« Nous construisons, avec ces lois sécuritaires, les outils de notre asservissement de demain. » Ces mots sont ceux de l’avocat au Conseil d’État Patrice Spinosi, recueillis par Le Monde. Prononcés fin 2020, ils résonnent tout particulièrement aujourd’hui. Depuis, des lois sécuritaires (sécurité globale, séparatisme, responsabilité pénale et sécurité intérieure) n’ont cessé d’être votées. Et les discours autoritaires ont redoublé d’intensité, allégorisés par ceux de l’ancien polémiste d’extrême droite, désormais candidat à l’élection présidentielle, Éric Zemmour. Au point que sa présence au second tour, et donc au porte du pouvoir, ne relève plus de la dystopie. Face à ce constat, une question se pose légitimement. Avons-nous vraiment construit « les outils de notre asservissement » futur ?
Une des grandes caractéristiques du quinquennat d’Emmanuel Macron a été de donner plus de pouvoir à la police en créant, notamment, de nombreux dispositifs administratifs. Le contrôle de l’application de ces dispositifs par l’autorité judiciaire n’intervient, la plupart du temps, qu’a posteriori. Les exemples ne manquent pas : mise en place des « mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance » (MICAS) – en clair, des assignations à résidence avec obligation de pointer au commissariat –, fermeture de lieux de culte ou encore dissolution d’associations.
Si plusieurs mesures, comme les MICAS, sont en théorie créées dans le but de lutter contre le terrorisme, dans la pratique ce n’est pas toujours aussi limpide. « Les marges d’interprétation laissées à l’administration sont souvent très larges. Si demain on décide qu’une association écologiste trouble l’ordre public, tout est en place pour la faire disparaître », explique Anne-Sophie Simpere, auteur avec Pierre Januel du livre Comment l’État s’attaque à nos libertés.Tous surveillés et punis [1]. « Si un Zemmour arrive au pouvoir, qu’est ce qui va lui interdire de dissoudre la Ligue des droits de l’homme (LDH) ou, le Groupe d’information et de soutien aux immigrés (GISTI) ? Il ne faudra pas être surpris quand ça arrivera », abonde Nicolas Hervieu, enseignant en droit des libertés à Sciences Po Paris.
« Toute mesure de restrictions des libertés pour lutter contre une menace particulière peut, un jour, se retourner contre nous »
L’élargissement des motifs pour dissoudre une association par simple décision administrative n’est qu’une mesure parmi d’autres dans la loi « confortant les principes républicains » dite loi « Séparatisme ». « Ce texte est redoutable, notamment pour les musulmans. Les effets de bords discriminatoires sont très forts », souligne Serge Slama, professeur de droit public à l’université Grenoble-Alpes. Au vu des discours qu’il porte sur les personnes de confession musulmane, on peut supposer qu’Éric Zemmour pourrait, s’il est élu, user au maximum de ces effets de bords.
Une réinterprétation de la définition pénale du terrorisme n’est pas, non plus, inimaginable. Aujourd’hui, celle-ci définit l’acte terroriste comme un acte se rattachant à « une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur ». Le qualification de terrorisme regroupe plusieurs infractions de droit commun, des « atteintes volontaires à la vie » aux « destructions, dégradations et détériorations ». « On l’a vu avec Tarnac ou Bure : l’application d’outils de la lutte anti-terroriste à des groupes politiques qui n’étaient pas terroristes mais perçus par les services de renseignement comme "radicaux". Cela pourrait-il se faire contre les « islamo-gauchistes », les décoloniaux, etc. ? Peut-être, si on redéfinit ce qu’est un terroriste ou un radicalisé », pense Serge Slama.
