Près de trois semaines après le début de son attaque militaire en Ukraine, la Russie est accusée par plusieurs ONG de ne pas respecter les conventions de Genève qui édictent les règles internationales de protection des civils pendant les conflits armés. Elles imposent d’épargner ceux qui ne participent pas à la guerre et de respecter la dignité humaine.
Au 15 mars, l’ONU dénombrait au moins 636 civils tués depuis le début de l’offensive russe en Ukraine. « Parmi les personnes tuées, 46 étaient des enfants », précise l’ONU. « Ces chiffres sont probablement beaucoup plus élevés, car les rapports sont encore en cours de corroboration dans un contexte d’affrontements de plus en plus intenses », a aussi relevé le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU.
Écoles, hôpitaux, immeubles résidentiels… Les frappes de la Russie sur le pays touchent aussi la population ukrainienne. « Le droit international interdit de prendre délibérément pour cible les civilun communiqué de l’ONG.
e s et les biens de caractère civil, et de mener des attaques sans discrimination. Toutes les attaques illégales doivent cesser », demande la secrétaire générale d’Amnesty International, Agnès Callamard, dans« Des bombes sur un quartier résidentiel en plein milieu de la journée »
« Dès le premier jour de la guerre, le 24 février vers 10h30, nous avons déjà documenté une atteinte au droit international humanitaire, témoigne Nathalie Godard, directrice de l’action à Amnesty International. Une attaque a été conduite près d’un hôpital avec un missile balistique, dans la région de Donetsk. Quatre civils ont été tués et dix ont été blessés. » L’analyse du laboratoire de preuves de l’ONG, chargé de documenter la guerre avec des sources accessibles à distance (images, données, témoignages), montre l’usage d’un missile de type Tochka 9M79. Une arme connue pour son imprécision – elle manque souvent sa cible d’un demi-kilomètre, voire plus. « Ce type de missile représente un risque énorme, il ne devrait jamais être utilisé en zone civile », alerte Nathalie Godard.
Le 10 mars, l’Organisation mondiale de la santé a annoncéavoir vérifié 18 attaques perpétrées contre des établissements de soins, le personnel soignant et des ambulances, faisant au moins dix morts et 16 blessés, depuis le début de l’offensive russe en Ukraine. La ville de Marioupol, accès important à la mer d’Azov au sud-est du pays, est un des symboles des attaque des populations civiles : selon son maire, près de 2200 habitants ont été tués. La ville est encerclée, bombardée sans relâche. Les habitants n’ont plus d’énergie, d’eau, manquent de vivres. Le 9 mars, des frappes aériennes touchent un hôpital pédiatrique. Trois personnes décèdent, dont une petite fille, selon la mairie de Marioupol. Quelques jours plus tard, une femme enceinte, venue pour accoucher dans la maternité, est décédée de ses blessures, selon Associated Press (voir l’article de Libération). Le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères, Josep Borrell, a qualifié dans un tweet ce bombardement de la maternité de Marioupol de « crime de guerre odieux ».
À Tchernihiv (au nord de Kiev), à Kiev, à Mykolaïv (entre la Crimée et Odessa), des bâtiments d’habitation sont aussi bombardés. « Les forces russes ont largué des bombes sur un quartier résidentiel en plein milieu de la journée, détruisant des maisons, tuant et blessant des dizaines de personnes, et terrifiant les habitants », dénonce la directrice des crises et des conflits à Human Rights Watch, Ida Sawyer. « La Cour pénale internationale et les autres autorités compétentes qui enquêtent sur les crimes potentiels dans ce conflit, devraient déterminer si un crime de guerre a été commis à Tchernihiv et signaler clairement que les responsables devront rendre des comptes », ajoute-t-elle.
Une enquête ouverte à la Cour pénale internationale
La Cour pénale internationale (CPI) a annoncé ouvrir une enquête pour « crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité ». « Je suis convaincu qu’il existe une base raisonnable de croire que les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité allégués ont bel et bien été commis dans ce pays dans le cadre des événements déjà examinés lors de l’examen préliminaire mené par le Bureau », précise son procureur, le britannique Karim Khan.
