Bien commun

Un nouveau projet d’usine d’eau minérale en bouteilles plastique suscite l’incompréhension

Bien commun

par Alexis Dumont

Alors que les ressources en eau sont sous tension, et que la pollution plastique a tous les aspects d’un désastre planétaire, est-il encore raisonnable de mettre de l’eau minérale en bouteilles ? A Divonne-les-Bains, ville française collée à la frontière suisse, la question est tranchée : une usine doit voir le jour, et produire 400 millions de bouteilles par an. Les élus espèrent ainsi voir rayonner l’image de la ville. Mais alors que le pays de Gex manque déjà d’eau, et que les conséquences écologiques du modèle touristique local sont de plus en plus palpables, le projet est loin de faire l’unanimité. Reportage.

[Mise à jour le 3 septembre 2019 : la mairie annonce l’abandon du projet (plus de précisions ici)]

« Mélodie » et « Harmonie ». Tels sont les doux noms des forages qui seront peut-être bientôt exploités à Divonne-les-Bains (Ain) par la société Andrénius, une petite société basée à Perpignan, pour alimenter sur place sa future usine d’embouteillage. L’entreprise compte y puiser jusqu’à 80 m3 d’eau par heure, pour une production annuelle de 400 millions de bouteilles d’eau minérale. Le 12 juin dernier, un cap important a été franchi avec le dépôt de la demande de permis de construire de l’usine, qui doit être dotée de deux chaînes d’embouteillage, l’une pour le plastique – qui représentera 90 % de la production – et l’autre pour le verre.

Ville thermale collée à la frontière suisse et proche de Genève, réputée pour ses cures, Divonne lorgne envieusement sur ses cousines d’Évian et de Thonon, sur l’autre rive du lac Léman. La marque Evian (groupe Danone) y a récemment modernisé son usine, revendiquée comme « la plus grande du monde », d’où sortiraient près de 2 milliards de bouteilles par an. La commune de Divonne, qui a déposé la marque « Divonne-les-bains », souhaite elle aussi avoir sa gamme d’eau minérale en bouteille. « C’est bien pour l’image de la ville », se réjouit l’une de ses 9280 habitants. L’objectif est assumé : ces bouteilles seront vendues en France et exportées vers le marché international, développant l’image de marque et la renommée de la commune. Si la question du rayonnement importe tant, c’est parce qu’ici le tourisme est un moteur économique.

Des bénéfices avant tout touristiques

À Divonne comme ailleurs, le tourisme génère aussi de la pollution et contribue à la raréfaction des ressources. Le collectif « Eau bien commun » du pays de Gex rappelle qu’attirer « davantage de touristes de l’autre bout du monde » entraînera inévitablement « une augmentation du trafic aérien » et des émissions de gaz à effet de serre. La question de la consommation d’eau se pose aussi localement. Selon Roger Matty, président de deux associations locales de pêcheurs [1], l’eau manque déjà dans le pays de Gex. Le tourisme de luxe, qui en consomme des quantités colossales, serait justement en cause selon lui : « Il y a des golfs partout, qui en consomment des millions de litres pour l’arrosage ! »

L’herbe verdoyante des golfs contraste avec celle très sèche du reste du pays de Gex. © Alexis Dumont / Basta!

Aux golfs s’ajoutent d’autres activités comme l’équitation, qui a poussé de nombreux agriculteurs locaux à produire uniquement du foin pour nourrir les chevaux de loisir, au détriment d’autres usages. Le tourisme de luxe apparaît en décalage avec les perspectives de manque d’eau et de nourriture pour les décennies à venir. Malgré de potentielles retombées économiques locales, les opposants au projet d’usine tentent de faire entendre la menace environnementale plus large qu’incarne ce tourisme, tout comme la production d’eau en bouteille en elle-même.

