Quand il a planté dans les bacs de terre les graines de piment, de cacahuète et de gingembre, Omar* ne savait pas encore ce que cela allait donner. « Il faut voir avec la température de la serre, je fais des tests », souffle-t-il. L’association A4 (Association d’accueil en agriculture et artisanat), dont Omar est membre, s’est installée à Lannion pour transformer une ancienne serre industrielle de 3000 m2 en serre collective écologique et en lieu de mise en contact entre travailleurs saisonniers et employeurs.
Originaire du Soudan, Omar est maraîcher. Depuis son arrivée en Bretagne, en 2018, il est passé par des expériences professionnelles difficiles dans l’agriculture. « Tant que tu es bénévole, ça va, mais dès que tu es rémunéré, c’est compliqué, raconte-t-il. J’ai par exemple essayé de travailler dans la récolte du haricot coco, mais je n’ai fait qu’une seule journée, car l’agriculteur s’est montré harcelant. Il prenait les cocos et les jetait par terre, il me disait que les cagettes que je faisais ne lui plaisaient pas, et que si je n’étais pas content, j’avais qu’à partir. »
Et ce, avec des conditions usantes et contraires au droit du travail : les journées s’étendaient de 6 h à 18 h, en extérieur, sans pause, pour 60 à 80 euros net. Soit 5 à 6,50 euros de l’heure, alors même que le Smic horaire net est de 9 euros [1].
En finir avec la traite d’êtres humains
Cette situation n’est pas isolée quand il s’agit de l’activité agricole des personnes exilées, et notamment sans papiers. En Champagne, la saison des vendanges qui vient de s’achever a été marquée par l’ouverture de deux enquêtes pour traite d’êtres humains, à Nesle-le-Repons et à Mourmelon-le-Petit (Marne), où la préfecture a ordonné la fermeture d’un immeuble insalubre dans lequel 160 vendangeurs ukrainiens étaient hébergés.
En juillet, le tribunal correctionnel de Brest a condamné le gérant de la société de ramassage de volailles Prestavic à deux ans de prison ferme pour traite d’êtres humains, alors qu’il faisait travailler ses salariés, en majorité ivoiriens, de nuit, quatorze heures d’affilée, pour un salaire mensuel de 500 à 800 euros. Le secteur agricole emploie près de 70 000 personnes comme travailleurs détachés selon la commission nationale de lutte contre le travail illégal (chiffre de 2018).
C’est pour construire une alternative à ces situations d’exploitation que l’association A4 a été créée courant 2022. Partis du constat que la plupart des personnes migrantes sont cantonnées aux travaux les plus durs physiquement - à la plonge, dans la sécurité, ou dans le bâtiment -, au mépris de leurs compétences et de leurs souhaits, ils ont décidé de tracer une autre voie. Ses membres parcourent la France à la rencontre d’agriculteurs et d’artisans dans le but de faire le lien entre la ville et la campagne et de créer un réseau d’accueil, de travail et de formation pour les personnes exilées, avec ou sans papiers.
Des saisonniers qui ont un savoir-faire face au réchauffement climatique
« Quand tu arrives en France, on décide de tout pour toi, mais tu devrais avoir le droit de choisir où tu veux aller, ce que tu veux faire, souligne Habib, l’un des cofondateurs d’A4. Parmi nous, beaucoup ont des connaissances agricoles des pays du Sud : ils savent faire avec la chaleur, avec un sol aride. Ils ont des connaissances et du savoir-faire à transmettre aux agriculteurs ici, qui font face au réchauffement climatique. » Soudeur-chaudronnier originaire du Soudan, Habib est passé par Calais puis Notre-Dame-des-Landes, avant de s’installer en région parisienne où il a créé un atelier avec un ami pour fabriquer des fours à pain.
Comme d’autres membres d’A4 et de l’association Reprises de savoir, il est venu fin septembre donner un coup de main afin de réaménager en serre collective la serre industrielle mise à disposition par un exploitant agricole à la retraite. Des bacs ont été fabriqués à partir du bois offert par la ZAD Notre-Dame-des-Landes, puis remplis de terre provenant d’un petit terrain annexe. Un système d’irrigation avec de l’eau de pluie a été mis au point. Des volontaires ont ramassé des algues sur la plage. Une fois lavées du sel par la pluie, elles seront étalées sur la terre pour la fertiliser et la nourrir.
