Interdiction des marchés, couverts ou non. L’annonce d’Édouard Philippe le 23 mars représente une catastrophe sociale et économique pour bon nombre de productrices et producteurs agricoles. Cette décision « ne fait que renforcer le traitement inéquitable entre les paysans vendant leurs produits en direct et la grande distribution qui continue d’ouvrir les supermarchés en milieu fermé, avec des affluences ne permettant pas toujours de prendre les mesures sanitaires strictes que l’État impose aux marchés ouverts », estime Carole Pouzard, porte-parole de la Confédération paysanne en Ardèche.
Le décret permet certes aux maires de déroger à ces règles, en accord avec le préfet. Tout l’enjeu est de créer les conditions qui préservent l’approvisionnement local en nourriture par les paysans. « Un petit nombre de règles de conduite sont nécessaires, mais aussi suffisantes, pour sécuriser la distribution de la nourriture », rappelle la Confédération paysanne. Il s’agit notamment de limiter le nombre d’accès, respecter la distance de sécurité, limiter les horaires d’ouverture, utiliser des gants et des masques, envisager la présence de bénévoles qui gèrent les flux, détaille le syndicat [1]. Si ce n’est pas possible, de nouvelles formes de distribution peuvent être mises en œuvre comme des points d’approvisionnements collectifs localisés en ville, des livraisons solidaires ou des points de retraits d’alimentation dans les fermes.
Une carte pour mettre en relation des magasins à proximité de producteurs avec des surplus
Avant même l’annonce du gouvernement, de nombreuses initiatives ont été prises pour garantir l’approvisionnement local. Une carte participative a été mise en place avec, en rouge, les magasins qui distribuent des produits locaux et recherchent des producteurs, en vert, les producteurs qui ont des surplus ou cherchent des débouchés [2]. « La carte se complète d’heure en heure, elle recense tous les besoins, et l’inscription est gratuite », précise Laura Giacherio, à l’initiative de cette carte de « solidarité aux productrices et producteurs locaux » (pour figurer sur la carte, écrire à contact[@] lacharrette.org).
Pour favoriser les circuits courts, Laura Giacherio a fondé avec sa sœur La Charrette, labellisée « entreprise solidaire d’utilité sociale ». L’idée est d’améliorer la logistique et les co-livraisons entre producteurs. Selon elles, ceux-ci consacreraient la moitié de leur temps et de leur chiffre d’affaires à livrer leurs produits. « C’est l’idée du blablacar pour les producteurs. Ceux-ci se donnent l’info pour savoir qui va où et quand, et avec quelle disponibilité de véhicules pour optimiser les flux. » En trois ans, les deux sœurs développent leur réseau, avec plus de 800 producteurs inscrits sur leur site. « Même des producteurs de blé se sont inscrits. Jusque-là, ils étaient sur les marchés internationaux et se réjouissent de pouvoir approvisionner des boulangeries ou des meuniers avec du blé local. »
Elles constituent aussi un réseau de petits transporteurs indépendants, « des entreprises familiales avec un ou deux véhicules » qui collectent les denrées chez plusieurs producteurs pour les livrer dans des cantines. Parti de Rhône-Alpes, le projet de La Charrette essaime en Occitanie, Bretagne, Hauts-de-France...
« Nous invitons les commerçants à s’approvisionner auprès des producteurs locaux plutôt qu’auprès des centrales d’achats »
Avec l’épidémie de coronavirus, les tournées habituelles ont cessé. « D’un côté, tous nos clients qui avaient des restaurants ou travaillaient dans des cantines, se sont arrêté. De l’autre on a une communauté de centaines de producteurs se retrouvant avec plein de surplus et nous alertant sur la péremption », explique Laura. C’est le cas pour les fruits et légumes mais pas seulement. « Les producteurs de fleurs sont en pleine saison. À défaut de débouchés, ils jettent plutôt que de ramasser, c’est le désespoir. »
Dans ces conditions, le lancement de cette carte, qui recense toutes les productions agricoles et alimentaires, leur apparaît comme une évidence. « Les producteurs indiquent ce qu’ils ont et où ils se situent. Nous, nous invitons les commerçants à s’approvisionner auprès d’eux plutôt qu’auprès des centrales d’achats. Même le groupe Leclerc s’est inscrit pour "aider des producteurs de la Drôme", c’est nouveau ! » Les premières tournées effectuées par des transporteurs indépendants se sont mises en place cette semaine, à Lyon notamment.