Des ressources locales insuffisantes

Outre le tourisme, Eau bien commun insiste sur la pollution qui serait générée par le projet. « La pollution se fera à deux niveaux. Par la production, d’une part, mais aussi à cause des déchets plastiques », précise Peter Wagner, membre du collectif et de l’association Attac, et conseiller consultatif représentant l’association Éco-pratique à la Régie des eaux locale. Les déchets plastiques mettent plusieurs siècle pour se dégrader. Bien que polluants, ils finissent en grande majorité dans la nature. Michel Amiotte, également membre d’Eau bien commun, élu d’opposition (divers gauche) à la mairie de Gex et représentant d’Attac à la Commission consultative des services publics locaux (CCSPL), détaille les ressources qui seront nécessaires à la future usine : « Pour produire un litre d’eau en bouteille, il faut consommer deux litres d’eau et 0,2 litre de pétrole... » Un gaspillage qu’il ne comprend pas.

Le lit de l’Allondon est presque totalement asséché. © Alexis Dumont / Basta!

Ces craintes liées à la surconsommation interviennent dans un contexte local d’épuisement des réserves d’eau. Mi-novembre, l’Ain est d’ailleurs toujours en alerte sécheresse, avec des restrictions sur les prélèvements d’eau. « C’est aberrant de pomper encore plus, s’agace Roger Matty, écœuré. On est en train de tout détruire. » Depuis 2009, le pêcheur assiste impuissant à l’assèchement progressif de nombreuses rivières des alentours. Cette baisse du débit des cours d’eau n’est que la partie émergée de l’iceberg. Dans les sous-sols, le niveau moyens des nappes phréatique diminue lui aussi d’année en année. En parallèle, la population augmente : le pays de Gex devrait bientôt atteindre 100 000 habitants. Pour répondre aux besoins croissants de la population, la Régie des eaux gessiennes a produit 7 millions de mètres cubes d’eau pour l’année 2017, d’après les chiffres du collectif Eau bien commun. Or, les quatre sources principales du pays de Gex n’y suffisent plus.

Gex importe de l’eau suisse

Une partie de l’eau du réseau public gessien est donc importée de Suisse, à des prix plus hauts que l’eau locale pour les collectivités. Selon Eau bien commun, cette importation s’élèverait annuellement à 1,4 million de mètres cubes. Michel Amiotte déplore que l’eau de source divonnaise ne serve pas plutôt à alimenter le réseau public. Avec un potentiel de prélèvement de près de 900 000 m3 par an, elle pourrait permettre de réduire considérablement l’importation d’eau suisse. De son côté, Patrick Sabaté, président de la société Andrénius, relativise : « Cette eau, on ne peut pas l’utiliser pour autre chose ». Effectivement, en l’état, elle ne peut légalement qu’être mise en bouteille. L’eau minérale n’étant pas traitée – condition nécessaire pour obtenir le statut de « potable » – il n’est pas possible de l’injecter dans le réseau public. L’eau de Divonne contiendrait notamment une trop grande quantité de magnésium pour entrer dans les critères admis.

Le collectif Eau bien commun note pourtant qu’en l’injectant dans le réseau, l’eau divonnaise se mélangerait avec les autres eaux qu’il contient. Grâce à la dilution, la teneur en minéraux pourrait diminuer et entrer en conformité. Autre proposition du collectif : un traitement chimique pour ajuster cette teneur. « On pourrait, mais c’est une question d’argent », juge Michel Amiotte. Dans une logique d’accès à l’eau pour tous, il s’agace que le contribuable paie plus cher pour de l’eau importée, tandis qu’une source locale est exploitée par une société privée. Patrick Sabaté se défend : « Il ne s’agit pas d’une privatisation. Andrénius est seulement l’exploitant, mais la ressource reste publique ». Certes, la commune sera propriétaire de l’eau, mais elle en concédera l’exploitation à la société. « Il n’y a aucune raison de faire du profit sur un bien commun », tranche Michel Amiotte.