Une inquiétude partagée par son confrère, Nicolas Hervieu : « Clairement la crainte est fondée. Les outils dont on a doté les forces de sécurité sont conséquents et permettent la mise en place d’une surveillance de masse importante, d’agir contre des activités comme lesquelles on n’avait pas pensé initialement. De manière générale, toute mesure de restrictions des libertés pour lutter contre une menace particulière peut, un jour, se retourner contre nous. » L’enseignant de droit des libertés à Sciences Po Paris prend l’exemple des Gilets jaunes. « Ils ont été les premiers à s’en rendre compte. Il y a eu un détournement des instruments sécuritaires à des fins autres que celles pour lesquelles on les a créés. Donc quelqu’un qui voudrait mettre les pouvoirs en place à des fins de répression pourrait totalement le faire. »
« L’outil n’est pas neutre en soi »
L’avis de l’avocat pénaliste Raphaël Kempf, qui rejette l’idée que nous sommes en train de construire « les outils de notre asservissement de demain », est plus nuancé. « Cet argumentaire est, pour moi, extrêmement limité. Cela signifie qu’on considère que ce gouvernement est suffisamment respectueux des libertés pour utiliser l’outil qu’il a créé de manière respectueuse. Beaucoup disent que le problème n’est pas l’outil mais la manière dont on l’utilise. Je ne suis pas d’accord avec ça, l’outil n’est pas neutre », explique-t-il. « Le problème de la loi "Séparatisme", ce n’est pas que demain arrive au pouvoir Éric Zemmour, Valérie Pecresse, Marine Le Pen. Le problème c’est que le gouvernement actuel, qui se prétend libéral, la mette en place et l’applique. »
Comment alors, empêcher ce type de dérive autoritaire, aujourd’hui comme demain ? Notre État de droit prévoit plusieurs garde-fous. En tête, le Conseil constitutionnel. Pendant le quinquennat d’Emmanuel Macron, il a censuré à de nombreuses reprises de nombreux articles de loi, voire parfois la quasi-totalité de certains textes. « J’ai trouvé que le Conseil constitutionnel a pris des décisions assez courageuses », note Nicolas Hervieu qui rappelle toutefois que son rôle est de « poser un cadre légal » et non de « trancher des choix politiques ». « Ce serait un problème démocratique que de demander cela aux juges », souligne-t-il.
« En cas d’arrivée au pouvoir d’une personnalité autoritaire, je ne pense pas que le Conseil constitutionnel s’opposerait frontalement », suppose Serge Slama, « ce n’est pas son rôle. Par exemple, la francisation des prénoms, je ne suis pas certain que ce serait censuré. En 1927 une loi française prévoyait déjà la francisation des noms et prénoms lors de la naturalisation. Le Conseil n’empêchera pas tout, mais il permet d’apporter certaines garanties. »
« Ce n’est pas le Conseil constitutionnel qui, si je suis élu, fera la politique de la France »
Les Sages ont joué ce rôle. L’exemple le plus marquant est certainement celui de l’usage des drones par les forces de l’ordre, notamment en manifestation. Initialement prévu dans la loi « Sécurité globale », ce dispositif a, dans un premier temps, été censuré par le Conseil constitutionnel qui a jugé qu’il n’y avait pas de « conciliation équilibrée entre les objectifs de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public et de recherche des auteurs d’infractions et le droit au respect de la vie privée ». Quelques mois plus tard, le gouvernement est revenu à la charge dans la loi « Responsabilité pénale et sécurité intérieure », en prenant en compte certaines remarques des Sages. Cette fois, l’article n’a pas été censuré, et la possibilité pour les forces de l’ordre d’utiliser des drones en manifestation définitivement adoptée.
« Ce n’est pas le Conseil constitutionnel qui, si je suis élu, fera la politique de la France. » Ces mots, ceux d’Éric Zemmour, font craindre à Nicolas Hervieu la capacité de notre État de droit à tenir en cas d’arrivée au pouvoir d’un gouvernement autoritaire. « En France, les contre-pouvoirs face à un président de la République qui détient la majorité à l’Assemblée nationale sont très limités. Notre système constitutionnel ne supportera pas aussi bien qu’aux États-Unis avec Donald Trump un président autoritaire. » Cette crainte reste à l’état de prospectives et ne doit pas, comme le conclut Raphaël Kempf, nous faire oublier le présent de l’état des libertés publiques. « Il ne faut pas jouer à se faire peur avec l’autoritarisme de demain, parce que cela nous fait oublier ou nuancer l’autoritarisme d’aujourd’hui. Cet argument permet de rendre acceptable les lois telles qu’elles sont faites. »
Pierre Jequier-Zalc
Photo : Eric Zemmour lors de son metting à Villepinte, en décembre 2021 / Illian Derex CC BY-SA 4.0