« Nous, cela fait 50 ans qu’on subit les violences policières, et malheureusement c’est la vie qu’on perd aujourd’hui, s’insurge Mahamadou Camara. Certains Français commencent à comprendre ce qu’on dénonce depuis si longtemps. » Son petit frère, Gaye Camara, est décédé à 26 ans, tué par des policiers d’Épinay-sur-Seine (93) dans la nuit du 16 au 17 janvier 2018. Ce soir-là, une équipe de la BAC est en planque, surveillant une voiture signalée comme volée. Gaye, en voiture avec son petit cousin, dépose un de ses amis qui s’apprête ensuite à entrer dans le véhicule en question. Son ami est interpellé en flagrant délit, et alors que Gaye s’apprête à repartir, les policiers surgissent et lui demandent de s’arrêter. Sans aucune autre sommation, ils tirent à huit reprises sur son véhicule, tuant Gaye d’une balle dans la tête.
« On nous a dit qu’il avait participé à un vol de véhicule, alors qu’il n’était même pas sur le territoire français lors du vol. On nous a dit qu’il avait forcé un barrage, alors que les policiers étaient en planque et donc qu’il n’y avait pas de barrage, nous raconte Mahamadou Camara. On nous a menti sur sa mort. »
Ces versions officielles partiales, voire mensongères, Leonel Gomes ne les connaît que trop bien. Son grand frère, Olivio, père de trois jeunes enfants, est décédé à 28 ans, tué il y a à peine un mois par un policier de la BAC, à Poissy (78) dans la nuit du 16 au 17 octobre. Un premier article du Parisien se contente de reprendre la version de la préfecture qui laisse entendre qu’une course-poursuite sur 30 kilomètres aurait conduit au drame. Lorsque la journaliste indépendante Sihame Assbague contacte les proches d’Olivio, c’est une tout autre histoire qui apparaît.
« La police et les médias ont parlé de mon frère comme si c’était du gibier »
« Il n’y a eu aucune course-poursuite, la police les a suivis jusqu’à Poissy. S’ils avaient réellement voulu arrêter sa voiture sur l’A13, ils l’auraient fait », raconte Leonel Gomes. Une fois arrivés en bas de chez Olivio à Poissy, la voiture de la BAC bloque sa portière. « Ils lui ordonnent de sortir, mais son accès est bloqué. Il redémarre pour sortir, et le policier tire trois coups à bout portant sans raison. » Le rapport balistique confirme que l’agent, moniteur de tir dans son temps libre, n’était pas en danger au moment où il a tiré car il se tenait côté conducteur du véhicule. « La police et les médias ont parlé de mon frère comme si c’était du gibier, un chauffard qu’ils avaient abattu », se révolte Leonel. « Chauffard tué », « chauffard abattu », ont alors titré plusieurs médias...« Ça dépasse la bavure, c’est un meurtre commis par la police. »
Quand les agents impliqués ne mentent pas ouvertement, comme dans l’affaire du tabassage – filmé – de Michel Zecler à Paris, ils dissimulent la vérité par omission. « Dans le dossier, il y a trois caméras de vidéosurveillance. Jusqu’à présent, en tant que partie civile, nous n’avons vu aucune de ces images », explique Thierno Bah. Son petit frère, Ibrahima Bah, est mort à 22 ans le 6 octobre 2019 à Villiers-le-Bel (95) en évitant une camionnette de police qui lui a soudainement barré la route alors qu’il circulait à moto. Depuis plus d’un an, sa famille milite pour obtenir les images des caméras de surveillance actives sur le lieu et au moment de l’accident. En vain.
Même refus d’un accès aux images dans l’affaire Gaye, là encore la police laisse délibérément les proches des victimes dans l’incertitude. « Ils disent que c’est flou, qu’il faisait nuit, qu’il pleuvait, qu’il n’y a rien à tirer des vidéos de l’intervention à Épinay », raconte Mahamadou Camara. « Mais quand il s’agit de jeunes commettant des erreurs, là les vidéos sont faciles à trouver », ironise-t-il.
