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« Sortir les Big Pharma de leur confort financier »

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par Eliane Mandine

La crise sanitaire doit être l’occasion de repenser le système de l’industrie pharmaceutique, défend dans cette tribune Éliane Mandine, retraitée de Sanofi, membre du collectif « Médicament, un bien commun ».

La crise sanitaire provoquée par le SARS-CoV2 a révélé au grand public l’interdépendance des pays, conséquence de la globalisation économique. Elle est criante pour les produits pharmaceutiques et les médicaments, aussi bien dans les pays émergents que dans les pays de l’UE et la France. Près de 40 % des médicaments finis commercialisés dans l’Union européenne proviennent de pays tiers et 80 % des fabricants de substances pharmaceutiques actives utilisées pour des médicaments disponibles en Europe sont situés en dehors de l’Union. 35 % des matières premières utilisées dans la fabrication des médicaments en France proviennent de trois pays : l’Inde, la Chine et les États-Unis.

Depuis 10 ans, selon l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), les problèmes de stocks et les difficultés d’approvisionnement de certains médicaments ont été multipliés par 34. Il y a eu plus de 2400 signalements de ruptures d’approvisionnement en 2020. L’exemple le plus récent est l’actuelle pénurie de vaccins contre la grippe.

Ce phénomène, aggravé par la crise sanitaire, relance le débat sur les relocalisations de la production de l’industrie de la santé en France. En juin, le gouvernement lançait un plan d’action pour les favoriser. Sur les 100 milliards d’euros du plan de relance, 15 milliards d’euros seraient consacrés à « l’innovation et les relocalisations » et il y aurait « un milliard d’euros d’aides directes construites avec les industriels pour permettre, sur des sujets très précis, d’apporter l’aide de l’État pour relocaliser » afin d’engager « une reconquête de souveraineté sanitaire et industrielle » [1].

La relocalisation de la production pharmaceutique sous conditions

Les annonces de l’exécutif sont une opportunité pour Les entreprises du médicament (LEEM) de formuler leurs doléances : la fiscalité trop lourde, le manque de compétitivité et les rigueurs administratives de la France qui allongent les délais de mise sur le marché. Le LEEM se plaint « de l’absence d’attractivité d’un marché comme la France, dans lequel le prix des médicaments est inférieur à celui des autres États, facteur aggravant de la situation de pénurie ». Une valorisation du prix des médicaments « permettrait à nos industries de santé d’exprimer tout leur potentiel stratégique, économique et social au service des patients et de la communauté médicale » [2].

Nul doute que les efforts des entreprises de la santé pour la relocalisation de la production pharmaceutique ne soient conditionnés à des avantages consentis par l’Etat. Injonction à laquelle Emmanuel Macron s’est empressé de répondre par une notification assurant que « ce secteur stratégique », bénéficierait de « plus de marges de manœuvre », notamment en réduisant de 300 millions d’euros l’effort qui lui est demandé chaque année dans le plan des finances. Les procédures concernant les médicaments seront également revues par « une réforme des autorisations temporaires d’utilisation au 1er janvier ». « Investir ce n’est pas forcément de l’argent, c’est faire gagner du temps », a fait valoir le chef de l’État.

Tant pis si ces autorisations impliquent de simplifier les essais cliniques et de mettre potentiellement en danger la santé des patients traités avec des médicaments aux effets secondaires mal évalués. Le potentiel stratégique revendiqué par les entreprises de la santé n’est rien d’autre que d’avoir les moyens d’augmenter la valorisation en bourse afin d’assurer une hausse des dividendes aux actionnaires.

Les stratégies financières de Sanofi

Sanofi, grande multinationale d’origine française, s’inscrit pleinement dans cette logique avec pour objectif de s’aligner sur le niveau de performance de ses concurrents, soit de passer de 27 % de marge opérationnelle à 30 % en 2022 et 32 % en 2025. Le groupe a terminé l’année 2019 sur une croissance de 2,8 % du chiffre d’affaires (36,13 milliards d’euros) et de 9,8 % du résultat net (7,49 milliards), l’autorisant à servir aux actionnaires 4 milliards d’euros de dividendes, soit plus de 11 % du chiffre d’affaires. Pour 2020, Sanofi annonce une augmentation du chiffre d’affaires de 5,7 % (9,48 milliards d’euros) et anticipe un bénéfice net par action des activités en croissance de 7 % à 8 % à taux de changes constants.