Le bail a été signé avec son propriétaire pour deux ans et demi, avant que le terrain ne soit réévalué au regard du prochain Plan local d’urbanisme (PLU) : s’il devient constructible, l’hypothèse de sa mise en vente a été évoquée. Sinon, le bail pourrait être reconduit. Dans l’intervalle, la serre pourra servir de lieu de rencontre et d’entraide pour les personnes migrantes en difficulté. Un atelier vélo doit y voir le jour, avec la possibilité d’en emprunter pour ceux qui n’ont pas le permis de conduire, ainsi que des cours de français et d’arabe. Des ordinateurs seront mis à disposition pour des cours de code de la route.
« Si les personnes cherchent un stage ou un travail, ici, elles pourront trouver de l’aide, indique Omar. On pourra aussi y faire de l’accompagnement administratif, en partant de notre expérience, car nous sommes passés par là. Il m’a fallu attendre sept ans pour être régularisé, je ne veux pas que les personnes aient les mêmes difficultés que moi. »
« Travailler d’égal à égal »
Médecin de profession, Marie*, originaire du Congo, peine à faire reconnaître son diplôme et ses compétences en France. Membre du groupe local d’A4 à Lannion, elle voit dans la serre une manière de se changer les idées. « On dit toujours que cueillir le haricot coco est difficile, mais pour moi, ce qui a été vraiment dur, ça a été de travailler sur une plantation d’échalotes. J’étais morte de fatigue. Ce n’est juste pas mon métier », regrette-t-elle.
Aux côtés de Marie, Uma Marka*, 48 ans, originaire d’Amérique du Sud, pense à cultiver des plantes médicinales. La maraîchère a participé à des potagers au Mexique et en Colombie, créés dans une perspective d’autonomie alimentaire pour les populations locales. Entre Lannion et le centre Bretagne, elle travaille sur des potagers familiaux où les choses se « passent bien », même si les conditions sont dures (sous la pluie, dans la boue), et que la peur d’un contrôle de police traîne toujours en tête.
À son arrivée, il y a trois ans et demi, Uma Marka a été marquée par une expérience d’exploitation, alors qu’elle effectuait des travaux d’aménagement sur un bateau, et était logée sur place. Elle décrit une situation de violence et de dépendance vis-à-vis du propriétaire : « Je travaillais beaucoup, et il ne voulait pas que je parte. Il retenait la paie. Une amie est allée le voir et lui a demandé qu’il me paie maintenant pour que je puisse en sortir. Le contexte était lourd, on n’était pas du tout dans un rapport d’égal à égal. »
Pour Jules Hermelin, ouvrier agricole et membre de la Confédération paysanne, la situation actuelle pose la question du modèle d’agriculture à construire pour demain. « Celui-ci ne peut pas reposer sur la traite d’êtres humains, souligne-t-il. La question est de savoir comment on rend attractive l’agriculture biologique. Et comment fait-on pour travailler d’égal à égal, en évitant le paternalisme fatigant qu’on retrouve en association ? Le racisme étant très fort en zone rurale, comment fait-on pour casser cette barrière ici ? »
Assurer des conditions de travail dignes
Avec d’autres membres de la Confédération paysanne, Jules Hermelin entend apporter son soutien à l’association et participer à la mise en place d’un réseau local. « On peut être utile à notre niveau pour trouver du relais. Quand on est implanté dans un territoire depuis longtemps, on connaît plein de gens, fait-il observer. J’ai des amis charpentiers, on connaît aussi des éleveurs qui gagnent assez bien leur vie pour pouvoir salarier, proposer des parcours de formation. Nous avons par exemple suivi un jeune Guinéen de 21 ans qui a voulu faire une formation, et il a pu être régularisé par la suite. »
Très mobilisé au sein de la Confédération paysanne du Finistère sur le travail des personnes sans-papiers, Jean-Jacques Nohéac, ancien agriculteur bio, espère également voir les choses bouger dans le secteur agricole pour assurer des conditions de travail dignes.
L’association A4 planche précisément sur un guide à destination des employeurs qui voudraient se lancer dans cette démarche, et des travailleurs en situation d’exploitation. Une première charte est en cours de constitution pour s’assurer du bon déroulement de la formation ou de l’activité salariée. Un référent de l’association pourrait par exemple être nommé pour chaque lieu d’accueil. Des questions comme la prise en charge du moyen de locomotion, ou des rencontres avec les voisins, les associations et les commerçants, afin de casser l’isolement des travailleurs exilés, sont autant d’axes à réfléchir.
« On a eu des propositions pour des terrains du côté de Marseille, de Grenoble et de Paris, mais ce sont des hectares sans bâtiment, et tant que la majorité d’entre nous est sans papiers, sans permis de conduire, on ne peut pas aller travailler sur des lieux où tout est à faire », indique Omar. À Limoges, un compromis est en passe d’être trouvé pour devenir le prochain lieu d’accueil de l’association.
Texte et photos : Sarah Bos
*Les prénoms ont été modifiés