Barrage de Sivens

Un an après la mort de Rémi Fraisse, les conclusions accablantes de la Commission d’enquête citoyenne

Barrage de Sivens

par Camille Polloni

Il y a un an, dans la nuit du 25 au 26 octobre 2014, le militant Rémi Fraisse est tué sur la ZAD de Sivens par une grenade offensive lancée par les gendarmes mobiles. Alors que l’enquête officielle s’enlise, une commission d’enquête citoyenne vient de rendre ses conclusions sur les circonstances de ce décès. Un rapport accablant qui pointe les responsabilités des autorités publiques dans ce drame, mais aussi les procédures bâclées, les conflits d’intérêts, la démission de l’État autour de ce projet de barrage, qui ont préparé le terrain pour qu’un accident se produise : « La survenance d’un drame et la mort d’un homme étaient dans la logique du dispositif mis en place », conclut la Commission d’enquête.

D’ici quelques années, les circonstances du décès de Rémi Fraisse, tué par une grenade offensive de la gendarmerie dans la nuit du 25 octobre 2014 sur la ZAD de Sivens, auront sans doute été examinées sous tous les angles. Minutées, décortiquées, soupesées par les diverses institutions ayant entrepris de les rendre intelligibles – la justice, en premier lieu, mais aussi l’Inspection générale de la gendarmerie nationale, le Défenseur des droits, la commission d’enquête parlementaire sur le maintien de l’ordre.

Vendredi 23 octobre, un autre acteur a rendu son rapport sur les conditions ayant conduit à la mort de Rémi Fraisse : la commission d’enquête citoyenne sur Sivens, créée en novembre dernier à l’initiative de la Ligue des droits de l’homme (LDH) [1]. Ses douze membres ont auditionné trente-quatre témoins de l’ensemble ou de certains événements survenus sur la zone (dont un tiers sous le sceau de l’anonymat), lu les articles de presse qui s’y rapportaient, visionné des vidéos.

« Procédures bâclées, conflits d’intérêts, démission de l’État »

Bien qu’invités à s’exprimer, ni Thierry Carcenac, le président du conseil général du Tarn, ni le préfet, ni aucun autre responsable politique ou policier local n’ont daigné répondre. « Comme si c’était déchoir que de dialoguer avec la société civile », notent avec amertume les auteurs du rapport. Ce silence corrobore les sévères conclusions de cette commission d’enquête sur le climat régnant à Sivens, les semaines précédant et suivant la mort de Rémi Fraisse : un débat public confisqué, des violences dramatisées lorsqu’elles touchent les gendarmes et sous-estimées quand elles en viennent, une impunité policière garantie par des responsables politiques qui se substituent à une justice frileuse.

Si la LDH retrace à grands traits l’histoire du projet de barrage sur le Tescou, vieux serpent de rivière depuis 1969, c’est pour mieux mettre en lumière les failles d’une prise de décision qui se veut démocratique. A long terme, ces « procédures bâclées, conflits d’intérêts, démission de l’État et des responsables politiques, recours judiciaires si longs qu’ils en deviennent sans efficacité » ont miné le terrain. Plus l’échéance se rapproche, plus la frustration grandit. Elle ne pouvait déboucher que sur un choc frontal avec ceux qui, par conviction ou par profession, s’employaient à faire démarrer le chantier.

« Insultes, humiliations, violences physiques contre les zadistes »

Dès la fin du mois d’août 2014 et les premiers travaux de terrassement, le face-à-face entre opposants et forces de l’ordre se tend. Comme à Notre-Dame-des-Landes, il prend des formes variées, plus ou moins non-violentes. Il ne fait aucun doute, pour la commission d’enquête, que certains manifestants étaient déterminés à en découdre. Des pierres et même quelques cocktails molotov ont volé à l’occasion. Mais « rien de comparable, estime le rapport, avec les "centaines de casseurs" avancées par certaines autorités, singulièrement par le ministre de l’Intérieur ». Le décompte des jours d’ITT (incapacité totale de travail) parle de lui-même : « Force est de constater que, hors les déclarations des gendarmes et de responsables des autorités locales ou nationales, bien peu de choses attestent de la réalité des blessures infligées aux forces de l’ordre à Sivens ». Faute de preuves tangibles, le rapport conclut que les forces de l’ordre « n’ont jamais été réellement en danger ».