Pour se maintenir dans cette course, il enchaîne les plans d’économie, 2 milliards d’euros d’économies annoncés en décembre 2019, et les restructurations, notifiant 1700 suppressions de postes (1000 en France et 700 en Allemagne) en juin 2020. En 12 ans, 5000 emplois ont été supprimés en France. Sous prétexte de vouloir favoriser la relocalisation de la production de médicaments, le groupe Sanofi organise son désengagement progressif de la production de principes actifs. Il externalise la production de 200 principes actifs d’intérêt thérapeutique majeur, mais d’une rentabilité jugée insuffisante, pour recentrer son activité sur les biotechnologies, plus prometteuses financièrement.

C’est le sens du projet « Pluton », présenté le 5 novembre 2020 par Sanofi en comité de groupe France, d’externalisation de six usines européennes de fabrication de principes actifs, dont deux françaises (Saint-Aubin-lès-Elbeuf et Vertolaye). La nouvelle entreprise autonome, baptisée NewCo, verrait le jour en 2021 et son siège social devrait être situé en France. Sanofi conserverait 30 % du capital. Le complément serait apporté par des « investisseurs » privés et par l’ouverture au public. La banque publique Bpifrance et d’autres institutions publiques européennes ont été contactées mais restent à convaincre. Sanofi ne rechigne pas à obtenir des fonds publics mais l’État comme Sanofi veulent que cette entreprise reste une entreprise capitaliste qui serait introduite en Bourse en 2022. Le poids et la capacité d’intervention des fonds publics sur les choix de cette entreprise seront faibles. 3200 salariés sont concernés dont 1200 en France.

À l’occasion de ce comité (du 5 novembre 2020), la direction a également annoncé le déménagement en 2021 du siège du groupe dans un autre lieu parisien, ainsi que la fermeture du site de La Croix-de-Berny, à Antony (Hauts-de-Seine), dont les salariés seraient transférés sur celui de Gentilly (Val-de-Marne) « à l’horizon 2022 », selon les syndicats. Ces fermetures font suite aux suppressions massives de postes dans les services centraux dont les métiers sont externalisés.

Ce n’est pas tout. Selon les syndicats, la firme envisage d’aller encore plus loin dans le désengagement productif en France. La CGT a reçu une lettre anonyme, faisant état d’un autre projet baptisé « Alastor ». Ce plan signerait ni plus ni moins la vente ou la disparition des quatre sites chimiques de l’Hexagone (hors ceux cotés en Bourse) basés à Ploërmel, Mourenx, Aramon et Sisteron. Près de 2000 emplois directs seraient menacés à l’horizon 2024, sans compter le nouveau plan annoncé dans la recherche qui s’accompagnerait de la fermeture du site de Strasbourg.

Les syndicats en appellent à l’exécutif pour empêcher ce démantèlement de l’outil industriel français. Mais nous ne sommes plus face à un Etat providence : Bercy voit « Pluton » d’un bon œil en « champion européen des principes actifs pharmaceutiques » qui va dans le sens d’une sécurisation de l’approvisionnement, tout en se fendant d’une rodomontade de circonstance : « Mais nous serons très attentifs à ce que cet objectif soit maintenu, et l’emploi préservé ». (voir cet article du Monde).

L’État, sous couvert de sauvegarde de l’économie et de soutien à la relocalisation, est au service des grandes entreprises. Emmanuel Macron, fervent adepte du néolibéralisme, applique méthodiquement à la gouvernance du pays, les principes de la libre concurrence et de la privatisation étendues à toutes les activités humaines, y compris celles concernant la santé. Les intérêts particuliers sont valorisés au détriment des projets de société et des valeurs communes. Son arbitrage ne peut être qu’en faveur de la stratégie actionnariale. Sans se préoccuper du sort des salariés qui, en changeant de statut, seront contraints d’accepter une baisse de revenus. Sans se préoccuper de la destruction des savoir-faire, synonyme d’un non-retour pour de futures implantations de production pharmaceutique, pourtant stratégique, en France. Sans se préoccuper du délitement social et de l’explosion de la sécurité sociale que provoqueront, à terme, la baisse des cotisations patronales et l’augmentation du prix des médicaments que les industries de la santé ne manqueront pas de négocier – à moins que, l’occasion étant trop bonne, elle ne soit sciemment utilisée à cette fin inavouable.

