Climat

« On nous a déjà pressé le citron, Kretinsky va prendre le reste » : le business de la fin des centrales à charbon

Climat

par Rachel Knaebel

Deux des dernières centrales à charbon françaises ont été acquises par un milliardaire tchèque, moins de deux ans avant leur fermeture. Les travailleurs se demandent pourquoi. Reportage sur les affaires énergétique de Daniel Kretinsky en France.

Quelques mois après son arrivée à la présidence de la République, Emmanuel Macron annonce la fermeture d’ici 2022 des dernières centrales à charbon françaises. Sur ces quatre centrales, deux appartiennent à EDF (à Cordemais et au Havre). Les deux autres, situées à Gardanne (Bouches-du-Rhône) et à Saint-Avold (en Lorraine) sont alors entre les mains d’une filiale du groupe allemand Uniper. En décembre 2018, le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky – également propriétaire de médias en France – et son groupe EPH annoncent vouloir les acheter. La transaction est actée en juillet 2019, au moment même où la loi énergie climat qui entérine la date butoir de fermeture des centrales est en discussion au Parlement. Pourquoi un industriel tchèque jette-t-il son dévolu sur deux centrales françaises condamnées à très courte échéance ?

Le groupe de Kretinsky va percevoir 1,7 milliard d’euros pour la sortie allemande du charbon

Le groupe de Kretinsky a déjà acquis en 2016 des centrales et des mines de charbon allemandes. Depuis, la production électrique issue du charbon y a largement diminué [1]. La loi allemande de sortie du charbon, adoptée en juillet 2020, prévoit une fin définitive des mines et des centrales d’ici à 2038. Une mauvaise affaire pour Kretinsky ? Cela signifie encore près de deux décennies d’activité, ainsi qu’une généreuse indemnisation payée par l’État pour la sortie « anticipée » du charbon : EPH va recevoir 1,7 milliard d’euros.

En France, la loi énergie-climat ne prévoit pas expressément des indemnisations pour l’arrêt du charbon en 2022. « Le gouvernement l’avait rédigée de manière à ce que les entreprises ne puissent pas attaquer pour toucher des compensations », précise Cécile Marchand, qui suit le dossier aux Amis de la Terre. La porte-parole de Gazel Énergie, le nom pris par la nouvelle filiale française de Kretinsky, confirme : « Le gouvernement a introduit dans la loi énergie-climat non pas une mesure de fermeture mais de limitation du CO2 émis. Il n’y a pas en tant que telle une injonction à fermer. » Cécile Marchand reste cependant sur ses gardes, « connaissant le profil d’EPH… »

Un empire industriel

Daniel Kretinsky, le patron d’EPH, a constitué sa fortune (près de trois milliards d’euros selon Forbes) dans le secteur de l’énergie, en République tchèque et en Slovaquie. Il a également acquis des installations énergétiques en Angleterre et en Irlande, et fait son entrée dans le secteur des médias français en achetant des parts dans le journal Le Monde, en acquérant Marianne et des magazines du groupe Lagardère, regroupés aujourd’hui dans le groupe Czech Media Invest France (CMI France) [2]. Kretinsky a en outre acheté une partie du capital du groupe de supermarchés Casino et tente d’acquérir le groupe allemand de grande distribution Metro. Bref, c’est un empire industriel paneuropéen que le Tchèque construit.

À Saint-Avold, qui fut un des hauts-lieux de l’industrie houillère de Lorraine, entre le terrain de l’ancienne cokerie en friche depuis dix ans et l’une des dernières chaudières à charbon françaises, l’arrivée de l’industriel tchèque interroge. « Nous n’avons pas compris quand Uniper a vendu à EPH, nous ne comprenons pas plus aujourd’hui. Le chef de la centrale non plus d’ailleurs. Il me dit “vous en savez sûrement plus que moi ” », témoigne Jean-Pierre Damm, représentant syndical Force Ouvrière, majoritaire sur le site. L’homme est arrivé à la centrale dans les années 1970, quand les mineurs descendaient encore dans les profondeurs. Lui est toujours resté à la surface. Au fil des fermetures de mines, des plans sociaux et des reventes du site, il défend inlassablement ses collègues. Il n’a jamais rencontré Kretinsky, mais a dialogué à plusieurs reprises avec le numéro deux du groupe EPH, Jan Špringl, avec qui il parle en allemand.

La centrale de Saint-Avold. CC Jean-Marc Pascolo via Wikimedia Commons.

À part Uniper et EPH, personne ne semble savoir pour combien l’entreprise allemande a vendu les centrales françaises au groupe tchèque. Dans son rapport annuel 2019, Uniper indique que la cession a eu « un impact négligeable » sur le bilan de l’entreprise [3]. Traduction : les centrales ont été cédées pour presque rien.

