Basta! : Vous suivez depuis plusieurs années des affaires de décès liés aux forces de l’ordre, comme les affaires Adama Traoré ou Zineb Redouane. Quels points communs relevez-vous entre ces dossiers ?
Yassine Bouzrou [1] : On en constate un certain nombre sur ces affaires de violences policières illégitimes. Il y a d’abord un manque d’effectivité de l’enquête. Les magistrats instructeurs ne vont pas au bout des investigations. Je pense notamment aux reconstitutions, très importantes en la matière : les magistrats les refusent quasi systématiquement. Ces refus sont malheureusement confirmés par les cours d’appel. Dans l’affaire Adama Traoré [jeune homme de 24 ans décédé entres les mains des gendarmes lors d’une interpellation violente en juillet 2016 à Beaumont-sur-Oise, ndlr], les juges l’avaient autorisée mais la reconstitution n’a jamais été réalisée [2]. Les juges refusent aussi d’entendre certains témoins. Ce n’est pas normal, on doit pouvoir connaître la vérité dans tous les dossiers. La France a été condamnée à plusieurs reprises pour ce manque d’effectivité de l’enquête [3].
La deuxième difficulté est la communication erronée, parfois mensongère développée par les procureurs ou les préfets. Lorsqu’il y a un décès avec une suspicion de violences policières illégitimes, il n’est pas rare qu’une première version soit donnée aux médias par les policiers et la préfecture. Malheureusement, certains journalistes ont tendance à ne reprendre exclusivement que cette version. Récemment, dans l’affaire Ibrahima Bah [jeune homme de 22 ans mort en moto à Villiers-le-Bel en octobre 2019 lors d’une intervention de police, ndlr] [4], le préfet du Val d’Oise a rédigé un communiqué [5] partiel et partial, dans la mesure où il ne faisait pas état des différents témoignages mettant en avant le rôle actif du fourgon de police dans l’accident tragique de M. Bah.
Pour Mme Zineb Redouane [octogénaire décédée dans son appartement marseillais en décembre 2018, à la suite d’un tir de grenade lacrymogène par un CRS, ndlr], le procureur de Marseille a osé affirmer face aux médias qu’il n’y avait pas de lien entre la grenade et le décès. Pour dire une chose pareille, il faut non seulement ne pas savoir lire correctement un rapport d’autopsie et ensuite faire preuve d’une mauvaise foi extraordinaire. Je trouve étonnant de la part d’une aussi haute autorité judiciaire de dire des choses si éloignées de la réalité. Ce sont des méthodes que l’on voit souvent.
Comment, en tant qu’avocat, renversez-vous cette communication des autorités qui tend à imputer la responsabilité de sa propre mort au défunt ou à le criminaliser post-mortem ?
Ces premiers éléments de communication sont extrêmement importants. Avant même de savoir ce qui s’est précisément passé dans une affaire, il y a ce besoin de dire que la personne décédée était un délinquant, quelqu’un de mauvais, un voyou connu des services du parquet, qu’il a mis en danger les policiers, même s’il n’y pas de preuves. L’objectif est d’atténuer la responsabilité des forces de l’ordre et de trouver des circonstances explicatives aux violences illégitimes commises.
Vidéo réalisée par Raphaël Godechot et Sévan Melkonian
En l’absence d’éléments objectifs et certains sur les raisons de décès, beaucoup de gens, à ce stade, préfèrent prendre position pour les forces de l’ordre. Même si juridiquement, ça ne tient pas la route, le plus important est de dégainer et de mettre le doute. Calomniez ! Calomniez ! Il en restera toujours des traces, même des années après. Ensuite, c’est très compliqué de rétablir la vérité.
Ce qui est resté dans l’opinion publique pour Curtis Robertin, décédé après avoir perdu le contrôle de son quad à Antony, c’est un jeune homme « totalement inconscient », « roulant sans casque sur un véhicule non homologué » qui se serait donné la mort tout seul, en souhaitant fuir les forces de l’ordre.
