Justice

« Les policiers auraient pu le désarmer s’ils l’avaient voulu » : retour sur la mort de Babacar Gueye

Justice

par Juliette Rousseau

Babacar Gueye est tué par la police le 3 décembre 2015 à Rennes. Le jeune homme, en détresse psychologique, tenait un couteau lorsque les agents l’abattent, invoquant la légitime défense. De nombreuses questions et points obscurs entourent cependant ce drame. Basta! a mené sa contre-enquête.

C’était il y a un peu plus de quatre ans, le 3 décembre 2015. Ce jour là, Awa Gueye ne se sent pas très bien. Elle est restée éveillée une partie de la nuit, sans savoir pourquoi. En milieu de matinée, Adama, un ami de son petit frère Babacar, lui téléphone. Il lui annonce que Babacar a été tué dans la nuit, par la police. Adama ne sait pas où est son corps, ni ce qu’il s’est passé. Awa, qui est en réunion à l’école de son fils, s’effondre. Elle est emmenée à l’hôpital. Alors âgé de 27 ans, Babacar était venu la rejoindre à Rennes moins d’un an auparavant. Il y habitait avec elle.

Awa a vu son frère pour la dernière fois quelques heures avant sa mort. Ils avaient passé le début de la soirée ensemble, en compagnie du fils d’Awa. Depuis l’arrivée de Babacar en France, ils passaient beaucoup de temps tous les trois. Awa était alors femme de ménage et prenait des cours de français. Babacar l’aidait au quotidien et s’occupait aussi de son neveu.

Babacar était sportif : il courait tous les matins, allait au foot le soir, donnait des cours de danse. Awa le décrit comme quelqu’un de joyeux et très sociable, c’est notamment à travers lui qu’elle a noué peu à peu des liens avec la communauté sénégalaise de Rennes. Ce soir là, il sort rejoindre quelques amis. Ne le voyant pas rentrer, Awa l’appelle. Il lui annonce qu’il restera dormir chez un ami nommé Gabriel.

La dernière nuit de Babacar

La suite de l’histoire, Awa la tient de Gabriel et des déclarations que celui-ci fait dans la presse. Babacar se serait réveillé vers 4h du matin en chantant en wolof, une des langues qu’il parle dans son pays d’origine, le Sénégal. Gabriel se lève et trouve Babacar, un couteau de table à la main, avec lequel il s’érafle. À nos confrères de Streetpress, Gabriel (sous le pseudonyme de Pierre) déclare un peu plus tard que Babacar faisait des « petits pas de danse » et des « gestes d’automutilation, qui laissaient sur son bras et son ventre de légères éraflures ». Le Collectif Justice et Vérité pour Babacar évoque une « angoisse » pour qualifier l’état de Babacar. Awa, elle, explique ne connaître aucun antécédent de ce type à son frère. Quoiqu’il en soit, ce soir là, Gabriel ne parvient pas à gérer la situation et finit par appeler les pompiers.

Mais ce sont huit policiers, quatre agents de la BAC et quatre de la police nationale, qui se présentent à la porte de l’appartement. Ils donnent l’ordre à Babacar de lâcher le couteau. Celui-ci, qui parle mal le français, ne le lâche pas et répète : « Pourquoi, pourquoi ? » D’après Gabriel, il est « effrayé et effrayant ». Quelques instants plus tôt, l’apparition d’une voiture de police au pied de l’immeuble l’a terriblement inquiété. Lui qui n’est en France que depuis peu, dont la situation n’était pas encore régularisée, a de quoi craindre l’arrivée inattendue d’un groupe de policiers. « Quand ils sont arrivés, les policiers ont demandé à Gabriel si Babacar était son frère, raconte Awa. Il a répondu que non, qu’ils étaient amis, et ils lui ont dit ensuite qu’ils allaient le forcer à sortir. »

Dans l’appartement, un des policiers tente d’utiliser son taser mais celui-ci ne marche pas. L’agent au taser se retranche alors dans les toilettes. Les autres policiers ainsi que Babacar sortent de l’appartement. Sur ce point, les versions divergent : est-il sorti volontairement, ou les policiers l’y ont-ils contraint ? Ensuite, toujours selon Gabriel, certains policiers tentent d’utiliser leurs matraques mais se gênent sur le pallier. Une première balle est alors tirée par un policier de la BAC, qui touche Babacar à la fesse gauche, alors qu’il est sur la première marche qui monte vers l’étage supérieur. À cet instant, « les policiers le bloquent par le bas et par le haut des marches », narre Awa.

