Voilà quinze jours qu’une zone à défendre a vu le jour sur le Triangle de Gonesse, dans le Val-d’Oise. Les militants sur place s’opposent à la construction d’une gare pour la ligne 17 du métro francilien, en plein milieu des dernières terres agricoles du « Grand Paris ». Le 18 février, la menace d’expulsion est devenue bien réelle. Bernard Loup, membre actif du Collectif pour le Triangle de Gonesse (CPTG), était convoqué au tribunal de Pontoise. « Le tribunal a ordonné l’expulsion sans délai, avec pour chaque jour d’occupation une astreinte de 500 euros », explique-t-il. Face à ce risque imminent, un week-end festif a été organisé les 20 et 21 février. « Les chantiers continuent et une fanfare est venue, raconte Bernard Loup. C’était bienveillant, il y a eu beaucoup de monde. »
« Cela faisait plusieurs mois qu’il y avait un parfum de Zad ici ». Djissie [1], militant depuis quatre ans au sein du collectif et investi sur la Zad, revient sur la naissance de ce terrain occupé. Des rassemblements baptisés « Zadimanche » ont eu lieu ces dernières semaines chaque dimanche. « Une poignée de gens plus habitués aux Zad a été là au bon moment. Ça a été une fenêtre pour occuper le terrain. La Zad s’est montée à la suite d’un des rassemblements habituels. »
« On veut mettre une gare là où il n’y a pas d’habitants »
Le CPTG, engagé dans la lutte depuis dix ans pour défendre le Triangle de Gonesse de la bétonisation, a eu vent de la volonté de la société du Grand Paris de commencer les travaux à la mi-février. Selon eux, tous les moyens légaux étaient épuisés. « Le projet est de faire une gare au milieu des champs. Avant que le projet aberrant d’Europacity [un projet de centre commercial géant, ndr] soit abandonné en 2019, cela pouvait avoir une certaine cohérence, poursuit Djissie. Aujourd’hui, on veut mettre une gare là où il n’y a pas d’habitants. »
À quelques pas du « Saloon », l’une des cabanes de la Zad, Asky, Heliuna et Lune ramassent des pierres pour aménager une allée sur le sol boueux. Ils relèvent tous les trois le non-sens de cette gare au milieu des champs. « J’ai fais des études agricoles, ce sujet m’intéresse beaucoup, dit Heliuna. Ici, ce sont des terres qui vont être saccagées pour rien, et ça me désole. » Asky partage ce sentiment : « Ce projet me révolte profondément. On nous fait croire que cette gare sera utile, mais en réalité ça coûtera juste de l’argent. »
Comme d’autres, Asky n’est pas ici seulement pour s’opposer à une gare mais souhaite penser un autre mode de fonctionnement et de nouvelles manières d’utiliser le territoire. Il fait référence au projet dit « Carma », pour « Coopération pour une ambition agricole, rurale et métropolitaine d’avenir » : « L’idée est de pouvoir utiliser les terres agricoles pour une alimentation concrète et tendre vers une autonomisation », explique-t-il. L’initiative est née en 2016, suite à un appel à projet « Inventons la métropole du Grand Paris ». Portée par des bénévoles, la démarche consiste à réfléchir à la transition écologique sur les 670 hectares de terres fertiles du Triangle de Gonesse. Ils souhaitent mettre en place, avec une agriculture périurbaine, « un cycle alimentaire sain et durable ». « À Paris, on a seulement trois jours d’autonomie alimentaire, alors qu’il y a des terres fertiles autour ! », ajoute Asky.
« Une liberté de création et d’action »
Sur ce qui ressemble à un terrain vague d’environ un hectare appartenant à l’établissement public foncier d’Île-de-France, les cabanes ont poussé comme des champignons. « Au début, ça a été une course de vitesse contre le froid ! Il faisait -7° la nuit et ça a galvanisé tout le monde pour construire des abris, se souvient Djissie. C’est un peu un village gaulois qui ne cesse de grandir. Chaque jour, il y a de nouvelles cabanes. »
Les bruits des marteaux accompagnent ceux de l’autoroute A1 et de la départementale 317. Régulièrement, les vrombissements des avions de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle, auxquels les militants ne semblent plus prêter attention, s’ajoutent à cet étrange mélange, qui contraste avec les étendues de champs agricoles à proximité. Sur les palissades en bordure du terrain, les trous ont été obstrués pour éviter à la police de prendre des photos. « Ils passent plusieurs fois par jour, lance un militant. Alors on doit faire des rondes à l’entrée de la Zad. »
Alors que l’occupation est encore récente, Djissie observe : « C’est fascinant de voir comment tout le monde met du cœur à l’ouvrage. S’il y a des erreurs dans les constructions, ça ne nous arrête pas. On peut toujours refaire, améliorer, s’entraider. Il y a une énorme liberté de création et d’action. »
Pour beaucoup ici, c’est la première fois qu’ils participent à une zone à défendre. Et pour cause : c’est la « première d’Île-de-France », à 30 minutes en voiture de Paris. Quand Lune a entendu dire qu’une Zad se montait ici, elle s’est tout de suite dit qu’il fallait venir : « C’est vraiment plaisant de voir tout ce qui est en train de se mettre en place au fil des jours. Avec les constructions de cabanes, mais aussi en terme de solidarité. »
« Des interactions qui te chamboulent »
À côté d’un des dortoirs, Topinambour décloue des planches, un marteau dans chaque main. Présent depuis les premiers jours par intermittence, il allie militantisme et recherche : il réalise une thèse sur l’auto-organisation. Pour lui, différents univers se croisent ici. « Il y a des autonomes, des membres du CPTG qui utilisent plutôt des moyens d’actions juridiques, puis des personnes d’autres organisations comme Extinction Rebellion », détaille-t-il.
Selon Abedoune, un autre militant, le lien avec les habitants s’est directement fait avec les membres du CPTG, qui sont « des gens du coin ». Il s’attèle à construire les fondations d’une cabane en dôme avec des camarades et ajoute : « C’est très encourageant car cette Zad s’inscrit dans la continuité d’une lutte qui dure depuis dix ans. On n’a pas du tout l’impression d’être hors sol. »
Topinambour remarque que lorsqu’il s’absente une journée ou deux, il perd ses repères, « pas uniquement par rapport aux constructions mais aussi vis-à-vis du fonctionnement ». Par exemple, récemment, des référents volontaires sous mandats ont été mis en place, pour différents postes. « Il y a la cuisine, la sécurité et le matériel, l’accueil et les journalistes puis enfin la vigie et les dodos », explique-t-il. Ces thématiques se déclinent en différentes commissions. « Les rôles sont tournants et les protocoles malléables. Ça marche bien comme ça, on a peu de difficultés à mettre en place des initiatives. »
Et Djissie d’ajouter, pensif, avant de retourner à ses activités : « Il y a des interactions qui te chamboulent, te mettent en mouvement, te poussent dans tes retranchements. Des personnes sont plus ou moins individualistes, d’autres ne pensent que par le collectif… Il y a de tout et ça s’équilibre très bien ! » Alors pour les militants, pas question de laisser ce terrain aux engins de chantiers. Même si l’expulsion a été prononcée, ils comptent bien rester mobilisés, le plus longtemps possible : « Tant qu’il y aura le projet de gare, il y aura des zadistes. »
Noan Ecerly
Photo de Une : Topinambour décloue des planches. © Noan Ecerly