La question a été de savoir si le véhicule de police qui se trouvait à proximité a pu avoir une influence dans l’accident. La procureure de Nanterre s’est précipitée à l’époque pour dire qu’il n’y avait pas de comportement fautif des policiers. Il se trouve que, d’après mes informations et certains témoins, il y a eu course-poursuite dans le cas de Curtis Robertin [6]. La procureure a pourtant d’abord refusé de saisir l’IGPN (Inspection générale de la police nationale). C’est le commissariat d’Antony où travaillent les policiers visés par la plainte qui a débuté l’enquête, ce qui montre l’envie de vérité... Une des informations judiciaires dans l’affaire vise le procès-verbal « faux en écriture publique » rédigé par les policiers qui n’ont pas voulu admettre l’évidence : ils ont pris en chasse ce véhicule [7]. On ne peut pas accepter que les forces de l’ordre rédigent des procès verbaux avec des éléments éloignés de la réalité. C’est ce qu’on appelle un « faux intellectuel » et c’est un crime.
Ce procédé serait-il lié au profil des victime des violences policières mortelles ? Un jeune homme, noir ou arabe, issue d’un quartier populaire, périphérique à une agglomération ? Constatez-vous un traitement judiciaire différent depuis que ces violences s’étendent à d’autres couches de la population, lors des derniers mouvements sociaux en particulier ?
Les dysfonctionnements que je constate dans le comportement de la justice et de la police sont en réalité les mêmes lorsque la victime n’est pas issue d’un de ces quartiers, de telle ou telle origine, ou n’a pas d’antécédent judiciaire. Je ne généralise pas, je compare les dossiers que je traite. Je pense notamment aux cas récents de gilets jaunes. Certains de mes clients ont perdu un œil [comme Alexandre Frey, éborgné par un LBD à Paris en décembre 2019, ndlr]. La communication du parquet a tenté de les criminaliser en disant qu’ils avaient fait preuve d’agressivité envers les policiers, ce qui est totalement faux : des images le démontrent. Pour les gilets jaunes, des policiers refusent carrément de remettre leurs armes. La « police des polices » n’identifie personne, même dans des endroits où il y a le plus de caméras en France comme à la place de l’Étoile à Paris. Ce sont exactement les mêmes procédés.
Parmi ces dysfonctionnements, il y a les qualifications juridiques très basses choisies par la justice. Par exemple, lorsque le parquet ouvre une enquête simplement pour violence volontaire aggravée, alors que perdre un œil constitue une infirmité permanente. Je vais même aller plus loin : pour les personnes que je défends qui ont perdu un œil suite à un tir de LBD, je porte systématiquement plainte pour tentative d’homicide volontaire. À partir du moment où le policier vise le visage en connaissance de cause, sachant que ces armes-là peuvent tuer à une certaine distance, c’est une tentative d’homicide. Ce raisonnement juridique est totalement logique. C’est tellement vrai que le parquet, qui fait preuve de précaution en cas de blessures de gilets jaunes, a ouvert une enquête pour tentative d’homicide volontaire lorsqu’une magistrate a été visée par un tir de LBD au visage [8].
De nombreuses affaires se soldent par un non-lieu, sans que les images utiles des caméras de surveillance aient été visionnées, sans que certains témoins aient été auditionnés, avec des rapports d’autopsies contradictoires ignorés…
C’est un vrai problème. Le bras armé des décisions de non-lieu sont ces expertises, techniques ou médicales, de très mauvaises qualités. Dans l’affaire Adama Traoré, c’est flagrant ! Les premiers médecins désignés à Pontoise ont mis en avant une malformation cardiaque… Adama Traoré avait le cœur d’un athlète, d’un sportif de haut niveau [9]. Rendez-vous compte à quel point la réalité peut être travestie ? Nous faisons face à des médecins qui ont inventé des pathologies, c’est extrêmement grave ! Cette médecin-légiste avait également rendu un travail sur Ali Ziri indiquant qu’il avait « une malformation cardiaque expliquant le décès » [Ali Ziri, âgé de 69 ans, est décédé en 2009 après une arrestation à Argenteuil, ndlr]. C’est exactement les mêmes termes, quasiment un copier-coller. Bien sûr, les dizaines de coups qu’il a reçu n’existent pas pour cette experte. Ces travaux font honte à la médecine, et ce sont d’autres médecins qui le disent. Normalement, ces experts devraient être sanctionnés. Ce n’est malheureusement pas le cas.
