« Pour moi le foyer c’est la vie, et quand on t’arrache la vie, qu’est-ce qu’il reste ? » Dans la vaste cuisine du foyer de la rue Moïse à Rouen, Mustapha Diop est intarissable quand il s’agit d’évoquer ce lieu qu’il a connu dès son arrivée en France, en 2006. L’homme était pêcheur avant de faire la traversée depuis la Mauritanie.
« Quand je suis arrivé en Europe, j’étais perdu et lorsque je suis arrivé dans ce foyer je me suis retrouvé. J’ai appris tout ce que je devais apprendre pour m’intégrer dans ce pays. » Nous rencontrons Mustapha en début d’après-midi. Dans la cuisine du foyer, plusieurs personnes s’affairent autour des fourneaux hors d’âge, dont seuls trois sur dix fonctionnent encore, pour préparer un repas collectif. Les crissements de l’huile en train de frire et le choc des casseroles couvrent de temps à autre les voix.
Construit en 1969 afin de loger des travailleurs sénégalais et mauritaniens, le foyer Moïse n’est pas au meilleur de sa forme. Il souffre depuis des années d’un grave manque d’entretien. Pourtant, les entremêlements de coursives donnant sur de vastes salles communes vitrées, fréquentées tant par les habitants que par des visiteurs de passage, indiquent d’emblée qu’il ne s’agit pas d’un bâtiment banal.
Le foyer a été pensé dès sa conception pour la vie collective, expliquent Souleymane Konaté, Djibril Soumaré et Yann Mouton, de l’association de défense des foyers de travailleurs migrants de la région rouennaise, la Sofresom (Solidarité des résidents et sauvegarde des foyers de migrants).
De larges baies vitrées illuminent les paliers d’étage, qui accueillaient des commerces avant la mise en place d’un nouveau règlement intérieur. Chaque étage ouvre ainsi sur une vue panoramique de la ville en contrebas. Au même moment déambulent outils à la main deux employés travaillant pour Coallia, l’association gestionnaire du foyer. Dans sa volonté de vider les lieux, elle fait régulièrement condamner les portes des chambres inoccupées afin d’éviter les occupations illégales.
Depuis 2019, Rouen habitat, propriétaire de l’immeuble, projette sa destruction et son remplacement par une « résidence sociale » flambant neuve, mais sans cuisine et avec pour seul espace commun une unique salle polyvalente. « Moi en deuxième année de mes études d’architecture, je me faisais flinguer si je sortais un projet comme ça », dénonce Stany Cambot, architecte fondateur du collectif d’architectes et d’artistes Échelle inconnue.
Fondé en 1998, ce groupe se pose à contre-courant de ce qu’il nomme « la ville du cadastre », un urbanisme désincarné qui exclut toute forme d’habitat et de vie qu’il juge non conforme. Depuis un an, Échelle inconnue accompagne dans leur lutte l’association de défense des foyers de travailleurs migrants, en lui apportant son expertise technique.
Ensemble, les deux organisations souhaitent obtenir la réhabilitation du bâtiment plutôt que sa destruction, ainsi que son classement par la direction régionale des affaires culturelles (Drac) comme exemple d’« architecture contemporaine remarquable ». Le label est aujourd’hui attribué à plus de mille sites architecturaux en France.
Il pourrait contribuer à visibiliser le bâtiment et convaincre les décideurs du bien-fondé de sa rénovation, mais ce classement n’impose aucune contrainte au propriétaire, qui est même libre de le refuser. Pour Stany Cambot, un classement du foyer et une hypothétique rénovation ne doivent dans tous les cas pas se faire sans la reconnaissance de l’expérience de vie de ses habitants, les deux étant indissociables. « Quand tu parles de patrimoine, tu parles de quelque chose de mort », résume-t-il.
