Bots et manipulations : comment le Kremlin tente d’influencer les élections en faveur du RN

par Rédaction

Une étude alerte sur la tentative d’ingérence de la Russie dans les élections législatives françaises, notamment par le biais des réseaux sociaux. Leur but : amener le Rassemblement national au pouvoir en France.

Une note scientifique parue le 30 juin éclaire d’un nouveau jour les résultats du premier tour des législatives. « Dans un contexte de reconfiguration brutale de l’espace politique suite à la dissolution de l’Assemblée nationale, les efforts du Kremlin sont sur le point de payer », écrit David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS au Centre d’analyse et de mathématique sociales de l’Institut des Systèmes complexes. Il travaille depuis des années sur le rôle des réseaux sociaux dans les mouvements et les manipulations de l’opinion.

Sa nouvelle étude est publiée avec le projet Politoscope, qui observe depuis 2016 le militantisme politique sur X/ex-Twitter. Elle « identifie une convergence d’intérêts entre le régime de Poutine et l’extrême-droite française », se penche sur « certaines mesures actives mises en place par le Kremlin depuis au moins 2016 pour déstabiliser la société française » et « montre comment certaines d’entre-elles entrent en synergie ces jours-ci pour faire tomber voire s’inverser le front républicain ». Pour le chercheur, nous sommes face à « la dernière étape avant la prise de contrôle de la France par des personnalités politiques moins hostiles au régime de Poutine ».

« Rappelons qu’il y a déjà eu ingérence du Kremlin dans l’élection présidentielle française de 2017, via plusieurs vecteurs dont le piratage informatique des serveurs de l’équipe de campagne d’Emmanuel Macron et une participation probable aux campagnes intensives d’astroturfing et de guerre des mèmes qui, pratiquées depuis l’étranger, visaient à faire gagner Marine Le Pen au second tour », débute la note. L’astroturfing est l’amplification artificielle d’une idée par la création d’une foule factice la propageant, en créant par exemple des milliers de robots sur les réseaux sociaux pour introduire ou amplifier certains messages.

Fausses publicités sur Facebook

Cette année, des publicités ciblées ont été payées « par des acteurs liés au Kremlin (et peut-être d’autres pays) » : « Ainsi, pendant la campagne des élections européennes de 2024, des centaines de publicités prorusses ou cherchant à déligitimer les gouvernements en place ont visé les publics français, allemand, italien et polonais. Celles-ci surfaient sur tous les faits d’actualité susceptibles de semer la discorde, la contestation et la révolte », tels que les manifestations d’agriculteurs ou le soutien de l’Europe à l’Ukraine. « Ces publicités et les pages Facebook inauthentiques associées ont touché des dizaines de millions d’utilisateurs rien que sur la période » entre l’été 2023 et le printemps 2024.

« Ces campagnes sont de plus en plus intenses à l’approche des jours de vote, a constaté le chercheur. La semaine précédent le premier tour, le compte @enfrancetoday faisait par exemple la promotion, via des publicités sur X, de campagnes de désinformation et de campagnes sous faux drapeau [en prenant l’identité d’une personne ou d’un groupe afin qu’ils soient accusés ou ridiculisés]. Ainsi une fausse annonce de recrutement de l’armée française pour l’Ukraine confortait les internautes dans l’idée qu’Emmanuel Macron s’apprêtait à entrer en guerre contre la Russie. »

David Chavalarias rappelle aussi que les liens du Rassemblement national avec le pouvoir russe sont connus depuis longtemps : « La lecture du compte rendu de l’audition 2023 de Marine Le Pen devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les ingérences étrangères, confirme par exemple que le Rassemblement national, sa présidente Marine Le Pen et plusieurs candidats députés RN font preuve d’un tropisme pro-Kremlin depuis de nombreuses années. »

Le 27 juin, Mediapart a par ailleurs révélé, documents à l’appui, que Jean-Luc Schaffhauser, l’eurodéputé Rassemblement national « qui a négocié le prêt russe au RN, dispose d’une fondation qui a touché des centaines de milliers d’euros en échange d’interventions en faveur de Moscou au Parlement européen ».