Pourquoi ces expertises contestées n’invalident-elles pas les instructions, censées se faire à charge et à décharge ?
Pour Abou Bakari Tandia [décédé suite à une garde-à-vue en décembre 2004 à Courbevoie dans des conditions troubles, ndlr], j’avais demandé la nomination de la directrice de l’Institut médico-légal, Dominique Lecomte, qui avait remis en cause les premières autopsies. Ce qui est terrible, c’est que cette dame, qui avait fait une carrière exemplaire, très respectée dans ce milieu, avait rendu le premier rapport sur Malik Oussekine [10]. Elle avait indiqué que son décès résultait d’un « effort intense » parce qu’il avait couru quelques centaines de mètres sans mettre en avant les dizaines d’hématomes qu’il avait sur le corps. C’est grâce au témoignage d’un inspecteur des finances, habitant dans l’immeuble où M. Oussekine a été battu à mort, qu’il y a eu une contre-autopsie qui a alors indiqué toutes ces traces. L’affaire Tandia, était l’une de ses dernières expertises avant de prendre sa retraite. C’est la seule qui avait conclu que le décès résultait de violences commises par les policiers, en mettant en avant le concept « d’adulte secoué ». Elle est donc devenue plus objective en fin de carrière qu’en début.
Le procureur de la République d’alors, M. Philippe Courroye, tout comme le magistrat instructeur, avaient demandé la mise en examen des policiers. Mais la magistrate a changé et a ordonné une énième expertise médicale, réalisée en très peu de temps, qui balayait toute possibilité de décès dû au comportement policier lors de l’interpellation. Dans tous les cas, cela pose des difficultés. Si on faisait, à la demande des parties civiles, des contre-expertises avec des médecins compétents, je pense que beaucoup de non-lieux devraient être invalidés. Malheureusement, ce n’est pas possible. On peut demander la révision de condamnations injustes mais pas d’un non-lieu. La moindre des choses serait de pouvoir reprendre ces affaires.
D’après notre recensement, près de 60% des personnes tuées suite à une intervention des forces de l’ordre ont été abattues par un tir de gendarme ou de policier. La loi du 28 février 2017 relative à la sécurité publique a étendu le droit d’user de leur arme à feu, au-delà du cadre de légitime défense. Qu’en pensez-vous ?
Ces nouvelles dispositions sont assez floues. Dans une affaire récente, celle de Gaye Camara, qui a reçu une balle dans la tête à Épinay-sur-Seine (en janvier 2018) [11], les conditions de légitime défense des policiers sont extrêmement troubles. J’estime que ça ne tient pas juridiquement. Nous avons demandé au magistrat instructeur une reconstitution. Là encore, elle a été refusée. M. Camara a fait ce qu’on appelle un refus d’obtempérer : il ne s’est pas arrêté, il a tenté de fuir.
Les témoignages font clairement état d’une voiture qui voulait juste partir et non pas mettre en danger des policiers. Ils ont tiré à huit reprises, aussi bien à l’avant qu’à l’arrière du véhicule. Leur défense est de dire que les nouvelles dispositions sur la légitime défense leur permettent de tirer sur un individu qui pourrait être dangereux à l’égard des tiers. Sauf que là, il fait nuit et il n’y a personne devant lui. M. Camara ne met personne en danger en partant avec son véhicule. Donc rien ne justifie les tirs. Malheureusement, le magistrat a rendu très rapidement un non-lieu [12]. Voilà comment les choses sont interprétées et c’est effectivement dangereux.
