La première fois que j’ai entendu de parler de Maxime Wagner, c’était en février 2022. Je travaillais alors pour basta! sur les accidents de travail des grands chantiers franciliens, ceux des Jeux olympiques comme ceux du Grand Paris Express. En rencontrant plusieurs sources, j’apprends qu’un intérimaire est décédé, deux ans plus tôt, sur le prolongement sud de la ligne de métro 14. Un mort invisible. En deux ans, pas une seule ligne n’avait été écrite sur ce drame dans la presse.
Pendant un temps, Maxime Wagner n’a été qu’un nom dans une funeste liste. Jeremy Wasson, Abdoulaye Soumahoro, Joao Baptista Fernandes Miranda, et, depuis peu, Franck Michel. Tous ces hommes sont morts en construisant le projet pharaonique du Grand Paris. Vite, cependant c’est devenu autre chose. La raison : la prise de contact avec basta! de sa famille, en avril 2022.
D’un nom, Maxime Wagner est devenu une vie. Celle d’un papa de deux filles et père quasi adoptif d’une troisième. Celle d’un frère, aîné – avec sa jumelle Julie –, d’une fratrie de sept où il était le seul garçon. Celle d’un fils, enfin, d’une mère qui le chérissait.
D’un nom, l’histoire de Maxime Wagner m’a aussi ouvert les yeux sur la violence des accidents du travail. Le terme « invisible » est souvent accolé à ce phénomène, qui coûte la vie à environ 800 personnes par an, en France. En parlant, longuement avec sa mère, Patricia, ses sœurs, Julie, Pascaline et Charline – entre autres, et sa conjointe, Aurène, et ex-conjointe, Amel, j’ai compris comment cette invisibilité se matérialisait.
Du jour au lendemain, ces femmes avaient perdu un de leur plus proche. Et personne ne s’en est soucié. Jusqu’à la parution de l’article de Basta! deux ans après les faits, aucune d’entre elles ne savaient même comment Maxime était mort. La police ne répondait plus, la presse ne s’en est jamais souciée. Enfin, l’inspection du travail était tenue au silence. Pis, l’entreprise, la filiale de Vinci, Dodin Campenon-Bernard, pointait aussi aux abonnés absents.
Pas mort par sa faute
Tous, de sa famille et ses proches, avaient abandonné l’idée d’obtenir justice. C’est de ça dont il s’agit. De vérité, et de justice. Car Maxime Wagner n’est pas mort par sa faute. Mais à la suite d’un enchaînement de dysfonctionnements évidents dans des chantiers titanesques, où recours à l’intérim, sous-traitance en cascade et pression des délais se conjuguent.
C’est en tout cas ce que pointait l’inspection du travail dans un procès-verbal accablant déposé au parquet de Créteil en septembre 2020 et qui, jusqu’en mars 2022, prenait certainement la poussière dans un placard. La modification d’un équipement de travail, un plan de prévention « indigent » et un manque de formation et d’information.
Cette affaire professionnelle que j’ai traitée comme journaliste jusqu’à ce jour, est presque devenue intime, raison pour laquelle j’ose et j’assume ici le « je ». Julie, Patricia, et les autres ne sont pas que des sources. Elles sont des personnes avec qui nous avons partagé des moments difficiles et qui m’ont fait confiance pour me livrer le récit d’un évènement traumatique.
C’est à elles que je pense, surtout, en entrant dans le tribunal de Créteil. Car c’est leur force à elles qui a permis ce procès. Alors qu’elles avaient quasiment abandonné tout espoir d’obtenir justice avant mars 2022, elles mènent depuis un combat sans interruption. Cette lutte, Julie la racontait dans les colonnes de l’hebdomadaire Politis il y a quelques mois, avant le second report du procès du fait d’un rendu des conclusions de l’entreprise quelques minutes avant le début de l’audience.
Ce mercredi 5 avril, aucun report n’est envisageable. Le procès aura bien lieu. Fait rare dans les procès d’accidents du travail, la salle d’audience est pleine. Serrée sur un banc, une grande partie de la famille est présente. Ce qui est plus étonnant, c’est le nombre de journalistes. Tous les grands titres de la presse sont là, Le Monde, Libération – qui est le premier média à avoir parlé de la mort de Maxime Wagner en février 2022–, l’AFP, l’Humanité…
Des caméras de télévision campent aussi devant la salle d’audience. C’est peut-être le plus grand succès de la famille. En décidant de raconter leur histoire, en intégrant le collectif des familles des victimes des accidents du travail, en dénonçant les conditions de travail sur les chantiers du Grand Paris, elles ont permis de visibiliser ce drame qui était jusqu’à présent resté dans l’ombre.
C’est certainement cette médiatisation qui a poussé l’entreprise Dodin Campenon Bernard à proposer, quelques jours avant le procès, un accord à l’amiable à la famille satisfaisant toutes leurs demandes d’indemnisation. Certainement, car pendant deux ans et demi, la filiale de Vinci n’avait pas effectué le moindre geste envers la famille. Une manière, à mots couverts, de reconnaître leur responsabilité.
