Inégalités

Zones urbaines pauvres

Inégalités

par Ivan du Roy

Comment vit-on dans les quartiers « sensibles » ? Chômage, faibles revenus, enclavement constituent le quotidien des familles populaires qui y résident.

Cet article a été initialement publié dans l’hebdomadaire Témoignage Chrétien

Le président de la République a beau répéter le contraire, les émeutes urbaines qui éclatent régulièrement dans les quartiers dits « sensibles » reflètent un profond mal-être social. Ce n’est pas en niant la réalité que la société française et ses représentants élus arriveront à résoudre la complexe équation des banlieues, à freiner le dangereux crescendo de violences et de destructions qui depuis vingt-cinq ans se répètent sporadiquement mais toujours avec plus d’intensité. Les profils des 751 « Zones urbaines sensibles » dispersées sur le territoire se suivent et se ressemblent bel et bien. La situation de leurs 4,6 millions d’habitants également. Leur point commun ? Les mêmes indicateurs économiques et sociaux clignotent au rouge. Une alarme sociale qui retentit depuis si longtemps que tout le monde semble s’y être accoutumé.

Prenez Villiers-le-Bel et ses deux Zus, comme les appelle le jargon de la politique de la ville, qui abritent plus de la moitié des 30 000 citoyens de la commune : un taux de chômage qui dépasse les 21 %, près d’un tiers de non-diplômés, et une proportion de familles monoparentales (22 %) presque multipliée par deux par rapport à la moyenne francilienne. Un résident sur quatre est étranger. Les deux tiers des familles habitent un logement social, la moitié gagne moins de 780 euros par mois et n’est pas imposable (1). Ce sont aussi des quartiers jeunes : un citoyen sur deux a moins de 25 ans. Dans les villes du Val-d’Oise où des incidents ont eu lieu, suite à la mort des deux jeunes gens de Villiers-le-Bel, on retrouve ces mêmes statistiques, parfois un peu meilleures (16,5 % de chômage dans la Zus de Saint-Christophe à Cergy), parfois pire (28 % dans celle de Goussainville).

Cette carte du mal-être social s’étend bien au-delà des cités franciliennes et concerne tout l’Hexagone, comme nous l’ont rappelé les émeutes de 2005. La Zus des cités minières à Douai (Nord) affiche 41 % de chômage ! Les trois quarts des 3 600 habitants du quartier « Manchester » à Charleville-Mézières vivent en HLM. Dans les barres d’immeubles de La Reynerie, à Toulouse, le revenu de la moitié de la population - 19 000 habitants - est inférieur à 480 € mensuels, soit bien en dessous du seuil de pauvreté ! La liste est encore longue... Seule la proportion d’étrangers varie, élevée à proximité d’une grande agglomération, plus basse dans la banlieue d’une ville moyenne. « Les quartiers dits sensibles ont des caractéristiques relativement proches : un taux de chômage élevé, un faible niveau de formation, des revenus réduits », confirme l’économiste Hervé Guéry, qui dirige une société d’étude nantaise, Compas-Tis, qui évalue les politiques publiques et sociales pour les collectivités locales. « Nous observons une sorte d’homogénéisation. Ces quartiers accueillent de plus en plus de gens en grande difficulté à la recherche de faibles loyers qui seront en partie couverts par des aides au logement. » Dix ans de spéculation immobilière généralisée ont augmenté la concentration de la pauvreté.

Deux fois plus de chômeurs

En Midi-Pyrénées, deux tiers des demandeurs d’emplois habitent une Zus. Ils représentent la moitié des habitués de l’ANPE en Aquitaine et en Île-de-France. « En 2005, le taux de chômage s’établissait dans les Zus à 22,1 % soit plus du double du taux national », rapporte l’Observatoire national des Zus (Onzus). À chaque fois les chiffres du chômage de ces quartiers explosent les moyennes municipales ou départementales. Les jeunes de 15-24 ans, particulièrement touchés au niveau national, sont deux fois plus nombreux à être sans travail dans ces zones sensibles que dans les agglomérations qui ne comptent pas de quartiers difficiles : 36 % dans les Zus contre 17 % dans les villes davantage « embourgeoisées ». « Les demandeurs d’emploi en Zus recherchent prioritairement les métiers de service à la personne et à la collectivité, du BTP, des transports, de la mécanique ou de l’électronique et moins souvent des métiers administratifs ou commerciaux », constate l’Onzus. Logique : ces métiers ne nécessitent pas d’études supérieures, non envisageables pour de nombreux jeunes qui sortent du lycée professionnel local, au mieux avec un CAP en poche. Problème : les emplois de service au particulier sont en général faiblement rémunérés ; et les emplois industriels, quand ils ne se délocalisent pas à l’étranger, sont de plus en plus éloignés des grandes villes.