Les policiers visés par des enquêtes mettent souvent en avant qu’ils ont suivi la procédure légale ou qu’ils ont respecté les techniques d’interpellation apprises en école de police. Leur responsabilité peut-elle être pour autant démontrée pénalement ?
Bien entendu. Les techniques d’immobilisations sont très précises (lire ici). Lorsqu’on les apprend aux policiers, on leur explique bien que le plaquage ventral est extrêmement dangereux. Si on reste un certain temps sur un corps, ça peut conduire à la mort. Ensuite, il y a la question de la proportionnalité, mais la justice ne souhaite pas aller aussi loin dans la précision, même quand les éléments sont accablants. Les juges d’instructions n’ont pas demandé aux gendarmes pourquoi ils avaient mis tous leurs poids sur le corps d’Adama Traoré. Or, l’asphyxie est la question centrale, la plus importante.
Lorsque des éléments à charge existent, il n’est pas rare que les juges d’instruction ordonnent de nouvelles expertises afin de les contrer. Les dossiers de soupçons de violences policières sont donc anormalement longs. Certains durent quasiment dix ans entre les faits et une décision définitive de justice. L’argument souvent donné par les policiers est que l’IGPN est extrêmement sévère avec eux. Ils ont raison. Je défends beaucoup de policiers pour des faits ne concernant pas une interpellation et je peux vous dire que lorsqu’un policier est visé pour vol ou malversation, par exemple, les sanctions sont extrêmement rapides et sévères au niveau disciplinaire. Pas dans les affaires de violences policières illégitimes.
Les collectifs de familles de victimes des forces de l’ordre dénoncent depuis des décennies une impunité policière [13]. Selon nos données, environ 80 % des forces de l’ordre mises en cause dans la mort d’une personne ne sont pas condamnées. Y a-t-il une explication juridique à cette situation ?
C’est une question que je me pose beaucoup. Le décalage que je constate entre la manière de faire des investigations dans un dossier normal et celui de soupçon de violences policières illégitimes est tellement éloigné que n’ai pas d’explication objective à donner. Je côtoie des magistrats instructeurs d’une grande qualité dont les instructions deviennent misérables dans ce type de dossier, avec des enquêtes d’un niveau comme on en voit rarement, refusant tout acte d’investigation élémentaire… Malheureusement, je n’ai pas de propositions concrètes pour améliorer les choses. Peut-être des sanctions plus lourdes à l’égard des policiers reconnus coupables, et arrêter de féliciter ou d’accélérer la carrière des acteurs judiciaires de mauvais niveau.
L’énorme difficulté est que la défense de policiers soupçonnés de violences illégitimes est très ambitieuse : elle consiste à affirmer, grâce à des experts de mauvaise qualité, que le décès ne résulte même pas du comportement policier. Démontrer que le décès a bien un lien avec la violence d’une interpellation, cela peut déjà prendre plus de cinq ans. C’est seulement ensuite qu’on peut interroger la légitimité des violences. Ce combat est extrêmement compliqué, parce que des médecins vont venir vous dire qu’untel est mort tout seul, qu’on a découvert telle maladie cardiaque.
Derrière la question de la frontière entre force légitime et illégitime, il y a beaucoup d’affaires avec des éléments assez probants, des témoignages assez clairs et une justice qui, selon moi, fonctionne très mal.
Recueilli par Ludo Simbille et Raphaël Godechot
En photo (une) : une interpellation lors d’une manifestation contre la réforme des retraites à Paris, le 10 décembre / © Anne Paq
– [MAJ : manifestation reportée « en raison de l’épidémie du Covid-19 » : « Cette décision n’a pas été facile à prendre pour les familles et les collectifs appelants. » Une « Marche des familles contre les violences policières » se déroule le samedi 14 mars à 13h, à partir de la place de l’Opéra à Paris, ainsi que pour
exiger l’interdiction des techniques mortelles d’immobilisation et des armes de guerre en maintien de l’ordre (lire ici).