Les entreprises pharmaceutiques sont des monstres financiers qui gagnent sur tous les tableaux

Leur chiffre d’affaires en France dépend à 80 % de la Sécurité sociale. Elles bénéficient du crédit d’impôt recherche (CIR) et du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE). En tant que firmes du CAC40, elles ont bénéficié, dans le cadre de la crise sanitaire, de plusieurs formes d’aides, comme des reports de charges. Au travers des partenariats privé-public, elles ont accès au financement public de la recherche (voir cet article de La Tribune). Sanofi a touché pas moins de 14,8 millions d’euros de CICE, transformé en baisse de charges pérenne, et 112,5 millions d’euros de CIR en 2018. Ce qui ne l’a pas empêché de faire un chantage à la mise à disposition du vaccin anti-SARS-CoV2 contre 200 millions d’euros d’aides de l’État français, au motif que les États doivent veiller à ce que le marché ne soit pas défaillant à couvrir au mieux les besoins de santé de la population, quitte à octroyer des avantages supplémentaires.

Les entreprises pharmaceutiques, fortes de leur position de monopole d’un bien essentiel à la santé, le médicament, et de la manne financière qu’il représente, sont en mesure d’imposer leurs exigences : les subventions, quelle que soit leur nature, sont distribuées sans contrepartie. Seule compte la recherche de la rentabilité financière maximale qui passe par la minimisation des coûts et le moins-disant salarial, une piètre couverture sociale, et une fiscalité légère pour le capital.

Sanofi se comporte comme n’importe quelle entreprise du CAC40, aux appétits de croissance financière insatiables. Sauf que dans ce cas, les biens produits sont des médicaments qui doivent répondre aux besoins de santé de la population. Ils ne peuvent être source de profits pour des acteurs privés et encore moins dépendre d’une souveraineté marchande. Le contrat est rompu depuis longtemps : la suprématie du marché sur les valeurs humaines est patente. Ce n’en est pas moins inique.

Jusqu’où pourront aller ces entreprises qui réclament toujours plus de revenus, de profits, d’innovations, d’inégalités ?

Le médicament est devenu un produit banal de la mondialisation. L’opinion publique, avec les pénuries récurrentes de médicaments, et depuis la pandémie de Covid-19, le manque de matériels médicaux et de masques, puis le retard dans la mise au point des tests de diagnostics et sérologiques du SARS-CoV-2, a pris conscience que la mondialisation dérégulée, fondée sur le libre marché, est une recette pour le désastre économique, social et humanitaire. Une méfiance s’instaure vis-à-vis des Big Pharma, que reflète en partie le faible pourcentage de français prêts à utiliser les vaccins en développement contre le coronavirus.

Une modification radicale du système s’impose. La conjoncture est propice pour repenser les fondamentaux d’une politique publique, la santé devant en être au cœur. De nouveaux modèles, respectueux de l’environnement, de production et de distribution répondant aux besoins de la population sont à mettre en place. Une économie alternative pour une société nouvelle, plus démocratique, plus solidaire, plus coopérative, plus sobre, impliquant l’ensemble des citoyens est à inventer. Le choix des droits fondamentaux plutôt que de la marchandisation de la vie est un choix de société et non une fatalité La prise de conscience de bloquer les dérives de l’économie globalisée doit se doubler de celle que nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes. Mettons-nous en ordre de bataille avant qu’il ne soit trop tard.

Éliane Mandine, retraitée de Sanofi et militante au sein du collectif Médicament, un bien commun.

Notes

[1Le Figaro, 28 août 2020.

[2Voir cet article de Mediapart.