80 camions par jour pour évacuer l’eau en bouteilles

« Comment va-t-on évacuer ces bouteilles ? interroge Roger Matty. Par camion ! Et ce ne sont pas des camions électriques, à l’heure où on nous parle d’arrêter le diesel... » Dans la région, nombreux sont ceux qui utilisent la voiture. Aux heures de pointe, le réseau routier est très... embouteillé. « Je suis contre, à cause du trafic routier supplémentaire que cela va générer », tranche ainsi un retraité gessien. Pour le transport des bouteilles, il n’y a pas d’alternative aux camions : la ligne de train qui traversait le pays de Gex est fermée depuis plusieurs années. En octobre 2016, le journal local Le Dauphiné Libéré annonçait un chiffre de 80 camions par jours. « Tout cela est contradictoire par rapport à l’écologie, à ce que l’on devrait faire aujourd’hui », commente encore une mère de famille divonnaise.

Les poids lourds densifient le trafic gessien. © Alexis Dumont / Basta!

La ligne de chemin de fer qui traversait le pays de Gex est à l’abandon. © Alexis Dumont / Basta!

Refusant de communiquer davantage sur le projet, Patrick Sabaté assure avoir pris en compte « les préoccupations, notamment environnementales ». Sans plus de garantie que cette affirmation, les opposants restent inquiets. De récents propos du maire, Étienne Blanc (Les Républicains), qui a parlé dans la presse locale de « vider » la nappe », n’ont évidemment rien arrangé.

Des emplois supplémentaires, mais peu qualifiés

Ces préoccupations environnementales peinent à se faire entendre face aux enjeux économiques. Les soutiens du projet mettent en avant l’argument séduisant de l’emploi. Les postes qui vont être créés grâce à l’usine seraient au nombre d’une vingtaine. Eau bien commun, dans une pétition en ligne, nuance les vertus de la future usine dans ce domaine. Affirmant qu’une « usine moderne de mise en bouteille en Europe sera fortement automatisée », le collectif considère que les postes recherchés seront peu qualifiés. « Afin d’être compétitifs sur le marché, ces postes seront payés à des salaires faibles », écrivent-ils.

Autre argument économique pour la mairie : la concession d’exploitation lui rapportera des recettes. C’est pour cette raison que la liste municipale d’opposition « Divonne autrement » (sans étiquette) a approuvé le projet malgré ses réticences sur les aspects écologiques. « Le plus important pour nous, pour avoir dit oui au projet, c’est que la dotation globale de fonctionnement de Divonne a déjà diminué de 50% », indique Jean Di Stefano, élu sur la liste. Il voit les royalties que devrait percevoir la commune sur la commercialisation de l’eau comme une solution pour pallier cette réduction budgétaire.

Des pouvoir publics impuissants, voire complaisants

Au cabinet du maire, on explique qu’il est encore trop tôt pour communiquer, que l’on en est encore à « une phase administrative, une phase d’amendements ». Une réunion s’est tenue à la Communauté de communes de Gex le 30 octobre. L’exécutif divonnais a présenté à huis clos les détails du futur projet. Mais la mairie et Andrénius refusent de livrer davantage d’informations avant une conférence de presse qu’elles devraient tenir sous « quelques semaines ». Si le permis de construire est accordé d’ici là, les possibilités de recours pour les opposants seront quasiment nulles.

Le 21 décembre 2017, le conseil communautaire a cependant émis un avis défavorable à l’insertion de l’usine d’embouteillage dans le Projet d’aménagement et de développement durable (PADD) local. Patrice Dunand, maire de Gex, avait alors affirmé regretter « que Divonne-les-bains, dans cette affaire, n’ait pas jugé bon de se concerter avec les voisins ». Le projet d’embouteillage divonnais suit tout de même son cours et devrait se concrétiser, malgré son impact environnemental prévisible. Une situation qui a de quoi surprendre dans un contexte d’urgence climatique, de remise en cause de l’usage du plastique, et de tension sur les réserves en eau. Les pouvoirs publics à tous les niveaux, bien qu’affichant régulièrement une volonté de prendre en compte ces problématiques, semblent au mieux impuissants, au pire complaisants envers le projet.

Alexis Dumont

Photos dans l’article : © Alexis Dumont / Basta!
Photo de une : CC congerdesign

Notes

[1L’Association de pêche et de protection des milieux aquatique de Thoiry et le Groupement des pêcheurs gessiens.