C’est sur ce palier que Babacar Gueye agonise pendant plus d’une heure, selon un témoin, menotté par les policiers après avoir reçu 5 balles.
© Juliette Rousseau

À Gabriel, qui observe la scène, les policiers donnent l’ordre de rentrer et de refermer la porte. Elle poursuit : « Quelques minutes plus tard, ils ont tiré quatre autres balles en rafale. » Les agents présents sur place déclarent que les balles ont toutes été tirées par le même policier. Puis, « ils l’ont menotté quand il était à terre, raconte Awa, et il est resté comme ça plus d’une heure. » Il est toujours vivant mais on le laisse là, sans le couvrir, tandis qu’il agonise. Il meurt au petit matin, toujours étendu sur le palier.

« J’ai demandé à voir le corps de Babacar, mais les policiers ont refusé »

Au moment des faits, comme son frère, Awa maîtrise encore mal le français. Elle ne sait ni lire ni écrire, ce qu’elle explique d’emblée aux policiers lorsqu’elle se rend au commissariat après avoir appris la nouvelle, dès sa sortie de l’hôpital. Une fois dans le bureau, où ils exigent qu’elle entre seule, Awa n’a pas le temps de s’asseoir que les policiers lui montrent déjà une photo de Babacar mort, et lui demandent de l’identifier. Awa est encore sous le choc. Les policiers ne cherchent pas à amoindrir la violence de ce qu’elle vit : « Au début, ils n’était que deux, puis d’autres sont venus dans le bureau, ils se sont énervés et l’un m’a dit "Il a voulu nous tuer alors on l’a tué". » Pire, elle vit un « chantage » : « J’ai demandé à voir le corps de Babacar, mais les policiers ont refusé de me dire où il était tant que je ne les laissais pas m’accompagner chez moi pour qu’ils récupèrent ses papiers d’identité »

Arrivés chez elle, les policiers retournent la chambre de Babacar et prennent tout ce qu’ils peuvent. Quelques heures auparavant, juste après le décès du jeune homme, quatre des policiers qui étaient présents ont porté plainte contre lui pour tentative d’homicide. Dans la foulée, une enquête IGPN est diligentée. Mais Awa a le sentiment que l’enquête se concentre avant tout sur Babacar, son caractère, son dossier médical, son passé, plutôt que sur les conditions de sa mort et de l’ouverture du feu du policier.

Côté policier, la cause est entendue. Il s’agit de légitime défense : « Même avec une balle dans le corps, l’homme a été capable de monter l’escalier pour en découdre avec les fonctionnaires. Avec cinq balles, il continuait à donner des coups de pied. C’est anormal. N’importe qui aurait été cloué au sol de douleur. Nous attendons les analyses toxicologiques mais il est probable qu’il ait pris une drogue de synthèse qui décuple les forces et permet de ne pas ressentir la douleur », croit savoir Stéphane Chabot, du syndicat SGP Police, avant même les résultats de l’autopsie [1]. Les analyses toxicologiques démontrent le contraire : Babacar n’avait consommé ni stupéfiants, ni alcool.

Le rôle obscur du consulat du Sénégal

Le surlendemain de la mort de Babacar, le consulat du Sénégal contacte Awa et lui propose son aide. M. Amine Diouf, le consul, lui explique que le consulat aimerait réaliser une contre-autopsie. Il lui demande un délai de quinze jours avant de ramener le corps de son frère au Sénégal. Il lui présente également un avocat, Abdoulaye Barry, qui se propose de la représenter et de porter plainte. Au terme des quinze jours, le consulat la recontacte et lui signifie qu’elle peut emmener le corps de son frère, sans lui donner de nouvelles des démarches entreprises. Elle n’en aura jamais plus.

À son retour, quatre mois plus tard, alors qu’elle n’a eu de nouvelles ni du consulat ni de son avocat, Awa apprend par des amis que, peu avant la tenue d’une marche en hommage à Babacar, une mise en garde a été envoyée par le consulat à la communauté sénégalaise à Rennes, demandant aux gens « de ne point participer à une quelconque marche encore moins (sic) de s’épancher dans les médias ». Suite à l’insistance d’Awa, Me Barry, son avocat, finit par accepter de la revoir, et lui annonce que l’affaire a été classée sans suite par le parquet de Rennes.

« Babacar a besoin d’aide à ce moment là, mais ce n’est pas ce qu’il se passe »

Awa décide alors de changer d’avocat et insiste pour avoir accès au dossier, ce que son précédent avocat n’avait pas demandé. Elle se constitue partie civile, une instruction est ouverte. Le policier qui a tué son frère est placé sous le statut de témoin assisté. Première étape importante de l’instruction, une expertise balistique, associée à l’autopsie déjà réalisée, est ordonnée. Les experts mandatés découvrent alors que quatre des scellés, dont l’arme qui a servi à tuer Babacar, ont été détruits. Une erreur, explique le procureur de l’époque, qui « ne devrait pas avoir de conséquences significatives sur la manifestation de la vérité ». Reste que l’expertise balistique vient questionner la version de légitime défense défendue par les policiers : d’après Me Tenier, alors avocate d’Awa Gueye, aucune balle n’aurait été tirée de face, ce qui « vient contredire un certain nombre d’éléments du dossier ».