Autre élément qui interroge : au moment de cette transaction, EPH a négocié la revente immédiate à Total de la tranche gaz de la centrale de Saint-Avold. Là aussi, impossible de savoir pour quel montant. Il semble en tout cas que le véritable intérêt du deal était ici pour Kretinsky. Dans l’ouvrage du journaliste Marc Endeweld sur Les réseaux secrets de Macron [4], un cadre d’EDF confiait : « La manœuvre de ce deal entre Kretinsky et Uniper est donc à deux étages, puisqu’en revendant ces centrales à gaz à Total, le Tchèque va pouvoir bénéficier d’une confortable plus-value, et le pétrolier va pouvoir devenir un vrai producteur d’électricité. »

L’incompréhension plane

« Nous pensons que les actifs d’Uniper ont été vendus à prix très bas voire négatifs. Uniper voulait s’en débarrasser sans avoir à en gérer la fermeture », dit aussi Cécile Marchand, des Amis de la Terre. Dès l’annonce de la vente, en juillet 2019, l’ONG avait dénoncé « une transaction à haut risque pour le climat et l’avenir des salariés d’Uniper » et appelait le gouvernement « à prendre ses responsabilités » pour « une transition juste pour les travailleurs de ces sites ». Sur le site de Saint-Avold, c’est surtout l’incompréhension qui plane. « On nous a déjà pressé le citron, Kretinsky va prendre le reste, même si ce ne sera peut-être qu’une goutte », commente Pascal Bernardi, qui travaille à la maintenance de la centrale « depuis toujours ». L’un de ses fils est aussi technicien à la centrale. L’autre y a passé dix ans avant de se reconvertir en steward.

Des nouveaux propriétaires, des ventes et des reventes, les salariés de la centrale de Saint-Avold en ont connus une série depuis les années 1990 (voir la chronologie en bas d’article). « À la maintenance, nous avons vu qu’à chaque changement de propriétaire, nous avons perdu du budget. Cette année, nous nous sommes rendu compte qu’il fallait faire des travaux d’entretien avant octobre. Quand on l’a dit à notre chef au budget, il a répondu qu’il fallait voir d’abord avec les Tchèques… », rapporte Pascal Bernardi. Jean-Pierre Damm renchérit : « La seule chose qui ne change pas, c’est qu’on nous dit qu’il faut un plan de restructuration, donc moins de personnel. En 1999, on devait être un demi-millier de travailleurs à Saint-Avold. Nous ne sommes plus que 135. »

Les travailleurs ne voient toujours aucun des projets de reconversion annoncés

Sur ces 135 travailleurs, une cinquantaine va basculer chez Total sur la tranche gaz cédée. Il reste donc entre 80 et 90 salariés, sans compter ceux des sous-traitants et fournisseurs [5], pour lesquels l’après 2022 est totalement incertain. Thomas About fait partie de ceux-là. Arrivé en 2009, il est l’un des jeunes de la centrale, où il travaille sur la partie charbon. « La vente des groupes gaz à Total scinde notre centrale en deux, laissant d’un côté un actif charbon condamné et de l’autre une partie viable. Cela crée des conflits entre les salariés », perçoit-il. Pascal Bernardi prévoit de son côté de pouvoir partir en pré-retraite en 2022. « Deux-tiers de ceux qui restent sur le charbon pourront comme moi partir en retraite anticipée. Mais que fait-on pour les 30 autres, qui ont moins de 40 ans ? EPH avait promis que la vente à Total de la tranche gaz devait ramener de l’argent pour développer des projets de reconversion. Mais on ne voit rien venir. S’il ne se passe rien après 2022, il faut nous le dire tout de suite. »

Plusieurs projets de reconversion de la partie charbon sont en discussion. L’un serait de la transformer en site de production de vapeur à partir de « combustibles solides de récupération » (CSR), issus des déchets ménagers. La porte-parole de Gazel, filiale française appartenant à Kretinsky, nous confirme qu’un partenariat avec Veolia a été signé pour développer ce projet. Un autre vise à « installer des containers de batteries stationnaires qui fourniraient des services au réseau électrique, en lien avec un constructeur automobile », nous explique aussi la porte-parole. Un troisième projet prévoit la production d’hydrogène, de bioéthanol et de bio-méthanol, des « carburants de synthèse considérés comme renouvelables ». Mais ces plans là sont encore lointains. Sur place, rien de concret ne s’élabore. Les travailleurs demeurent dans l’expectative.

Si aucun projet n’aboutit, il ne restera aux salariés que le congé de reclassement et d’accompagnement spécifique prévu par l’État dans des ordonnances publiées en juillet. Le dispositif peut aller jusqu’à 24 mois, 30 mois pour les plus âgés qui peuvent partir en retraite ensuite. « Si au 30e mois du congé de reclassement, le salarié peut bénéficier d’un départ en retraite normal, c’est intéressant », réagit Jean-Pierre Damm, de Force Ouvrière. Le représentant syndical veut surtout éviter un plan de licenciements économiques. C’est déjà ce qui se dessine à Gardanne, l’autre centrale achetée par EPH, dont la moyenne d’âge du personnel est beaucoup plus jeune qu’à Saint-Avold.