Le long combat des comités Vérité et Justice contre l’impunité policière
Aujourd’hui, ces trois collectifs, Vérité et Justice pour Gaye, Justice pour Ibo et Justice pour Olivio Gomes se battent pour que les policiers impliqués soient jugés. « Le policier qui a tué Olivio est mis en examen pour homicide volontaire, c’est presque une première pour ce type d’affaire, explique Leonel Gomes. Ce qu’on veut, c’est une peine exemplaire. Tout être humain doit être jugé équitablement. »
Par l’organisation de manifestations, de concerts, de pique-niques ou de matchs sportifs, ces collectifs tentent de mobiliser l’opinion publique et de faire prendre conscience de ce racisme systémique qui perdure au sein de la police. « À Champs-sur-Marne, on fait de l’éducation populaire dans nos quartiers. Il faut expliquer à nos jeunes qu’ils ont des droits comme des devoirs, que les policiers ont un code de déontologie à respecter, explique le grand frère de Gaye. On s’est aussi engagés politiquement dans notre ville. Deux membres actifs du collectif sont élus à la mairie. »
Malgré ces efforts, l’impunité policière règne. En juillet, Basta! révélait qu’en 43 ans, sur 213 interventions létales ayant impliqué les forces de l’ordre, seuls dix officiers ont été condamnés à un emprisonnement ferme pour homicide. La dernière condamnation remonte à 1999. Une analyse de StreetPress montre qu’entre 2007 et 2017, 47 hommes désarmés sont morts à la suite d’interventions des forces de l’ordre. Aucun des policiers ou gendarmes impliqués n’a fini en prison. Plus d’un tiers des procédures ont abouti à un classement sans-suite, un non-lieu ou un acquittement des fonctionnaires. La majorité des affaires sont encore en cours.
Face à cette impunité de fait, il est impossible pour les membres de collectifs Justice et Vérité de trouver la paix. « C’est très difficile car on nous cache réellement la vérité, » soupire Thierno Bah. Sa famille ne pensait pas que l’affaire serait toujours en cours aujourd’hui. Cela fait plus d’un an qu’Ibrahima Bah est mort, et aucun des témoins n’a été appelé par le juge. « Comment ne pas penser qu’ils nous cachent quelque chose ? », s’interroge son grand frère. « Ce qu’on n’accepte pas, c’est qu’un policier décide du destin d’un citoyen, de sa vie et de sa mort ! », dit de son côté Mahamadou Camara.
Un besoin de soutien sans failles, pas toujours relayé par les mouvements sociaux
Dans le soutien d’autres militants, les collectifs anti-violences policières trouvent parfois le réconfort et la motivation. « On est entrés en contact avec Assa Traoré. Elle est venue chez nous, a rencontré la famille et nous a conseillé de faire une vidéo explicative, raconte Leonel Gomes. Dès qu’elle est partie, on s’est activés et on a réparti les rôles. »
« Quand Gaye a été assassiné, les premières personnes à nous soutenir étaient Almamy Kanouté et Samir Baaloudj du collectif Vérité et Justice pour Adama, ajoute Mahamadou Camara. Ramata, la sœur de Lamine Dieng, est venue nous expliquer comment l’affaire allait se dérouler. Elle avait raison. » Lamine Dieng est mort à 25 ans, le 17 juin 2007, dans un fourgon de police à Paris suite à un plaquage ventral. Treize années de combat judiciaire ont été nécessaires pour que l’État reconnaisse implicitement sa responsabilité et qu’un accord amiable soit conclu en mai 2020. Le gouvernement français va verser 145 000 euros à la famille de Lamine.
Les collectifs de victimes de violences policières se mobilisent sur tous les fronts. Nombre d’entre eux étaient présents aux récentes manifestations contre la loi Sécurité globale. « On se bat contre tout un système. Si la loi Sécurité globale est adoptée, c’est un gros pas en arrière pour la France, la démocratie, la liberté d’informer », explique Thierno Bah.
Cependant, un soutien plus affirmé des mouvements sociaux se fait toujours attendre, estiment certains collectifs. « C’est bien beau de dire qu’il faut manifester parce qu’on va interdire de filmer la police, mais il ne faut pas oublier qu’il y a déjà des affaires concrètes, des jeunes hommes morts », nuance Mahamadou Camara. « On parle de violences policières parce qu’elles sont arrivées dans les centres-ville. Mais elles ont commencé dans les quartiers », a rappelé Assa Traoré à l’occasion de la Marche des libertés du 28 novembre dernier.
« Olivio c’est mon grand frère, mon meilleur ami, mon conseiller. Je ne le reverrai plus dans ce monde-là, mais on se reverra un jour, conclut Leonel. Il était franc avec tout le monde, c’était quelqu’un de vrai, de serviable. Si je prends la parole aujourd’hui, c’est pour ses trois enfants, sa femme Kadi, mes parents. Jamais quelqu’un ne pourra se lever et dire qu’il était mauvais : je pourrai mener ce combat pendant dix ans. On ne lâchera pas. »
Émilie Rappeneau
En photo : lors de la marche des libertés, à Paris, le 28 novembre / © Anne Paq
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