Le modèle économique de la Charrette repose, en temps normal, sur le prélèvement d’une commission sur les frais de transport. « Là, aucune commission ne sera prélevée sur les tournées mises en place », précise Laura Giacheirio. « On veut faire preuve d’un maximum de solidarité. » « Nous espérons faire découvrir aux commerçants qui ne faisaient pas beaucoup de local que ce n’est pas forcément plus compliqué de travailler avec celles et ceux à proximité. C’est l’occasion de prouver que ça fonctionne, pour que le circuit court devienne un modèle majoritaire. » Le défi est immense, les circuits courts représentant aujourd’hui moins de 2 % de l’alimentation en France, rappelle la co-fondatrice de La Charrette [3].
« L’Amap est un moyen d’être approvisionné de façon locale avec peu de maillons, et donc moins de risque de transmission »
Laure est salariée du réseau AMAP (association de maintien pour l’agriculture paysanne) en Auvergne-Rhône-Alpes. À sa connaissance, toutes les préfectures sollicitées ont confirmé le maintien de la distribution des paniers de fruits et légumes bio, sous condition de respect des « gestes barrières ». « On partage les expériences pour que chaque Amap trouve le meilleur moyen de s’adapter » explique t-elle. Un document partagé compile les retours, idées et solutions émises par les producteurs et consommateurs [4].
Lors de la distribution des produits, il n’y a pas d’échange d’argent. Les consommateurs sont invités à venir par créneau horaire par liste alphabétique. Certains paysans préparent les paniers en amont mais cela nécessite plus de temps de travail. Tout est pensé pour limiter les manipulations. Les distributions se font dans la rue plutôt que dans des locaux. « Les Amap se sont adaptées avec beaucoup d’inventivité et de rapidité pour assurer les distributions dans les meilleurs conditions », se réjouit Laure. Cette solution alimentaire locale se veut aussi empreinte de solidarité. Il est notamment possible de récupérer le panier pour son voisin ou sa voisine et de le livrer sur le pas de la porte. « Une Amap étudiante à Lyon a proposé aux étudiants déjà dans le réseau de prendre des légumes en plus », évoque Laure. Un partenariat avec le Secours populaire a également été mis en place pour donner le surplus de paniers.
« Cet événement extérieur qu’on pourrait qualifier d’"aléa sanitaire exceptionnel" affecte autant les paysans que les amapiens », rappelle Laure. Le système de circuit court se révèle cependant particulièrement « résilient », selon elle. « Il n’y a pas de regroupements dans des endroits fermés, peu de contacts contrairement aux chaines de distributions. C’est un moyen d’être approvisionné de façon locale avec peu de maillons, et donc moins de risque de transmission. »
L’un des enjeux désormais est que le gouvernement incite les pouvoirs locaux à multiplier les pratiques imaginées de concert avec les paysans pour maintenir et pérenniser l’approvisionnement. La région Occitanie vient ainsi de créer une plateforme de référencement sous forme de carte interactive des producteurs et petits commerçants en capacité d’effectuer des livraisons de produits alimentaires directement chez les particuliers.
Sophie Chapelle
Photo de une : © Anne Paq / Distribution le 21 mars 2020 des paniers bio du Marché sur l’eau, qui propose aux consommateurs des produits frais produits en Ile de France. Des dispositions ont été prises pour que les barrières soient respectées et des instructions avaient été envoyées en avance aux consommateurs.