Réchauffement

« On va perdre nos glaciers » : année record de fonte dans les Alpes

Réchauffement

par Sophie Chapelle

Très sensible à l’état de l’atmosphère, l’évolution des glaciers reflète l’impact le plus visible du réchauffement sur l’environnement. basta! révèle les dernières données concernant le glacier Blanc, emblématique des Alpes.

« Pour le glacier Blanc, c’est l’année de tous les records, il n’a jamais perdu autant de masse en une année. » Emmanuel Thibert, glaciologue à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), énonce avec gravité les relevés observés en 2022 sur l’un des plus grands glaciers des Alpes du Sud, qui culmine à 4100 mètres dans le massif des Écrins.

Le glacier a perdu cette année 3,40 mètres d’épaisseur de glace sur toute sa surface, contre 1,10 mètre en moyenne ces dix dernières années, soit trois fois plus. « Cela représente 14 millions de m3 d’eau partis dans l’été, contre cinq millions normalement », calcule le glaciologue. « Dans sa partie basse, vers 2700 mètres d’altitude, le glacier a perdu plus de sept mètres d’épaisseur », abonde sa collègue Mylène Bonnefoy, qui a participé aux derniers relevés du glacier Blanc, le 20 septembre.

Depuis 1995, le front du glacier a reculé d’un peu plus d’un kilomètre ! Afin de l’illustrer, nous avons compilé les images prises chaque année en fin d’été depuis 22 ans par un agent du Parc national des Écrins. Vue d’en haut, la surface du glacier Blanc perd en moyenne 4,6 hectares par an, l’équivalent de six terrains de football, avec une accélération ces dernières années [1].

« Les glaciers sont des indicateurs très sensibles à l’état de l’atmosphère »

Cette fonte est le résultat d’un enneigement hivernal exceptionnellement bas, jamais observé depuis 2000. « Il n’y a jamais eu aussi peu de neige ayant alimenté le glacier pendant l’hiver », étaye Mylène Bonnefoy. Normalement, le manteau neigeux isole la glace du rayonnement solaire, de l’air chaud et retarde sa fonte. Mais cette année, le massif des Écrins a souffert d’une sécheresse hivernale qui a débuté dès octobre 2021 et a duré jusqu’à mai dernier, avant de reprendre cet été [2].

Les glaciers sont très sensibles à ce qu’il se passe l’été. La chaleur intense et de longue durée s’est conjuguée à ces phénomènes exceptionnels. « Nous avons été pratiquement neuf mois au-dessus des normales saisonnières », constate Emmanuel Thibert. La fonte journalière a par conséquent été très forte : entre début juin et fin juillet, la glace a perdu entre 8 et 10 centimètres d’épaisseur par jour à 2900 mètres d’altitude.

Même en montagne, les températures ont régulièrement été au-dessus des normales cette année. Pire, elles peinent à redescendre la nuit. « Les températures nocturnes sont désormais largement positives. Du coup, ça fond en permanence, même la nuit. » Cette perte de masse record n’étonne pas les glaciologues. « Les glaciers sont des indicateurs très sensibles à l’état de l’atmosphère, des précipitations et de la température estivale, souligne Emmanuel Thibert. Ce qui est plus surprenant ce sont les conditions météorologiques de cette année qui sont la conjugaison de phénomènes exceptionnels. Or, selon les climatologues, ce seront les conditions normales à l’horizon 2050. C’est demain ! Le climat change vite. »

« On a déjà perdu nos glaciers dans les Alpes, la question c’est de savoir à quelle date »

Alors que la 27e conférence sur les changements climatiques (COP 27) débute à Charm el-Cheikh en Égypte, les scénarios sont de plus en plus pessimistes. Une étude publiée le 4 octobre table désormais sur un réchauffement à 3,8°C d’ici 2100. Avant sa publication, les prévisions évaluaient déjà la disparition des glaciers pyrénéens d’ici une vingtaine d’années.

Qu’en est-il dans les Alpes ? « En moyenne, dans les Écrins, on perd 3 % de la masse des glaciers par an », précise Emmanuel Thibert. Le massif des Écrins ne compte plus que 60 glaciers aujourd’hui contre 120 en 1950. « Même en restant sur la trajectoire des 3°C à l’horizon 2100, le glacier Blanc aura perdu 80 à 90 % de sa masse, ajoute le chercheur. Il est difficile de donner des dates précises, mais on sait comment ça va évoluer. On va perdre nos glaciers dans les Alpes. La question, c’est de savoir à quelle date. »

« Les glaciers qui vont durer le plus longtemps sont ceux qui sont les plus hauts », précise-t-il. Au-dessus de 4000 mètres, l’évolution des surfaces couvertes par la neige n’a pas encore été beaucoup modifiée. « Le réchauffement se passe en dessous, en profondeur, mais l’englacement n’a pas encore trop changé en haute altitude. On a du mal à simuler à quelle vitesse ils vont se réchauffer : quand un glacier est froid, le processus est mal pris en compte dans le modèle. Les glaciers sont les premiers réfugiés climatiques : ils se réfugient au-dessus de 4000 mètres, comme bien des espèces vivantes qui migrent en altitude », résume le glaciologue.