L’usage d’armes dites « non-discriminantes » est proscrit dans un cadre de guerre. C’est le cas des mines antipersonnel et des bombes à sous-munitions – armes qui comportent plusieurs projectiles explosifs. Ces dernières sont imprécises, elles présentent un fort risque de ne pas exploser immédiatement puis de se transformer ensuite en mines antipersonnel, dispersées sur plusieurs dizaines de mètres. « Les populations civiles en sont les premières victimes, rappelle Handicap International. Les civils représentent 97 % des victimes recensées, parmi lesquelles 36 % d’enfants. » En 2008, une centaine d’États se sont accordées sur leur interdiction en signant le traité d’Oslo, également appelé « Convention sur les armes à sous-munitions ». Ni la Russie ni l’Ukraine n’ont paraphé l’accord (comme la Chine ou Israël d’ailleurs, et les États-Unis en vendent à l’Arabie Saoudite pour sa guerre contre le Yémen).
Le média d’investigation Bellingcat a documenté plusieurs frappes russes lancée en Ukraine avec des bombes à sous-munitions à l’aide de données en open source. Les informations récoltées et analysées par Bellingcat mettent en avant des impacts multiples, résultats d’une arme à sous-munitions, sur le bâtiment d’un jardin d’enfants à Okhtyka,à quelques kilomètres de la frontière russe. L’ogive a été repérée 200 mètres plus loin. S’il est impossible de dire avec certitude que la Russie a initié le tir – l’Ukraine possède aussi des bombes de ce type –, le média précise qu’« il semble extrêmement improbable que les forces ukrainiennes tirent délibérément ce type d’arme sur leurs propres villes, même si elles visent des soldats russes ».
Russian missile hit kindergarten pic.twitter.com/mrbwzvwYWJ
— Олександр Мережко (@3TrAmvL026aJRar) February 25, 2022
« Les couloirs humanitaires sont une nécessité à cause des attaques russes sur les zones civiles »
Le 6 mars, la présidente de l’organisation ukrainienne Centre pour les libertés civiles Oleksandra Matviychuk écrit sur Twitter : « Ça a commencé. Je viens de recevoir le contact d’une femme qui a été violée par des soldats russes. L’impunité conduira aux violations flagrantes des droits de l’homme. » L’accusation de viols par les militaires russes a été lancée deux jours plus tôt par le ministre des Affaires étrangères ukrainien, Dmytro Kouleba. Lors de la prise de la ville de Kherson, dans le Sud, des sources locales ont aussi dénoncé des violences sexuelles sur les civiles. Amnesty International n’a pas encore enquêté sur ces allégations, l’ONG ne peut les confirmer ni les infirmer. Mais Nathalie Godard, directrice de l’action pour l’ONG, ne cache pas son inquiétude : « Notre expérience des conflits nous montre que les femmes et les minorités de genre sont particulièrement vulnérables dans ces situations. Les violences sexuelles sont malheureusement très utilisées comme arme de guerre. »
« Les couloirs humanitaires sont une nécessité à cause des attaques russes sur les zones civiles. Il faut que les civils aient accès à des lieux sûrs. Leur mise en place est une urgence absolue », s’insurge aussi Nathalie Godard. Les premiers passages pour les civils et le ravitaillement ont été discutés entre l’Ukraine et la Russie le 3 mars, mais les couloirs sécurisés n’ont pas été effectivement mis en place. « Il ne faut pas oublier les plus fragiles, comme les personnes âgées ou handicapées, qui restent souvent derrière, rappelle la directrice de l’action d’Amnesty International. L’évacuation de civils par des couloirs humanitaires ne doit pas devenir une autorisation de bombarder plus fort après, comme on a pu le voir à Alep (ville syrienne presque entièrement détruite par les bombes en 2016, nldr). Tous les civils doivent être protégés, partout. »
Les civils, mais aussi les militaires hors des zones de combats : le droit international humanitaire, par la convention de Genève, impose de protéger les prisonniers de guerre de « la curiosité publique ». Des images de soldats capturés des deux camps circulent sur les réseaux sociaux. Ces mises en scènes sont interdites par la troisième Convention de Genève, dans son article 13 : « Les prisonniers de guerre doivent de même être protégés en tout temps, notamment contre tout acte de violence ou d’intimidation, contre les insultes et la curiosité publique. » Toute identification individuelle d’un prisonnier pourrait le mettre en danger.
« Notre rôle est d’alerter, de dénoncer ce qu’il se passe en Ukraine, explique Nathalie Godard. La Russie affirme n’utiliser que des armes guidées et préserver les civils. Nous montrons que c’est faux. Même si elle n’est pas signataire du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, cela ne nous empêche pas de lutter contre l’impunité de ces crimes. »
Emma Bougerol
Photo de une : Des ukrainiens fuient vers la frontière polonaise / © Louis Witter