Il est à peine 9 heures, mais le soleil est déjà chaud dans les marais salants de Mesquer, en Loire-Atlantique, ce vendredi de septembre. Eva, paludière depuis 12 ans, arpente sa saline au pas de course. Armée de son las – fine planche rectangulaire fichée sur un manche de cinq mètres de long – elle décolle le gros sel du fond des bassins, et le ramène sur le bord où il sèchera toute la journée. Elle le récoltera avant que pointe le crépuscule. « C’est ma seconde année de récolte ici, lance-t-elle en maniant son las avec agilité. Cette saline, qui était exploitée il y a une cinquantaine d’années, est ensuite restée en friche. On l’a remise en état avec une dizaine d’autres paludiers. »
Réhabiliter une saline exige un savoir-faire d’orfèvre : les bassins – ou œillets – dans lesquels se dépose le sel dessinent un labyrinthe très précis dans lequel l’eau de mer circule au fil de la saison de récolte, de juin à septembre. Séparés par des pontons d’argile, tous montés à la main, ces bassins sont légèrement bombés au milieu, pour accueillir le gros sel une fois l’eau évaporée. La fleur de sel se cueille sur les bords, à la surface de l’eau.
La solidarité comme moyen de survie
Formées par secteurs géographiques, et par affinités, les équipes dites « de chaussage » ont en charge l’entretien des salines, et leur remise en état si nécessaire. Elles sont un rouage essentiel du bon fonctionnement des marais, et assurent aux jeunes qui souhaitent s’installer la possibilité de le faire sur des lieux en friche. Personne n’est payé pour ces travaux de réfection et d’entretien. « C’est de l’entraide pure », dit Tony, paludier depuis 1998. « Quand l’un ou l’une de nous a un souci de santé, on se passe le mot, et on vient faire le boulot de préparation des salines pour la saison. Il est arrivé qu’on se retrouve à 30 sur une saline. Les désaccords que l’on peut avoir les uns avec les autres ne comptent pas dans ces moments là. Il faut faire le boulot ensemble, point. Ce sont des moments très impressionnants. Cette solidarité me plait beaucoup ; elle impressionne souvent les personnes qui nous rendent visite. »
« Ici, le gros du boulot se fait à la main, ajoute Pierre, né dans le marais et paludier depuis 2005. Nous ne sommes pas mécanisés du tout. Nous ne pouvons pas bosser les uns sans les autres. Nous n’avons pas le choix, c’est ça qui fait notre force. » « Sans cette solidarité, nous aurions disparu », disent les cueilleurs de sel, racontant comment le marais a failli être englouti sous le béton dans les années 70, avec un projet d’autoroute censée faciliter l’accès des touristes à la côte. Moins connue que la lutte menée au Larzac à la même époque, la bataille qui a eu lieu dans le pays de Guérande pour sauver les marais a été menée par des collectifs improbables, mais semblables à ceux qui nouent des alliances aujourd’hui dans les luttes contre les grands projets inutiles, à Notre-dame-des-Landes par exemple.
« Il y a eu une alchimie entre les anciens accrochés à leur territoire et des jeunes néo-ruraux, fermement décidés à vivre et travailler dans les marais », raconte Pierre. De nombreux citoyens, venus des villes et campagnes alentours ont participé à la lutte. Des naturalistes ont apporté leur soutien, en insistant sur le caractère remarquable de la biodiversité des marais salants.