Les impacts de cette disparition annoncée sont multiformes. « Localement, pour les vallées alpines, c’est une part importante de la ressource en eau. Le glacier permet de retarder dans l’année l’écoulement des torrents de la neige. Durant l’été, il contribue à la restitution de ce qui est tombé pendant l’hiver. Même dans les massifs où il n’y a pas de glace, la fonte du manteau neigeux soutient le débit des torrents jusqu’à juillet. Là, on bouffe le capital, les stocks... ça va disparaître. » Le régime des torrents pourrait donc être amené à changer à moyen terme, avec des débits beaucoup plus faibles. La température de l’eau devrait aussi se réchauffer.

Les conséquences de ce recul des glaciers sur les écosystèmes demeurent assez méconnues et difficiles à prévoir. « L’écosystème adapté à une température froide estivale va évoluer. Certaines espèces n’auront plus d’habitat et seront amenées à disparaître. Dans le même temps, on voit des glaciers à l’abandon colonisés par des plantes, des insectes, des micro-organismes. Tout dépend à quelle échelle vous regardez », pointe Emmanuel Thibert [3].

« L’avalanche du glacier Marmolada fait partie des phénomènes qu’on redoute »

Dans l’immédiat, plusieurs risques glaciaires sont à l’étude. Les lacs qui se forment au pied des glaciers, retenus par les morènes, sont ainsi observés par satellite et suivis de près. « Il s’agit de savoir quel est le volume d’eau en dessous, explique Emmanuel Thibert. En cas de rupture de morènes, on regarde de près le volume qui peut partir, on réalise des modélisations d’écoulement hydraulique et les dangers que ça peut occasionner en termes de coulées de boues ou de crues. »

Les chercheurs redoutent également le changement d’état thermique des glaciers pouvant conduire à des avalanches, comme celle du glacier Marmolada, dans les Dolomites, au nord de l’Italie, qui a tué onze personnes début juillet. « L’avalanche du glacier Marmolada fait typiquement partie des phénomènes qu’on redoute et anticipe. On s’y attend dans le cadre du réchauffement climatique même si c’est difficile d’attribuer à ce stade une causalité unique. »

Peut-on freiner la fonte des glaciers ? Des domaines skiable déploient des bâches synthétiques blanches sur de petites surfaces. L’idée est de renvoyer une partie du rayonnement solaire vers l’atmosphère et limiter la fonte. C’est le cas en France à Chamonix, en Suisse, en Italie, en Allemagne et en Autriche.

Sur le glacier Presena en Italie, la surface de bâches est ainsi passée de 20 000 à 100 000 m2 en un peu plus d’une décennie. Les quantités de neige sauvées seraient néanmoins insignifiantes selon une étude publiée à ce sujet, pour des coûts démentiels et un impact environnemental qui interroge : la bâche plastique est produite à partir d’énergies fossiles qui contribuent à l’émission de gaz à effet de serre... « C’est de toute manière complètement irréalisable pour sauver les glaciers des Alpes », balaye Emmanuel Thibert.

Un tiers des glaciers classés au patrimoine mondial de l’Unesco vont disparaitre d’ici à 2050, et ce, « quel que soit le scénario climatique, a prévenu le 3 novembre l’organisation de l’ONU dans un communiqué. Néanmoins, il est encore possible de sauver les deux autres tiers, si la hausse des températures mondiales n’excède pas 1,5°C par rapport à la période préindustrielle. » La seule solution : réduire rapidement les émissions de CO2. La solution est entre les mains des gouvernements réunis cette semaine pour la COP 27.

Sophie Chapelle

Photo de une : le front du glacier Blanc, le 31 août 2022. ©Parc national des Écrins/Thierry Maillet

Notes

[1Le glacier Blanc est passé de 519 hectares en 2002 à 440 hectares en 2019.

[2Il existe une variabilité régionale : toutes les Alpes n’ont pas autant souffert de la sécheresse marquée sur les Écrins, la vallée de la Durance, la Haute Maurienne ou les Alpes frontalières avec l’Italie. Les Préalpes par exemple ont été moins touchées.

[3Lire à ce sujet cette interview.