Le 8 septembre, Gazel Énergie a annoncé la fermeture du site de Gardanne dès fin 2020, avec un plan social à la clé (voir notre reportage publié demain). « Jusqu’à aujourd’hui, jamais un plan de sauvegarde de l’emploi – un plan de licenciements – n’a été appliqué dans les industries électriques et gazières, observe Jean-Pierre Damm. On est toujours arrivé à négocier des plans de départs volontaires, où on peut discuter des conditions. Faire un PSE aujourd’hui, c’est envoyer un message à l’ensemble des industries électriques et gazières : “attention on va commencer à licencier pour des raisons économiques”. »

Ancien site du puits de la commune de L’Hôpital, près de la centrale. CC Alain Meier via Wikimedia Commons.

Qui dit que les électriciens et gaziers d’Engie et EDF ne seront pas, demain, concernés ? Jean-Pierre Damm craint que le dialogue se durcisse à Saint-Avold. « Lorsqu’on a arrêté les premières centrales à charbon, il y avait la perspective du gaz. On pensait aussi qu’il y aurait d’autres opportunités de reconversion du site, pour que les plus jeunes puissent rester. Cela ne s’est pas fait. Auparavant, les jeunes pouvaient encore se projeter. Aujourd’hui, il n’y a rien. Et avec EPH, c’est la nébuleuse. De l’espoir, on risque de tomber dans la résignation. Et quand vous êtes dans la résignation, ça devient ingérable », avertit celui qui a participé aux mouvements sociaux des mineurs lorrains des années 1990.

Une ultime possibilité serait que les travailleurs de Saint-Avold intègrent EDF. Pour Thomas About, cela n’est pas vraiment envisagé : « Quand on discute avec EDF, ils nous disent “On est pas le Pôle emploi des industries électriques et gazières”. Dans la région, EDF vient de fermer la centrale nucléaire de Fessenheim et beaucoup de ses travailleurs vont se retrouver à la centrale de Cattenom [en Lorraine]. Donc Cattenom, c’est foutu pour nous. Je comprends EDF, car Gazel Énergie est un concurrent direct pour eux. »

« Nous avons toujours été le laboratoire de la restructuration du secteur de l’énergie »

Kretinsky pourrait aussi avoir des vues sur EDF. L’un de ses proches conseillers en France, Étienne Bertier, est un ancien dirigeant d’EDF. L’industriel tchèque a émis le souhait en 2016 d’entrer au capital de l’entreprise énergétique (dont l’État est encore actionnaire à plus de 80 %) [6]. Il a pour l’instant été éconduit. L’achat des centrales à charbon constitue t-il un marchepied avant la future privatisation d’une partie des activités d’EDF ?

« Nous avons toujours été le laboratoire de la restructuration du secteur de l’énergie, alerte Jean-Pierre Damm. Dans les entreprises de l’énergie aussi, ils vont d’abord séparer les activités, céder une partie du capital… C’est comme cela que ça a commencé à la Snet. » Cela s’est terminé par la vente des dernières installations de charbon françaises à un industriel à qui « lorsqu’on demande si le réchauffement climatique est le produit de l’activité humaine », répond que « la Terre n’est pas plus chaude qu’il y a 400 ou 500 ans », écrit le journaliste de Libération Jérôme Lefilliâtre dans son livre consacré à Kretinsky [7]. Soit « les arguments classiques dans la bouche des climatosceptiques »

Rachel Knaebel

Photo de une : La centrale Émile-Huchet à Saint-Avold. CC Jean-Marc Pascolo via WIkimedia Commons.

Notes

[1Autour de 30 % de l’électricité en 2019, 21 % début 2020, selon l’office allemand des statistiques.

[2Siègent entre autres au conseil de surveillance de CMI France Étienne Bertier, ancien dirigeant d’EDF, et Denis Olivennes, tous deux considérés comme le premier cercle de conseillers de Daniel Kretinsky en France. Denis Olivennes a été nommé avant l’été directeur général de Libération.

[3« An immaterial amount was realized on the disposal », rapport annuel d’Uniper 2019, p39.

[4Le grand manipulateur : les réseaux secrets de Macron, Marc Endeweld, Stock, 2019.

[5Environ 200 selon une étude de l’Insee en 2018 citée dans le Projet de territoire signé en 2019 entre l’exploitant de la centrale, l’État et les territoires, voir le document.

[6Selon un article du Monde.

[7Mister K. Petites et grandes affaires de Daniel Kretinsky, Jérôme Lefilliâtre, Seuil, 2020.