Pour le collectif d’architectes, le bâtiment est justement exceptionnel par les espaces de vie collective qu’il propose. Ici, les parties communes n’ont pas été conçues comme des espaces purement fonctionnels de circulation. Dans le foyer, le décalage entre les paliers favorise les interactions sociales et les solidarités entre résidents du lieu.
Le projet de destruction est aussi rejeté en bloc par nombre d’habitants du lieu, qui gardent tous à l’esprit le cas d’un autre foyer de Rouen, de la rue Stanislas-Girardin, totalement reconstruit en 2015 et qui est désormais surnommé « la prison ». « Les gens qui habitent ce bâtiment aujourd’hui n’y habiteraient pas s’ils avaient un autre moyen. Ils y sont comme dans une prison », commente Mustapha Diop. L’unique salle commune du nouveau bâtiment a été fermée durant le Covid et n’a jamais rouvert depuis.
Dans le hall du foyer Moïse, la silhouette d’un homme se dessine à travers les portes vitrées, qu’il finit par pousser brusquement. « J’étais dans mon bureau et on m’a appelé en me disant “il y a un journaliste qui prend des photos” », s’énerve-t-il. C’est un responsable territorial de Coallia. Souleymane Konaté lui indique que cette venue a été validée par tous les délégués du foyer. La réponse ne satisfait pas le gestionnaire : « Il y a un règlement intérieur. Et pour un journaliste, vous auriez dû demander l’autorisation au propriétaire ou au gestionnaire », répond l’homme.
Face à la discussion qui s’éternise, l’un des résidents finit par rétorquer à l’agent : « Si tu connaissais vraiment ce foyer, tu saurais que c’est un bâtiment qui représente la francophonie et l’indépendance. Ce sont les présidents sénégalais et mauritaniens qui ont donné l’indépendance à leurs peuples qui ont décidé pour la mémoire de la colonisation de fixer ce foyer ici. »
La construction du foyer Moïse dans les années 1960 a en effet été en partie financée par les gouvernements sénégalais et mauritaniens. Son inauguration s’était faite en présence de Moktar Ould Daddah, président de la Mauritanie de l’époque. Après une quinzaine, la discussion s’essouffle tandis que l’appel à la prière se fait entendre à travers les couloirs.
Chose quasi unique en France, le foyer Moïse dispose d’une mosquée, prévue par l’architecte du bâtiment Robert Génermont dès la réalisation des plans. Dans la vaste salle aux murs parés de carreaux couleur jade, monsieur Touré, anime la prière. Il est l’imam du foyer où il réside depuis son ouverture en 1969. Le vieil homme évoque l’époque où les loges en face de sa mosquée abritaient encore des ateliers de couture. Pour lui non plus, il n’est pas question de voir l’immeuble remplacé par une résidence privée d’espaces collectifs.
La municipalité de Rouen a déjà repoussé à deux reprises le vote de l’arrêté de démolition du bâtiment, dont une dernière fois le 3 octobre dernier, alors que plusieurs dizaines de personnes, résidents et soutiens, s’étaient rassemblées devant l’hôtel de ville.
Devant les manifestants reçus en ouverture du conseil municipal, Nicolas Mayer-Rossignol, maire PS de Rouen, avait alors justifié cette suspension du vote par sa volonté de « peser le pour et le contre » avant de prendre toute décision.
Le 14 novembre, Coallia a procédé à la fermeture de tout le second étage d’une des deux ailes du foyer, une opération inédite. « C’est hautement symbolique », dénonce Stany Cambot qui précise que le dernier habitant de l’étage a, après des demandes du gestionnaire, accepté de déménager à un autre palier. « C’est un peu l’obsession de Coallia : rassembler tous les gens restants sur quelques étages, fermer les espaces au fur et à mesure et donc, rendre l’endroit de plus en plus inhabitable », analyse l’architecte.
Guénolé Carré
Photo de une : pensés comme des places de villages, les vastes paliers servent encore de lieu de rassemblement. /©Échelle inconnue