Au pays du Cognac, la verrerie de Verallia est un monument. Des millions de bouteilles sont soufflées chaque année dans ses trois gigantesques fours avant d’être livrées aux grandes distilleries voisines ou dans le Bordelais. « On nous parle d’industrie locale, d’écologie, de savoir-faire... Nous, on est déjà tout ça. S’il y a bien une usine qui est au milieu de ses clients, c’est la nôtre », nous dit Daniel, convaincu que sa verrerie mérite mieux que le funeste destin que la direction de l’entreprise lui dessine.
Fin novembre, Daniel et une soixantaine de verriers ont reçu un courrier des ressources humaines de Verallia les informant que leur « licenciement pour motif économique » était « envisagé ». La menace couvait depuis juin et l’annonce d’un plan de restructuration. Pour la direction de Verallia, celui-ci vise à « adapter son organisation aux évolutions du marché français », où le marché des vins « est en « recul » et les « importations de la part de verriers étrangers plus compétitifs » en hausse, justifiait l’entreprise dans un communiqué le 12 juin. Le plan prévoit la fermeture d’un four et la suppression de 80 postes sur l’usine de Cognac avec des départs volontaires, des reclassements en interne et des licenciements. D’autres usines françaises sont également concernées (130 suppressions de postes sont prévues sur tout le territoire), mais le site charentais est le plus durement touché. Pourtant, Verallia a réalisé 2,6 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019. L’entreprise a 32 usines dans 11 pays.
« Nous faisons un métier que nous aimons. Moi, je me suis vraiment investi dans mon boulot depuis cinq ans. Et nous avons des enfants, des crédits... », pointe Daniel, écœuré. Le quadragénaire se doutait depuis le mois de juin qu’il pouvait se retrouver « dans la charrette » des licenciés, mais la douleur à la réception du courrier n’en a pas été amoindrie pour autant.
« Les verriers c’est une solidarité, c’est une fierté, c’est une famille »
Christophe, 53 ans, contrôleur-régleur et employé de la verrerie depuis une quinzaine d’années « ne pensait pas être menacé par les licenciements », confient ses collègues. Le courrier de la DRH est arrivé dans sa boîte le samedi 21 novembre. Il sera retrouvé inconscient par son fils quelques heures plus tard. « Son gamin m’a appelé à 23 h pour me dire que son père ne serait pas en poste à 4 h le lendemain matin. Et qu’il ne serait pas là pour un moment... Puis il m’a expliqué qu’il s’agissait d’une tentative de suicide. C’est un choc terrible », rapporte Cyril Biagi, chef d’équipe, sidéré par les méthodes de la direction. « Ils mettent une pression énorme et mettent les gars en compétition entre eux avec leur système de points. Et puis faire tout ça juste avant les fêtes... J’ai déjà connu quatre PSE [Plan de sauvegarde de l’emploi] et un licenciement dans ma carrière. Ce n’est jamais confortable. Mais ce qu’il se passe ici en ce moment, je n’avais jamais connu ça. En terme de violence psychologique, c’est énorme. »
Les verriers, abattus par la nouvelle, mais révoltés, se mettent alors aussitôt en grève. « C’est triste à dire, mais d’une certaine façon ça a ouvert les yeux à pas mal de monde. Depuis l’annonce du PSE en juin, on ne bougeait pas vraiment », lâche Daniel. Depuis le 22 novembre, l’usine tourne au ralenti, les assemblées générales se succèdent, alors que la lassitude et la colère vont crescendo parmi les grévistes. Pourtant, le dialogue avec la direction peine à s’instaurer. « Pour nous, c’est clair, notre demande, c’est zéro licenciement sec. On ne lâchera rien là-dessus. Les verriers c’est une solidarité, c’est une fierté, c’est une famille. On ira au bout », promet Dominique Spinali, délégué CGT, porte-parole des salariés depuis le début du mouvement social. « Le directeur général, c’est Olivier Rousseau. Le même qui a dégommé les Goodyear. On connaît ses méthodes. » Avant d’être nommé en 2018 à la direction générale de Verallia France, Olivier Rousseau était aux manettes de Goodyear, notamment lors de la fermeture de l’usine d’Amiens.