Liens direct de candidats RN avec le Kremlin

« Le Rassemblement national quant à lui n’a jamais eu autant de candidats à avoir entretenu des liens directs avec le Kremlin ou à avoir affiché publiquement des positions pro-Poutine, ajoute l’étude du CNRS. C’est le cas notamment de Pierre Gentillet, candidat RN dans la 3e circonscription du Cher. Pierre Gentillet a notamment fait partie du Dialogue franco-russe, l’asso de Thierry Mariani qui pousse pour resserrer les relations entre l’Élysée et le Kremlin. »

« Il est aussi l’un des cofondateurs et piliers du cercle Pouchkine, un think-tank russophile disparu en 2018 qu’il a présidé et qui aurait accueilli, entre autres, des membres de l’extrême droite française antisémites ou le chef de poste du renseignement militaire russe à Paris », rappelait Streetpress fin juin.

Pierre Gentillet été recruté pour les législatives par Jordan Bardella en personne « alors que ce dernier avait lui-même été recruté par Gentillet sur le campus de sa fac à Clignancourt à la rentrée 2013 », retrace le chercheur David Chavalarias. Bardella n’avait alors que 17 ans « et se rêvait en YouTubeur de jeux vidéos sous le pseudo Jordan9320. La boucle est bouclée, et c’est à se demander qui a recruté qui », pointe-t-il aussi. Pierre Gentillet s’est qualifié pour le second tour.

Pousser le terme d’« islamo-gauchisme »

La note de David Chavalarias se penche aussi sur la manière dont les communautés politiques « préoccupées par le conflit israélo-palestinien et la montée de l’antisémitisme ou de l’islamophobie sont instrumentalisées afin de compromettre tout barrage contre une extrême-droite banalisée au second tour des législatives ». Cette ligne de fracture sur les réseaux débute avec la montée en puissance de l’utilisation du terme d’« islamo-gauchisme » dans le débat public.

« Quasiment personne entre 2016 et 2021 ne faisait référence à l’“islamo-gauchisme” en tant que groupe social organisé, le concept étant quasi inconnu, pointe la note. En revanche, cela faisait quatre ans que quelques acteurs tentaient sans y parvenir d’introduire cet imaginaire dans l’opinion publique. On ne savait pas à l’époque, car il s’étaient “déguisés”, que les comptes de très loin les plus actifs de cette opération étaient des trolls du Kremlin », révèle le chercheur. « Le leader,@Yxxxxx – plus de 400 interventions au total, loin devant les autres – a désormais un profil en cyrillique... Une recherche rapide permet de voir qu’il s’agit d’un Russe de 38 ans résidant à Novosibirsk, probablement employé à l’époque dans une ferme à trolls. »

Quel est le mécanisme derrière ? « En amplifiant, à des moments clés de l’actualité française, la diffusion de ce concept et les narratifs associés », le Kremlin « a contribué à lui faire passer le seuil de détection de certains médias et personnalités politiques de premier plan. » Le terme d’« islamo-gauchiste » a été ensuite été repris par des ministres, accélérant sa diffusion dans le débat.

« Pour abattre le front républicain, deux stratégies sont possibles », poursuit le chercheur. L’une est de normaliser l’extrême droite. « C’est ce à quoi s’emploie le Rassemblement national depuis plusieurs années. » La seconde consiste « à faire en sorte que les partis de gouvernement se détestent au point de ne plus pouvoir faire front républicain », pointe l’étude. « C’est ce à quoi s’emploie le Kremlin depuis plusieurs années. Mais le summum de la réussite reste encore d’arriver à inverser le front républicain en faisant en sorte que les électeurs de partis de gouvernement s’abstiennent ou donnent leurs voix à un parti d’extrême-droite », plutôt qu’à un parti de gauche.

Manipuler les affects sur la guerre à Gaza

L’étude montre comment l’activité sur X/Twitter au sujet de la guerre à Gaza a encore renforcé cette dynamique. Les chercheurs ont analysé les échanges politiques sur X/Twitter depuis la dissolution de l’Assemblée nationale. « Parmi les dix comptes cumulant le plus grand nombre de retweets sur cette période, un compte, @FRN20, attire l’œil. C’est le seul compte anonyme, les autres étant ceux de personnalités ou de comptes de revues de presse. Il a une empreinte numérique très importante, entre Mélenchon et Mbappé. @FRN n’est pas présent que sur Twitter, des comptes du même nom ont été ouvert au printemps 2020 sur Instagram (compte suspendu), Odysee [plateforme vidéo de prédilection des complotistes et groupes d’extrême-droite] et Facebook. Inactif depuis deux ans sur ces deux dernières plateformes, son historique est typique d’un compte opéré par le Kremlin, ou du moins sous l’emprise de sa propagande », explique l’étude.