20 millions d’euros de chiffre d’affaires, et un bilan carbone très faible
En 1996, vingt ans après son sauvetage, le marais est devenu à la demande du ministère de l’Environnement, un « site classé », c’est-à-dire un lieu dont le caractère exceptionnel justifie une protection de niveau national. Aujourd’hui, 300 paludiers y vivent et y travaillent. Les touristes affluent en nombre, et de partout, pour découvrir cet endroit singulier et le métier de ceux et celles qui récoltent le sel. La coopérative de Guérande, qui réunit 200 paludiers, écoule chaque année 13 000 tonnes de sel et réalise un chiffre d’affaires de 20 millions d’euros. « Tout ça avec de l’argile, des ardoises pour ouvrir et fermer les bassins, du soleil et de l’eau de mer. C’est fabuleux », sourit Pierre. « Et si on ne tient pas compte de la livraison aux clients finaux, le bilan carbone de la production de sel de Guérande est quasi-nul. »
« Cette embellie économique est liée à la gestion commune du territoire », estime Alain Courtel, qui a participé au processus de renaissance des marais [1]. En 1972, alors que le coin périclite doucement, notamment sous la pression du sel blanc industriel, les paludiers de Guérande créent une organisation de producteurs et mettent sur pied le stockage collectif de leur sel. Cela leur permet de lisser leurs revenus entre les bonnes et les mauvaises années, et de négocier les prix à plusieurs. Avec la création de la coopérative, en 1988, une nouvelle étape est franchie : les paludiers commencent à gérer la distribution de leur sel, sans passer par les négociants, qui ont la fâcheuse tendance de tirer les tarifs vers le bas. D’importants investissements sont réalisés pour augmenter les capacités de stockage, conditionner les produits, et assurer leur diffusion.
À partir de 1997, la coopérative commercialise la totalité du sel produit par ses adhérents. L’appellation a acquis ses lettres de noblesse. Le grand public reconnait dans le sel de Guérande un produit sûr et de qualité. « Il y a eu un gros travail sur la qualité du sel et la propreté des marais », précise Pierre. Les bâches pourries ont été mises de côtés, les morceaux de fer rouillés ont disparu, les marais se sont peu à peu débarrassés des décharges sauvages. Au bon entretien des marais s’ajoute une amélioration des techniques de récolte et de stockage. Longtemps moqué parce que trop gris et fait pour les pauvres, le sel de Guérande décroche le label rouge, puis le label Nature et Progrès, qui autorise une diffusion dans les magasins bios. « Une formation a été montée, ajoute Pierre. Elle a permis de renouveler la dynamique, de passer les savoir faire et d’attirer des jeunes non issus du milieu paludier. »
Un exemple de gestion des « communs » ?
Les marais salants de Guérande sont souvent cités comme une référence de « communs », ces biens gérés collectivement comme les « incroyables comestibles », les nappes phréatiques, ou encore ... Wikipédia. Étonnés, certains paludiers soulignent que les marais appartiennent à des propriétaires privés, même si une partie des œillets ont été rachetés par un groupement foncier agricole (GFA) dans les années 1970.
« Ce qui est partagé ici, c’est la participation à construire et protéger une ressource : le sel, et son milieu de production : le marais, détaille Hervé le Crosnier, enseignant chercheur à l’université de Caen, et membre de l’association Vecam [2]. On est donc bien dans les communs. Mais on ne le réalise pas forcément d’emblée. Les communs sont souvent là depuis toujours et on en prend conscience quand ils sont menacés. On le constate avec toutes les luttes contre les projets miniers qui menacent la ressource en eau en Amérique latine, ou encore la lutte contre les gaz de schiste en France. Quand on prend ainsi la défense d’une ressource, on redécouvre son importance et sa qualité. On apprend aussi à s’organiser collectivement, à s’exprimer, à se frotter aux autres. C’est un bon outil d’éducation populaire [3]. »
Pluie et beau temps sur les marais salants
Après les risques de bétonnage des années 70, les habitants du marais ont dû affronter le naufrage de l’Erika, en 1999. Un travail de titan est alors accompli par les paludiers pour empêcher le pétrole de rentrer dans les œillets. Mais après l’élan collectif de sauvetage, de vives tensions apparaissent entre paludiers. Certains veulent faire du sel à tout prix, d’autres préfèrent encaisser une année sans production, de peur de voir les marais se polluer. « C’était chaud bouillant, se souvient-on dans le pays. Des équipes gardaient les barrages la nuit pour être sûres que les autres n’ouvrent pas les vannes qui laissent passer l’eau de mer dans les étiers. » Mais la lutte collective se fraie malgré tout un espace et les paludiers réussissent en juin 2007 à obtenir des indemnisations du fonds d’indemnisation des pollutions par hydrocarbures (Fipol), pour la récolte de sel qu’ils n’avaient pas pu produire en 2000. Et en janvier 2008, une nouvelle victoire est décrochée par les paludiers : le syndicat, affilié à la Confédération paysanne, obtient 370 000 euros de dédommagement pour les actions entreprises contre la pollution au moment du naufrage.