Le Bac sinon rien

Pousser les jeunes à étudier, c’est bien. Encore faut-il que les diplômes servent à quelque chose. C’est loin d’être évident, comme le constate un autre Observatoire, celui des inégalités. Plus on est diplômé, moins on est obligé de pointer à l’ANPE. Telle est la règle nationale... Sauf en Zus. « Pour tous les niveaux de formation allant du BEPC au Bac, les taux de chômage sont environ deux fois plus élevés dans ces zones qu’au niveau national », précise l’Observatoire associatif. Même à Bac +2, un étudiant venant d’une Zus galèrera plus que son camarade du centre ville. Une bonne surprise cependant : les femmes s’en sortent mieux. Si les femmes des milieux populaires sont particulièrement frappées par le chômage, surtout quand elles se retrouvent seules à élever leurs enfants, elles sont cependant davantage protégées que les hommes quand elles sont diplômées. Cette spécificité n’est malheureusement que le reflet de l’étendue des discriminations. « Le stéréotype de la banlieue morose, voire menaçante, n’est-il pas largement construit autour de figures masculines ? Cette représentation négative, non seulement sexuée mais aussi ethnicisée, constitue l’un des ressorts de la discrimination à l’embauche », conclut l’Observatoire des inégalités.

Pas de voiture, pas de boulot

Une fois franchi l’obstacle d’absence de diplôme, passé celui d’éventuelles discriminations, et avoir enfin signé le précieux sésame, un contrat d’embauche, encore faut-il pouvoir se rendre à son travail. « De gros efforts ont été accomplis pour développer les moyens de circulation et désenclaver les quartiers sensibles, surtout en dehors de la région parisienne », positive Hervé Guéry. L’offre de transport en commun correspond aux horaires classiques de travail. « La question de la mobilité va au-delà de l’enclavement », poursuit l’économiste. « L’emploi a évolué. Moins une personne est formée, plus elle risque de se retrouver dans un emploi atypique et à horaires décalés. Ce sont donc les ménages à faible niveau de revenus qui vont vers ces emplois. » Ces mêmes familles qui peuplent les appartements des cités sensibles. L’emploi atypique ? C’est le salarié d’une société de gardiennage qui travaille de nuit ou le manutentionnaire d’un entrepôt qui doit se déplacer à 5h du matin. C’est la caissière d’un hypermarché qui sort du centre commercial à 21h ou l’employé d’une société de nettoyage qui ferme à 22h les bureaux qu’il a lessivés. Sans oublier les emplois industriels qui se sont éloignés des villes, dans des zones non desservies par les transports en commun. En horaires décalés, la seule solution est la voiture. « L’accès au permis de conduire est devenu complexe. Le coût pour le passer a explosé. Pour les jeunes les moins qualifiés, c’est donc encore plus compliqué que pour les autres. Dans les Zus, seuls 25 % à 30 % des jeunes de 18-25 ans possèdent le permis (2). Ce qui signifie que les trois quarts ne l’ont pas. Le permis à un euro ne règle rien : si les parents ne sont pas solvables, impossible d’accéder à un prêt », constate Hervé Guéry. « Aller travailler, c’est très bien, mais comment y aller ? Souvent, c’est le premier problème. Dans l’agglomération nantaise, la distance de déplacement est plus longue pour les habitants des quartiers qui dépendent de la politique de la ville. » Une inégalité de plus.

Des quartiers encore jeunes

Les Zus abritent également une population plus jeune que les communes qui les environnent. On compte par exemple près de 40 % de moins de 25 ans dans les cités franciliennes, contre 32 % pour l’ensemble de la région. Ce qui rend d’autant plus insupportable la concentration de pauvreté, qui bouche l’horizon d’une bonne partie des nouvelles générations. Aux inégalités s’ajoute la frustration de ne pas pouvoir aspirer à un mode de vie que, pourtant, on côtoie chaque jour en centre ville ou dans le quartier d’à côté. La frustration débouche sur l’ethnicisation. « Les Zus, en particulier en Île-de-France, sont souvent situées à proximité des endroits les plus embourgeoisés. Pour un jeune Black ou un jeune Beur, le Blanc est forcément un membre de la classe moyenne, un fonctionnaire ou quelqu’un de friqué. L’image mentale de l’inégalité pour un jeune qui n’a aucune culture politique a donc tendance à s’ethniciser. Ces gamins intègrent que les Blancs vivent mieux qu’eux. Ils ne savent pas qu’au-delà de leur banlieue, dans le périurbain, les revenus ne sont pas forcément plus élevés », décrit le géographe Christophe Guilluy.