Discrète depuis le début du mouvement social, la direction s’est finalement fendu d’une lettre ouverte à l’attention de Mohammed Oussedik, secrétaire général de la fédération CGT verre-céramique, le 23 décembre. Elle y évoque « une décision difficile à prendre mais nécessaire pour garantir la pérennité de nos sites industriels en France » ainsi que la promesse d’un accompagnement « pour que 100 % des salariés licenciés retrouve un emploi en lien avec ses compétences et son projet professionnel à proximité de son domicile ». « Du vent », pour les premiers concernés, qui ne voient dans ces annonces que de la communication. Dans ce même courrier, Olivier Rousseau s’offusque de la posture et des méthodes de la CGT, syndicat majoritaire de la verrerie, accusé par le directeur général de Verallia France d’entretenir « un climat anormalement anxiogène dans les usines », une fermeture à tout dialogue, et de porter une part de responsabilité dans la perte de confiance de certains clients.
« Seule la logique financière guide les décisions de Verallia »
« Rousseau essaye de tout mettre sur le dos de la CGT. Mais je ne suis pas CGT moi ! Et pourtant, je me battrai jusqu’au bout ! Ce n’est pas quand on sera au chômage dans quelques mois qu’on pourra faire quelque chose », met en garde Daniel, scandalisé par l’attitude de la direction. « Nous savons qu’on a raison de ne pas baisser la tête. Oui, c’est dur. Oui, c’est long, un mois de grève. Mais si on perd cette bataille, ils continueront derrière. Après la fermeture du four numéro un, ce sera au tour du numéro deux », prévoit-il, convaincu que seule une vision industrielle sur le long terme peut garantir la pérennité de la verrerie. « Ce qui nous fait peur, c’est que ce sont de vraies têtes brûlées à la direction. Ils sont capables de ne pas revenir sur leurs décisions tout ça pour ne pas donner l’impression de plier devant la CGT », déplore Renaud Audidier de l’union locale du syndicat.
Si les verriers charentais sont aussi remontés, c’est également à cause du double discours de la direction. D’un côté, l’entreprise annonce le 12 juin tailler dans ses effectifs en France en pointant la faible santé du marché national et la compétitivité des verriers étrangers. De l’autre, elle a communiqué deux jours plus tôt sur les bonnes performances de l’entreprise, quand son conseil d’administration a décidé de généreux dividendes à ses actionnaires : le chiffre de 100 millions de dividendes circule. « Bruno le Maire avait pourtant exigé le gel des dividendes pour cette année. Et comme si ça ne suffisait pas en terme de scandale, le PDG du groupe, Michel Giannuzzi a augmenté son salaire », déplore le délégué syndical Dominique Spinali, convaincu que « seule la logique financière guide les décisions de Verallia ».
Avant 2015, Verallia appartenait à Saint-Gobain. Puis l’entreprise a été rachetée par fonds d’investissement états-uniens, Apollo Global. Parmi les actionnaires, on trouve aussi Bpi France, la banque publique d’investissement française. Elle détient 7,46 % de Verallia et a donc reçu une large part des généraux dividendes de cette année, pendant que des travailleurs vont perdre leur emploi. « Il n’y a aucune vision industrielle sur le long terme, estime Dominique Spinali. Avant, la force de la verrerie de Saint-Gobain, c’était la puissance et la proximité. Maintenant, ça ne les dérangent pas de produire des bouteilles de vin bordelais en Espagne et de mettre des camions sur les routes pour les ramener par ici. Eux, leur raison d’être, c’est fric et fric. »
Alors que la réindustrialisation a fait son retour dans la communication gouvernementale avec l’épidémie, les verriers de Cognac savent qu’ils ont une carte à jouer. « Ce n’est pas facile de lutter pendant un mois comme ça. On se tue à petit feu, témoigne Christian, verrier. Nous essayons d’arrêter un mammouth avec nos pieds. C’est contre la logique du capitalisme que nous nous battons aujourd’hui. »
Robin Bouctot
Photos : Sur le site de Verallia à Cognac. © DR