Un graphique d'activité sur twitter, fait de filaments rouges, orange, bleu, rose et mauve.
Sphère d’influence du compte @FRN (en orange) dans le paysage politique pré-premier tour de 2017. Les comptes du type @FRN se positionnent au cœur de la passerelle entre LFI le bloc extrêmes-droites. Cela leur permet, en fonction de l’actualité, de se déplacer sur la droite ou sur la gauche pour influencer respectivement les communautés LFI et celles d’extrême-droite.
Source : David Chavalarias/CNRS, EHESS/CAMS & ISC-PIF

Pendant cette séquence de législatives, ce compte @FRN diffuse en continu un contenu « extrêmement anxiogène, précise la note. Il s’agit exclusivement d’images et de vidéos des massacres perpétués par le gouvernement de Netanyahou à Gaza et de la crise humanitaire qui en découle. Contrairement aux Israéliens qui ont choisi de ne pas diffuser d’images des atrocités commises par le Hamas le 7 Octobre, Gaza est une scène d’horreur à ciel ouvert qui s’étire dans le temps. Les vidéos amateures prises à la première personne sont innombrables et insoutenables, au point que le visionnage de quelques-unes provoque presque inévitablement des syndromes de stress post-traumatique (PTSD). Impossible après cela de ne pas mettre sur la table le sort des Palestiniens à chaque prise de parole. »

C’est pour le chercheur une fenêtre d’opportunité pour Vladimir Poutine. « D’un côté, le Kremlin s’efforce d’amplifier la perception des horreurs de Gaza auprès de la communauté LFI afin qu’elle impose le cadre du conflit israélo-palestinien aux législatives avec son corollaire sur la montée d’attitudes hostiles envers l’islam. Cela favorise sa radicalisation et, en conséquence, la polarisation politique entre extrême-gauche et extrême-droite. De l’autre les communautés juives traumatisées par le 7 Octobre et la droite ont été matraqués depuis des années par le narratif sur les "islamo-gauchistes" (qui ne peuvent qu’être antisémites) et l’équivalence “Nouveau front populaire = LFI”. Pour couronner le tout, la perception de la montée de l’antisémitisme et son caractère anxiogène ont été amplifiés par le Kremlin via des actions sur le territoire telles que les tags de l’étoile de David sur les murs de Paris et les tags de “mains rouges” sur le Mémorial de la Shoah. On trouve également des comptes sur Twitter incarnant sous faux drapeau de soi-disant comptes prônant l’islamisme politique. Il m’a suffit pour les attraper de mentionner #Poutine dans un tweet », décrypte le chercheur.

Attaque au front républicain

« Voici le pied de biche inséré entre les électeurs des partis de gouvernement. Il les rendra irréconciliables autour d’un front républicain. Un petit coup sur le bras de levier et tout vole en éclats. Il est toujours temps de changer le cadrage des débats pour supprimer la prise, mais si on le fait trop tard ... et bien ce sera trop tard », conclut David Chavalarias.

Sur X/Twitter, l’enseignant et chercheur à Science Po David Colon, signale aussi une enquête de la chaîne publique suédoise SVT, qui « confirme que le Kremlin mène une campagne d’ingérence informationnelle en France dans le but d’influencer le vote aux législatives en faveur du Rassemblement national ».

Le média a pu déterminer que « 108 articles ont été diffusés par plus d’un millier de bots pro-russes sur une période de deux semaines après la dissolution. Dans ces 108 articles, Emmanuel Macron est mentionné 63 fois dont 59 dans un contexte négatif, et Marine Le Pen et Jordan Bardella sont mentionnés 62 fois, jamais dans un contexte négatif. L’un de ces articles cités par le média contient une interview de l’acteur français François Cluzet dont la voix doublée en anglais lui prête des propos qu’il n’a pas tenus pour tenter de faire croire qu’il critique le soutien d’Emmanuel Macron à l’Ukraine. » « Une défaite russe est une utopie, Monsieur Macron », dit la voix doublée. Mais le média SVT a retrouvé le clip original où Cluzet parle en fait… de son enfance.

 Lire l’étude complète de David Chavalarias, « Minuit moins dix à l’horloge de Poutine : Analyse de réseaux des ingérences étrangères dans les élections législatives de 2024. » 2024.

En illustration : Vladimir Poutine. CC BY-NC-SA 2.0 World Economic Forum via flickr.