Ce ne sont pas les seuls éléments troubles de l’affaire. Pourquoi, alors que Gabriel déclare avoir appelé les pompiers ce soir là, des policiers ont-ils débarqué dans l’appartement, et seuls ? Pourtant, les pompiers étaient bien sur place ainsi que l’explique Gabriel : « J’étais dans la cuisine quand j’ai vu les gyrophares. Il y avait une voiture de sapeurs, une ambulance ainsi qu’un véhicule de la police nationale. Mais ce qui m’a surpris, c’est la présence d’une 206 noire de laquelle sont sortis des gars avec des brassards rouges. »

Si l’état psychique de Babacar nécessitait une prise en charge médicale et psychologique, ce que le témoignage de Gabriel laisse entendre, comment expliquer que ce soient les policiers, dont ce n’est pas le rôle, qui aient été les premiers à intervenir ? « Babacar a besoin d’aide à ce moment là, mais ce n’est pas ce qu’il se passe », relève Awa.

D’autres possibilités pour le désarmer ?

La forme que prend l’intervention pose aussi question : pourquoi, alors qu’ils sont huit policiers, n’y a-t’il qu’un seul taser, qui ne fonctionne pas ? Le taser, arme au potentiel pourtant létal, est supposé éviter l’usage de l’arme à feu par les forces de l’ordre dans ce type de configuration. « Le port d’un taser nécessite une habilitation », nous explique Frédéric Birrien, l’avocat du policier qui a tué Babacar. Celui-ci ajoute qu’il n’est « pas étonnant qu’il n’y en ait qu’un pour tout le groupe d’intervention », mais précise qu’il ne peut pas garantir qu’il n’y avait qu’un seul policier habilité ce soir là.

Outre le taser, pourquoi, alors que les huit policiers sont en possession de matraques et formés à maîtriser physiquement une personne, une balle, puis quatre autres, sont rapidement tirées ? « Babacar était encerclé », selon Gabriel, qui ajoute : « Si les policiers l’avaient voulu, ils auraient pu le désarmer. » De la même manière, on peut s’interroger sur le nombre de balles tirées – cinq – si le but n’est que d’immobiliser ?

Enfin, la façon dont Babacar est pris en charge par les policiers et les personnels soignants pose question. Pourquoi est-il menotté alors qu’il vient de recevoir cinq balles dans le corps ? Pourquoi faut-il une heure avant que le Samu n’intervienne ? Pourquoi le laisse-t-on agoniser presque nu alors qu’on est en plein mois de décembre ?

Une reconstitution à venir

L’ensemble de ces questions, et d’autres, seront au centre de la prochaine étape de l’instruction : une reconstitution des faits. Sa date n’est pas encore connue, mais Awa a appris fin 2019 qu’un nouveau juge venait d’être nommé. Du coté du policier mis en cause, placé sous le statut de témoin assisté, l’enjeu est de pouvoir s’expliquer « sur la situation de dangerosité qui l’a amené à faire usage de son arme », selon son avocat, Frédéric Birrien.

Interrogé sur la potentielle entrave à l’enquête que peut représenter la disparition de quatre des scellés, dont l’arme ayant servi à tuer Babacar, l’avocat du policier estime que cela ne gêne pas l’enquête, et ne concerne pas les « circonstances » qui ont amené son client à faire usage de son arme. Quant à Awa, elle attend beaucoup de cette reconstitution, pour lever les zones d’ombres et souligner les potentielles incohérences du dossier. L’enjeu est l’ouverture d’un procès. Pour cela, il faut « que tous ceux qui étaient là cette nuit là soient présents : policiers, pompiers, témoins ». « Je ne sais pas si ce sera le cas, mais c’est ce que je demande », conclut-elle.

Juliette Rousseau (texte et photos)

 Lire le second volet de notre enquête : « Si Babacar avait été blanc, ils auraient cherché à le maîtriser, mais ils sont venus en mode guerrier »

 Photo de une : Lors de la marche commémorative pour Babacar, le 7 décembre 2019 / © Juliette Rousseau

 [MAJ : manifestation reportée « en raison de l’épidémie du Covid-19 » : « Cette décision n’a pas été facile à prendre pour les familles et les collectifs appelants. » Une « Marche des familles contre les violences policières » se déroule le samedi 14 mars à 13h, à partir de la place de l’Opéra à Paris, ainsi que pour
exiger l’interdiction des techniques mortelles d’immobilisation et des armes de guerre en maintien de l’ordre (lire ici).

Notes

[1Le Mensuel de Rennes, janvier 2016.