« Hier, j’ai été au bureau militaire, ils m’ont dit que je devais faire mon sac et attendre l’appel téléphonique pour rejoindre l’armée. » C’était vendredi 25 février, au lendemain du début de l’invasion russe en Ukraine. Depuis, Maksym Butkevitch, coordinateur à Kiev d’une initiative d’aide au réfugiés, No Border Project, ne sait pas de quoi les prochains jours seront faits, « s’il y aura encore une connexion » le lendemain, ou s’il ne sera pas en train de combattre des soldats russes. « Jusqu’à jeudi matin, la plupart d’entre nous ne pensions pas que Poutine ferait cela. C’est un cauchemar. Et les choses changent très rapidement. Hier matin, cela semble déjà il y a des semaines. »
En attendant, le militant continue à s’activer pour les autres, en particulier pour des opposants russes et biélorusses qui s’étaient réfugiés en Ukraine et qui doivent maintenant à nouveau faire leurs valises. « Nous accompagnons beaucoup d’activistes de Biélorussie qui ont fui suite aux dernières élections présidentielles », en août 2020. Depuis, le président biélorusse Alexandre Loukachenko, soutenu par le président russe Vladimir Poutine, a violemment réprimé ses opposants et en a fait emprisonner des centaines.
« C’est très difficile de quitter Kiev depuis jeudi »
Maksym Butkevitch accueille depuis 15 ans des réfugiés et demandeurs d’asile en quête d’une protection en Ukraine. Aujourd’hui, ils les aident à partir. « C’était clair depuis plusieurs jours que les activistes réfugiés devraient être relocalisés, mais j’ai été surpris par la rapidité des événements. » À Kiev, la capitale, frappée par les bombardements et menacée d’encerclement, Maskym organise les départs. D’autres militants prendront le relais à leur arrivée, dans l’ouest du pays.
« Nous travaillons à la relocalisation [des réfugiés politiques] dans des régions qui n’ont pas encore été bombardées. Et dans le cas du scénario du pire, les personnes pourraient traverser la frontière depuis ces zones. » Selon l’agence des Nations unies pour les réfugiés, un million de personnes venues d’Ukraine ont fui le pays vers les pays voisins (entre autres vers la Pologne, la Roumanie, la Hongrie, la Moldavie) depuis le lancement de l’offensive russe. « Les activistes originaires de Russie et de Biélorusse, deux puissances occupantes, se préparent à partir vers l’Union européenne, ce que je comprends. Mais c’est très difficile de quitter Kiev depuis jeudi. Les gens ne trouvent pas de moyens de transport et ce n’est pas vraiment quelque chose sur lequel on peut agir. »
Depuis la banlieue de Kiev, où elle a dû déplacer son bureau pour pouvoir continuer à travailler, Oleksandra Matviychuk tente de son côté d’organiser l’acheminement de l’aide humanitaire pour sa ville bientôt assiégée. « Il y a beaucoup à faire, notamment pour la logistique. Nous travaillons aussi au niveau international pour documenter ce qui est en train de se passer. Nous avons publié une lettre commune signée par les organisations de défense des droits humains de la région adressée au Conseil de l’Europe, à qui nous demandons d’exclure la Russie. » Vendredi, le Conseil de l’Europe (organisation intergouvernementale distincte de l’Union européenne) a suspendu la participation des représentants russes à ses instances.
Oleksandra Matviychuk préside le Centre pour les libertés civiles, créé en 2007 en Ukraine. L’organisation a documenté les violences contre les manifestants de la place Maïdan en 2013 et celles de la guerre qui a suivi depuis 2014 dans la région du Donbass, dans l’est du pays. « Quand la guerre a commencé dans le Donbass, nous étions la première organisation de défense des droits humains à y avoir envoyé des groupes mobiles. Nous y avons documenté des crimes de guerre et des violations des droits humains pendant huit ans. Si la Russie occupe une plus grande partie du territoire ukrainien, elle va y étendre ces pratiques. Les premières cibles d’une occupation russe seront les journalistes, les activistes de la société civile, les défenseurs des droits des femmes, les artistes et les leaders religieux », craint-elle.
« Mes collègues sont en train de défendre notre ville »
Sasha Romantsova travaille elle aussi au Centre pour les libertés civiles. Depuis l’arrivée des troupes à Kiev, elle et ses collègues craignent pour leur sécurité : « Nous avons quitté la ville, nous y retournerons quand les affrontements seront terminés. Mais nous ne voulons pas quitter l’Ukraine, nous avons besoin de travailler d’ici. » Avec les autres membres de l’organisation, ils alimentent régulièrement leurs réseaux sociaux, dont certains canaux ont été réveillés pour l’occasion. Aux citoyens ukrainiens sont communiquées « des informations sur l’autodéfense ». « On leur explique que faire quand on rencontre des soldats russes, comment produire des cocktails Molotov, diffuser des informations, ou détruire certaines marques stratégiques des Russes », explique l’activiste. Des « modes d’emploi » pour fabriquer des cocktails Molotov circulent d’ailleurs sur les réseaux sociaux.
Leur communication sert aussi à faire réagir la communauté internationale, via le compte Twitter SOS Maydan. « Nous voulons que la communauté internationale ouvre les yeux et comprenne que ce qui se passe ici est une véritable guerre, souligne Sasha Romantsova. Ce n’est pas juste une petite bagarre entre voisins. Nous n’abandonnerons pas après quelques jours. Nous allons continuer à nous battre, même si c’est long et sanglant. » Le Centre pour les libertés civiles demande à la communauté internationale de l’aide pour sécuriser leur espace aérien et de couper immédiatement l’accès de la Russie à la plateforme interbancaire Swift. Samedi, l’UE et ses alliés ont annoncé une décision en ce sens, prévoyant d’exclure « un certain nombre de banques russes » du système de paiement international.
Même si l’accès à Internet est coupé, le travail du Centre des libertés civiles continuera, assure Sasha Romantsova : « Nous essayons constamment d’imaginer de nouvelles façons de nous mobiliser. Si nous n’avons plus de connexion, nous irons travailler avec des troupes médicales, parce que c’est ainsi que nous pourrons continuer à nous battre. » « Mes collègues, des gens avec qui je travaille depuis huit ans pour la défense des droits humains, sont en train de défendre notre ville. Ils meurent peut-être à cet instant même », signale Oleksandra Matviychuk. Maskym Butkevitch, lui, se demande s’il ne va pas se retrouver bientôt « à vivre dans une ville sous occupation russe ».
Emma Bougerol, Rachel Knaebel
Photo : Le 24 février à Paris. © Pierre Jequier-Zalc