Vers un papy-boom des cités

« La logique de rotation - un jeune ménage s’installe dans un logement social, y demeure dix ans puis le quitte pour accéder à la propriété - ne fonctionne plus. Avec 800 euros par mois, on se loge où aujourd’hui ? Et c’est loin d’être le salaire le plus faible que nous rencontrons. Ce sont aussi des quartiers qui vieillissent car les ménages pauvres ne peuvent plus en sortir. Il y a de plus en plus de gens à la retraite, qui n’ont souvent que le minimum vieillesse et seront bientôt en situation de dépendance avec de plus en plus de difficultés d’accès aux soins », prévient Hervé Guéry. La pauvreté des retraités n’a jamais cessé de baisser depuis un demi-siècle. Cela pourrait bien changer, à commencer par les Zus. « C’est dû à l’arrivée à l’âge de la retraite de gens qui ont bossé dans le privé, ont connu des périodes de chômage et n’ont donc pas cotisé suffisamment pour avoir des retraites décentes. Des problèmes très lourds vont se poser pour ces personnes en proie à l’isolement dans le contexte de la cité », confirme de son côté Christophe Guilluy. Ce sont surtout les travailleurs pauvres, payés le Smic ou un peu moins, qui subiront de plein fouet les carences de la protection sociale : trop « riches » pour bénéficier de la CMU, ils sont trop pauvres pour se payer une mutuelle.

Inégalités visibles

Les ménages vivant dans une Zus ont des revenus - salaires et aides sociales - qui représentent seulement les deux tiers du revenu moyen en France : 1 620 € contre 2 434 € mensuels. Un écart de niveau de vie « considérable » selon l’Observatoire des inégalités. On peut raisonnablement s’interroger sur l’efficacité des politiques de la ville menées depuis exactement trente ans. « Si cela n’avait pas existé, que se serait-il passé ? Les quartiers ciblés par la politique de la ville n’ont pas régressé. Mais quand un de ces quartiers se développe de un, les quartiers avoisinants se développent de dix. Ces écarts vont continuer à s’accroître », souligne l’économiste nantais. Les politiques publiques ont quand même contribué à ce que de nombreuses personnes et familles s’en sortent. « Les chômeurs d’aujourd’hui ne sont pas ceux d’hier. Les grandes phases d’ascension sociale - même si elles ne concernent qu’une minorité de personnes - se feront dans les milieux populaires habitant près des grandes villes, là où l’accès aux études et à des emplois qualifiés est encore possible », rappelle Christophe Guilluy. Le dernier recensement révélait que 61 % des habitants des Zus en 1999 n’étaient pas là en 1990. Une majorité de la population a bougé. « Beaucoup de gens s’en vont dès qu’ils trouvent un boulot correctement payé. C’est un paradoxe : chaque fois qu’on améliore une situation individuelle, on détériore la situation collective », pointe Hervé Guéry. Car seuls restent les plus pauvres.

Ivan du Roy

Photo : Hervé Dez/Le Bar Floréal

1.Chiffres de la Délégation interministérielle de la ville, basés sur le recensement de 1999 et les revenus fiscaux de 2004.


« Il n’y a plus de place pour les couches populaires »

Christophe Guilluy, géographe, auteur de l’Atlas des fractures françaises, (Editions Autrement).

Pourquoi la question des banlieues échappe-t-elle à l’Etat ?

Personne ne s’occupe de la véritable question : la place des couches populaires dans des sociétés post-industrielles qui ne créent de la richesse qu’avec des surdiplômés. Que ce soient les immigrés des quartiers ou les prolos de chez Moulinex relégués dans le périurbain, il n’y a plus de place pour ces couches populaires. Lorsqu’elles ont un boulot, dans un emploi de service par exemple, on les paie tellement mal qu’elles n’ont aucune perspective. En pavillon dans l’Oise ou en cité en région parisienne, la question de leur avenir est problématique. On entend personne là-dessus.

Y compris à gauche ?

Comment être internationaliste, ouvert au monde, dans une logique d’acceptation de l’immigration et en même temps répondre à une demande de protection légitime des catégories populaires ? C’est le dilemme que doit résoudre la gauche dans son ensemble. Et c’est ce qui a constitué le hold-up électoral de Sarkozy : faire croire qu’il apportera cette protection. La concurrence mise en place entre catégories populaires au niveau mondial, et ici entre immigrés de fraîche date, immigrés installés et classes populaires, jouent en défaveur de ces catégories populaires et au profit du patronat qui a toujours joué la concurrence entre les plus faibles. La banlieue est à l’interface de ces trois phénomènes : catégorie populaire, immigration et mondialisation.