Après quelques années difficiles, la production de sel est finalement repartie à la hausse. Le choc de l’Erika a finalement été encaissé. Pour cette saison 2016, le temps était parfait : beaucoup de soleil, et du vent. « C’est idéal pour l’évaporation de l’eau. La récolte a été belle, surtout en fleur », dit Pierre. Les stocks sont assurés pour un moment. « Certains des adhérents de la coop galèrent encore mais nous sommes beaucoup à vivre très correctement », constate Pierre, qui, en lissant son temps de travail sur l’année, pense être aux trente-cinq heures, « voire un peu moins ». La situation est parfois plus délicate pour la centaine de paludiers qui ont choisi de rester indépendants, avec des petites surfaces. Arrivé dans les marais en 1993, Tony fait parfois des chantiers dans le bâtiment, l’hiver, pour boucler son budget. « Ceux qui sont à la coopérative ont aussi plus de temps à cette époque pour entretenir leur saline, constate Tony. Ils ont aussi plus de temps personnel, puisqu’ils n’ont pas besoin de vendre leur production. Perso, je n’ai que rarement des week-ends. Pour la vie de famille, ce n’est pas idéal. »
La coopérative de Guérande peut-elle perdre son âme ?
Installé à son compte depuis 1998, Tony n’a pourtant jamais voulu adhérer à la coopérative. « Je n’ai qu’une trentaine d’œillets, explique-t-il. Et je ne souhaite pas en avoir plus, cela augmenterait ma quantité de travail et le boulot de paludier, c’est très physique ! » La production que l’on peut tirer de 30 œillets est trop faible pour tirer un revenu en vendant son sel à la coopérative. « La coopérative l’achète moins cher, puisqu’elle le commercialise ensuite, c’est normal. » Mais Tony tient à sa liberté, et, surtout, il veut savoir où va son sel. « J’aime être en lien direct avec mes clients, insiste-il. Certains boulangers m’achètent du sel depuis presque 20 ans. Je n’imagine pas perdre cela. Je sais pour qui et pour quoi je récolte du sel. Je ne souhaite pas vendre en grande surface par exemple. Or, la coopérative le fait. »
Cette liberté de choix et cette maîtrise intégrale du produit de son travail manquent à certains paludiers de la coop. « On récolte notre sel, là, en se disant que c’est peut-être pour qu’il parte à l’autre bout du monde. Cela fait un bilan carbone non négligeable. Et qui peut se payer du sel de Guérande dans les pays où on exporte ? Franchement, tout cela me pose question », lâche Eva.
Si elle reste dirigée par un conseil d’administration de paludiers, la coop, en grossissant, échappe un peu à ses fondateurs. C’est en tout cas le sentiment de certains professionnels des marais, qui regrettent le côté très « technico-commercial » de la coopérative. Ils craignent que les membres du conseil d’administration se fassent happer par les sirènes du management, du commerce et du marketing. « Quand la direction aligne des chiffres, et manie des concepts économiques et commerciaux que l’on ne maîtrise pas, que dire ? » , soupirent les paludiers, soumis au mêmes dilemmes que certains de leurs collègues paysans, qui ont vu leurs coopératives leur échapper peu à peu. Mise en place pour sécuriser les revenus des paludiers, et assurer la sauvegarde d’un milieu de travail exceptionnel, la coopérative de Guérande, dont les responsables n’ont pas souhaité répondre aux questions de Basta!, risque-t-elle de se transformer en une grosse machine exclusivement tournée vers la conquête des marchés ?
Texte et photos : Nolwenn Weiler