Pourtant, au tribunal, l’entreprise reste inflexible. Si Maxime Wagner est mort, ce n’est pas de leur faute. « Quand il y a un drame de cette nature, on s’interroge sur ce qu’on a mal fait et ce qu’on aurait pu faire. Ce que j’ai remarqué c’est que sur le terrain, l’encadrement était présent, le chantier n’était pas à l’abandon », répond au tribunal Jean-Pierre Bizollon, président de l’entreprise au moment des faits et désormais à la retraite.
Jean-Marie Jacquier, le directeur juridique de l’entreprise, va plus loin : « Je suis désolé pour les familles qui attendent des coupables, mais au plus profond de nous-mêmes, nous estimons avoir fait ce que nous devions faire en matière de prévention. »
Renvoyer la faute sur la victime
Rappelons brièvement les faits. Maxime Wagner est mort après avoir été percuté à la tête par une conduite à la suite d’un mouvement coup de fouet de cette dernière. Il était en train de réaliser une opération de déplombage. Une opération risquée que le plan de prévention et de sécurité ne décrivait que de manière « lacunaire », selon l’inspection du travail.
Cette conduite n’était pas attachée alors qu’elle était soudée dans le plan de construction du tunnelier. Elle avait été modifiée à plusieurs reprises. Maxime Wagner n’était pas au courant de cela. Les jours auparavant, elle était maintenue par une petite chaînette pour le « confort », autrement dit, pour éviter de déverser du mortier partout.
Le jour de l’accident, cette chaînette avait été retirée. De son côté, l’entreprise explique que l’intérimaire n’aurait pas dû rester si proche de la conduite. Renvoyer la faute sur la victime, une stratégie de défense cruelle mais très classique dans les procès pour accident du travail.
Tous ces éléments sont débattus à l’audience. Initialement programmée pour s’étendre sur la matinée, celle-ci a quasiment duré 12 heures. La preuve que le tribunal n’a pas pris à la légère cette affaire. La présidente, elle, connaît parfaitement le dossier et pose les justes questions. Un fait à souligner dans des affaires très techniques, où les tribunaux semblent parfois manquer de connaissance et d’expertise. Une autre victoire pour la famille.
Amende très élevée
Lorsqu’arrive le tour des réquisitions, une victoire supplémentaire pour la famille : le procureur requiert une amende de 250 000 euros à l’encontre de Dodin Campenon-Bernard. Une somme très élevée lorsqu’on sait que la moyenne des amendes infligées est de 35 000 euros pour ces affaires, comme l’a révélé Politis il y a quelques semaines. Ayant assisté assidument à de nombreux procès d’accident du travail mortel, je n’avais jamais vu de telles réquisitions à l’égard d’une entreprise.
Pour Marion Ménage, avocate de la CGT, partie civile dans ce dossier, cette somme importante est due au fait que Dodin Campenon-Bernard est une filiale de Vinci. « Le parquet sait qu’il peut taper sans risquer de faire fermer l’entreprise », explique-t-elle. Surtout, l’entreprise est en situation de récidive légale. En 2015, à Montargis, elle avait déjà été condamnée pour un accident mortel du travail. Du côté des personnes physiques, le parquet a requis neuf mois de prison avec sursis pour les deux prévenus, qui ne sont pas les dirigeants de l’entreprise mais les personnes pénalement responsables, par le jeu des délégations de pouvoir.
Un sixième mort sur les chantiers du Grand Paris
Le délibéré aura lieu le 29 juin. La défense a plaidé la relaxe. S’il suit le parquet, le tribunal pourrait envoyer un message fort : non, les accidents du travail ne restent pas impunis. Au moment où j’écris ces lignes, j’apprends le décès ce jeudi 6 avril au matin, aux alentours de 9 h, d’un jeune ouvrier de 22 ans sur le chantier de la ligne 17, écrasé par un bloc de béton. Un sixième décès sur les chantiers du Grand Paris en moins de trois ans. Le deuxième en moins d’un mois. Je pense, forcément, à leur famille pour qui leur vie sera, à tout jamais, bouleversée.
Un sixième décès qui tombe le lendemain de ce procès symbolique, aussi éprouvant qu’émouvant. Comme une piqûre de rappel que les accidents du travail continuent d’être un fléau bien trop invisible. L’affaire Maxime Wagner me l’aura appris.
C’est aussi à nous, journalistes, de visibiliser ce phénomène, d’écouter les familles, de ne pas en faire de simples faits divers. Car si les retombées sont difficilement quantifiables, une chose me paraît quand même certaine : sans médiatisation, sans la force et le courage de toute une famille, ce procès n’aura pas été une telle victoire pour elle. Je leur dédie cet article. Bravo.
Pierre Jequier-Zalc
Photo de une : ©Pierre Jequier-Zalc