A contrario, la LDH dénonce un véritable harcèlement policier contre les zadistes : « violences physiques », « insultes, humiliations, destruction de biens personnels, complicité avec les milices locales » venues provoquer et parfois agresser les occupants. « Les interventions des forces de l’ordre ont créé un climat oppressif permanent sur le site de Sivens », y compris en dehors des épisodes les plus aigus. Plus qu’aux gendarmes de terrain, le rapport s’en prend à l’autorité politique qui les dirige : « Pour parvenir à faire évacuer définitivement le site de ses occupants, [elle] a délibérément pris le parti de faire exercer à leur encontre (...) un niveau de violence considérable. La survenance d’un drame et la mort d’un homme étaient dans la logique du dispositif mis en place. »

« Les autorités s’efforcent de jeter le doute sur les conditions du décès »

La nuit du 25 octobre, alors que des échauffourées avaient déjà éclaté en journée, la présence d’un escadron de gendarmes sur la ZAD, assigné à la protection d’un générateur électrique, tourne mal. « Ainsi disposés et avec un tel équipement, les gendarmes auraient pu tenir leurs positions sans dommage pendant des heures. Il était rigoureusement impossible aux opposants de venir menacer directement l’intégrité des gendarmes, sauf par le lancer de projectiles effectivement dangereux. » En face, « à de très rares exceptions près », les zadistes lancent « des pavés, des "cailloux" et autres "mottes de terre" inoffensifs pour des gendarmes suréquipés et protégés à la fois par la distance, par un fossé profond et par un grillage ». Au cours de la nuit pourtant, 703 grenades de toutes sortes – dont celle qui a tué Rémi Fraisse – et 74 balles en caoutchouc sont tirées. Une disproportion flagrante aux yeux des enquêteurs citoyens.

Mais les critiques les plus dures se concentrent sur « l’après ». Informé en temps réel du décès d’un manifestant touché par une grenade offensive, le ministère de l’Intérieur annonce de manière surprenante qu’un corps a été « découvert », sans lier cette trouvaille aux échauffourées. Puis, « très rapidement, les autorités s’efforcent de jeter le doute sur les conditions du décès, tant en imputant aux opposants l’essentiel de la violence qu’en diffusant de fausses informations ». Notamment en laissant entendre que des explosifs auraient pu se trouver dans le sac à dos de Rémi Fraisse. Dans les semaines qui suivent, l’exécutif fait bloc avec les gendarmes, malgré certaines contradictions. L’Inspection générale de la gendarmerie nationale, chargée d’une enquête administrative, rend ses conclusions début décembre. Les forces de l’ordre « ont rempli leur mission avec professionnalisme et retenue », estime-t-elle, et le tireur s’est comporté de façon réglementaire. Fermez le ban, avec l’interdiction des grenades offensives pour seule consolation.

L’enquête judiciaire s’enlise

De son côté, le parquet de Toulouse a ouvert une information judiciaire. La juge d’instruction Anissa Oumohand a choisi de confier l’enquête… à la gendarmerie. Entendu en janvier, le tireur n’a pas été mis en examen. Aucun acte d’enquête n’a été ordonné depuis mars et les demandes des parties civiles sont, disent-elles, systématiquement rejetées. Ces derniers jours, les parents de Rémi Fraisse ou encore l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (Acat), ont exprimé leur crainte d’assister à l’un de ces non-lieux si habituels en matière de bavures policières. La Ligue des droits de l’Homme partage cette inquiétude. « Je vous parie que l’enquête sera classée », lance, en espérant le contraire, l’un des membres de la commission d’enquête venu présenter ses travaux à la presse, François Dumas. « Le pouvoir judiciaire a peur d’enquêter sur l’exécutif », complète Arié Alimi, avocat de la famille Fraisse présent dans la salle.

En dernier recours, la commission d’enquête lance une « adresse solennelle » au Premier ministre : « Communiquez à la famille de Rémi la totalité des instructions relatives à l’organisation des opérations de maintien de l’ordre à Sivens, depuis la fin du mois d’août 2014 ». Une recommandation parmi d’autres, plus générales, visant à simplifier le traitement judiciaire des violences policières, réformer la procédure d’enquête publique, améliorer les possibilités de recours administratifs et la règlementation des manifestations. Ces conseils seront-ils suivis d’effet ? Françoise Dumont, présidente de la LDH, compte en tout cas envoyer le rapport aux autorités concernées. Dressant un parallèle avec la mort de Zyed et Bouna en 2005, elle estime qu’ « il y a urgence à instaurer un débat public sur les conditions démocratiques de la sécurité », appelant de ses vœux une police républicaine et constatant « qu’aujourd’hui, on en est loin ». A côté d’elle, Benoît Hartmann, porte-parole de France Nature Environnement, renchérit : « Nous avons peur que ça recommence. Vous avez entendu Manuel Valls parler de Notre-Dame-des-Landes ? C’est un va t’en-guerre. »

Dimanche, une marche en mémoire de Rémi Fraisse était prévue à Lisle-sur-Tarn. Quatre autres manifestations, dont une de la FDSEA, devaient aussi avoir lieu. En guise de geste d’apaisement, la maire de la commune a usé de ses pouvoirs de police pour toutes les interdire.

Camille Polloni

 Lire le rapport de la Commission d’enquête citoyenne :

Photo : Simon Gouin

Notes

[1Lire ici. Cette commission est composée de membres de la LDH, sous la direction de Pascal Nakache, président de la LDH-Toulouse et avocat.