a contribués à normaliser par son statut et leur récurrence, ont créé un climat favorable aux violences et aux insultes. Simon Ridley le confirme, « ce ne sont pas juste des messages sur internet, c’est aussi des individus qui écrivent ces messages ». D’ailleurs, il y a une dimension de « mise en réseau des différents acteurs sur le terrain, et il ne faut pas se focaliser uniquement sur Trump. Il est content de créer son mythe mais en réalité il y a tout un rhizome » ajoute le chercheur, faisant référence à la théorie du rhizome de Deleuze et Guattari.

Les militants de gauche ont été des cibles privilégiées de cette violence. De Kyle Rittenhouse, prenant l’initiative de se confronter à des militants de Black Lives Matter à Kenosha – où il a tué deux personnes –, aux membres des Wolverine Watchmen, jugés pour avoir prémédité l’enlèvement de la gouverneure démocrate du Michigan, le phénomène des milices armées est en augmentation. Dès l’élection de Donald Trump en 2016, les jours suivants avaient été marqués par une recrudescence des agressions racistes. Lorsque Donald Trump tweete que « Black Lives Matter est un symbole de haine », cela se traduit aussitôt par des attaques et des menaces de mort régulières contre les militants. En novembre, à Portland, plusieurs lettres anonymes ont été envoyées à des activistes locaux contenant des listes de personnes à abattre.

En août, Melina Abdullah, membre de la branche Black Lives Matter de Los Angeles et régulièrement la cible de menaces de mort, a été victime d’un incident avec la police. Un faux appel de détresse a déclenché une intervention soudaine d’une unité SWAT ultra armée, ayant endommagé sa maison et traumatisé ses enfants. Plusieurs personnes ont été blessées dans des manifestations à Seattle, Denver ou Buffalo, après que des voitures ont intentionnellement foncé dans la foule. Christina Boneta, membre de la section Black Lives Matter du comté de Pasco en Floride témoigne : « Nos bureaux ont été vandalisés au moins trois fois, on a pointé des armes sur nous en nous disant “c’est la guerre”, on entend des insultes racistes au passage de véhicules dont plusieurs ont failli nous écraser (…) et nous avons été littéralement poursuivi dans la ville par des membres des Proud Boys, des Three Percent… et autres groupes réactionnaires de droite. Il y a à peine une semaine, lors d’une manifestation devant la mairie, un de nos manifestants a été agressé par un homme blanc en colère. »

Alexandria Ocasio-Cortez, élue démocrate au Congrès, raconte ainsi avoir échappé à la mort lors de l’insurrection du Capitole le 6 janvier et pointe la responsabilité directe de ses « collègues » qui ont propagé les mensonges de fraude électorale, notamment Ted Cruz et Josh Hawley. Les Républicains ont pu féliciter ou symboliquement récompenser certains actes de terreur et d’intimidation. On pense notamment à Mark et Patricia McCloskey, couple blanc de St-Louis qui, depuis le perron de leur maison, avait brandi un fusil d’assaut et un pistolet au passage de manifestants de Black Lives Matter. Ils avaient ensuite été invités à prononcer un discours à la Convention républicaine.

« Aller là où les jeunes se trouvent » : des campus à internet, l’extrême droite pénètre tous les espaces

L’extrême droite américaine peut également compter sur d’autres espaces stratégiques pour consolider son influence. Cynthia Miller-Idriss et Simon Ridley, tous deux spécialistes de l’extrême droite, s’accordent sur le rôle crucial des campus universitaires dans l’élaboration et la dissémination des idées, notamment « l’organisation de conférences où sont invitées des personnalités d’extrême-droite », note ce dernier. « Ces conférences permettent de hameçonner des individus un peu moins extrémistes et les faire rentrer dans le tunnel extrémiste. » Cette pénétration des espaces dominants s’est largement appuyée sur une instrumentalisation habile d’internet et de la culture des jeunes. De l’usage de la mode ou de YouTube, de la musique ou des sports de combat, la sociologue explique la logique de recrutement sous-jacente de l’extrême droite : « Aller là où les jeunes se trouvent. »

L’extrême droite y a construit une identité alternative, une contre-culture de résistance, « cooptant au passage les valeurs traditionnelles de la gauche » et a réussi à convaincre des jeunes qu’ils sont « ceux qui sont subversifs et qui utilisent l’humour, la satire, les mèmes et l’ironie pour faire des blagues que la société dominante ne comprend pas ». Pour Simon Ridley, effectivement, « l’humour apparaît léger mais évidemment ce n’est pas le cas et c’est une stratégie mise en place à la fois pour appâter des gens mais, aussi, pour faire entrer leurs idées dans le mainstream ».

Les espaces numériques permettent aux individus de s’y engager sans adhérer formellement aux groupes et sont propices à la radicalisation, soit par le biais de recruteurs, soit par les algorithmes proposant des contenus « similaires ». Les réseaux sociaux, longtemps réticents dans leur modération, ont finalement pris des mesures plus fermes sur la diffusion des fausses informations et de propos à caractère haineux. La sanction la plus spectaculaire à ce jour est sans doute la fermeture définitive du compte Twitter personnel de Donald Trump le 8 janvier 2021, ainsi que des restrictions sur Facebook, Instagram, Snapchat et même YouTube, pourtant plateforme propice à la radicalisation.

Les discours de haine constants et la désinformation quotidienne qui ont caractérisé les années Trump se sont donc traduits par une recrudescence de la violence et un enhardissement des militants d’extrême droite. Quoi qu’il advienne de Donald Trump et de son influence, il a déjà créé le potentiel d’une radicalisation violente des extrémistes à la fois par ses discours et ses politiques, mais aussi, paradoxalement, par le sentiment de déception qu’il laisse à certains. Reste à voir les conséquences que cela aura en Europe et en France, ou d’autres formes de radicalisations, des discours et propos au sein de certains médias notamment, sont à l’œuvre.

Charlotte Recoquillon

Photo : Des membres de la milice d’extrême droite Proud Boys à Raleigh (Caroline du Nord) / CC Anthony Crider

A suivre la semaine prochaine : À Portland, le combat des Antifas pour mettre fin aux inégalités sociales et au racisme
Crédit : Justin Yau

Notes

[1Lire cet article du Washington Post.