Les allocataires des Caf doivent s’y contraindre depuis des années : les démarches se font, presque exclusivement, en ligne. Cette numérisation à marche forcée pèse aussi sur les agentes des Caf, techniciennes conseil et travailleuses sociales.
« La numérisation s’est faite progressivement, mais cela s’est accéléré dans les années 2010. C’est aussi à ce moment-là que s’est accéléré le turnover des CDD, des personnes formées en trois semaines qui ne peuvent pas répondre dans le détail aux demandes, raconte Lise Charlebois, travailleuse sociale à la Caf du Doubs et déléguée syndicale Sud. L’objectif de l’État, c’est que les allocataires gèrent seuls leur dossier complètement en numérique. Mais ce n’est pas possible. »
Les démarches en ligne, « c’est compliqué pour beaucoup d’usagers, constate aussi Marie-Odile Chauvin, travailleuse sociale et délégué Sud dans l’Indre. Nous sommes dans un département rural. Ceux qui habitent dans des zones blanches non desservies par internet ne peuvent rien faire en ligne. Et s’ils font une erreur de saisie, ils peuvent se retrouver à devoir rembourser des indus. Beaucoup de personnes ne veulent donc plus faire les saisie seules, car elles ont peur d’être accusées de fraude si elles se trompent. Et quand elles essaient de joindre la Caf, elles n’y arrivent pas toujours. J’ai encore parlé à quelqu’un ce matin qui m’a dit qu’il a essayé d’appeler la Caf pendant deux heures et qu’il n’a jamais eu personne. Alors, les gens abandonnent au bout d’un moment. »
« La dématérialisation a généré plus de contrôles »
Lise Charlebois a commencé à travailler à la Caf en 1995. À cette époque, « on pratiquait le calcul manuel », se souvient-elle. Aujourd’hui, « toutes les allocations sont calculées par les logiciels. Mais quand il y a un bug, on doit de nouveau rentrer tous les éléments à la main pendant des heures, et parfois au moment d’enregistrer, tout est effacé. »
« Le calcul informatique permet un gain de temps, mais quelquefois, le calcul se fait à tort et doit être repris manuellement, signale aussi Rachel Muller-Lerognon, gestionnaire conseil à la Caf du Doubs et déléguée syndicale Force ouvrière. Cela prend du temps et nécessite parfois l’aide d’un référent technique. La dématérialisation a aussi généré plus de contrôles et plus de prestations à régulariser, car les informations que les allocataires doivent saisir sont complexes et ne sont pas les mêmes pour toutes les prestations. Par exemple, pour une déclaration trimestrielle de ressources pour les allocataires du RSA ou de la prime d’activité, il faut déclarer le net à payer. Mais pour une déclaration trimestrielle concernant l’allocation adulte handicapé (AAH) c’est le net imposable… » Une erreur est donc vite arrivée.
Début 2021, la réforme des aides au logement (APL) décidée par le gouvernement a mis sens dessus dessous nombre de Caf, nous disent aussi les trois femmes. « Suite à la réforme de l’aide au logement, notre système informatique à montré ses failles, indique Rachel Muller-Lerognon. Il n’était pas possible de passer certains dossiers, et ce pendant des mois. Encore à ce jour, les problèmes sont moindres mais subsistent... »
La réforme des APL, « ça bugue toujours »
« La réforme des aides au logement, je n’ai jamais vu une aberration pareille, renchérit Marie-Odile Chauvin, de l’Indre. Elle a été mise en place en janvier 2021 et ça bugue toujours. La réforme a changé les modes de calcul de l’aide et les plafonds de ressources ont bougé aussi. Mais le logiciel n’était pas en capacité d’absorber ce changement. Depuis plus d’un an, les conditions de travail des salariés de la Caf en sont devenues affreuses. Les techniciens conseil peuvent se retrouver à refaire le dossier deux ou trois fois et ça ne fonctionne toujours pas. Ça renvoie aux techniciens l’image qu’ils font mal leur travail alors que le problème, c’est qu’ils n’ont pas les outils pour le faire. »
Même les travailleuses sociales, dont le métier est d’accompagner directement les allocataires, parfois chez eux, se retrouvent contraintes de les renvoyer « vers Caf.fr », déplore Marie-Odile Chauvin. « Parce que c’est ce qu’on nous dit de faire. De toute manière, les dossiers sont traités plus rapidement si les gens passent par le site caf.fr, car les courriers papier partent loin et le temps qu’ils soient scannés dans les dossiers, ça demande dix jours. Mais nous, les travailleurs sociaux, pouvons tout de même encore voir les personnes, et nous scannons ensuite leurs documents pour les intégrer à leur dossier numérique. »
Parfois, même après ses longues années d’expérience, Marie-Odile ne comprend pas les notifications que reçoivent les allocataires qu’elle suit. « Je demande aux techniciens conseil de me les expliquer. Certaines ne veulent rien dire. Des gens peuvent recevoir des notifications comme quoi ils doivent rembourser une somme d’APL, ils ne savent pas pourquoi. Alors, on leur dit de faire une requête à la commission de recours amiable pour demander une remise totale ou partielle de la dette », explique-t-elle.
Cette commission est submergée, elle prend du retard à traiter les dossier. Et les allocataires en font les frais. « Normalement quand vous faites une demande de recours amiable, votre retenue est suspendue, mais en ce moment, elles continuent à être prélevées sur les prestations des personnes à cause du retard au niveau de la commission. »
« Les législations sur les prestations sont de plus en plus complexes et les prestations plus nombreuses, ajoute Rachel Muller-Lerognogn. Il faut sans cesse rechercher la bonne législation, aller chercher certaines informations sur les "portails" de nos partenaires, CPAM, Pôle emploi... Le fait de chercher sans arrêt des informations prend du temps alors qu’on subit aussi une pression de “production”. Il est difficile de faire vite et bien. »
Comme pour les autres administrations publiques, l’État demande aux Caf de réduire les coûts, en particulier de personnel. « Depuis 1995, nous sommes liés à l’État par une convention d’objectifs et de gestion, renouvelée tous les cinq ans, par lesquelles le gouvernement nous impose des façons de travailler », rappelle Lise Charlebois. La dernière convention, qui court de 2018 jusqu’à la fin de cette année, prévoie la suppression de 2100 emplois dans les Caf sur la période. « Les Caf sont priées de réduire leurs effectifs, et cela impacte tous les services, logistique, social, prestation, informatique... mais il n’y a pas moins de travail. », ajoute Rachel Muller-Lerognon.
« Deux minutes pour répondre à quelqu’un au téléphone »
Conséquence : les agents ont toujours moins de temps à consacrer aux allocataires. « Aujourd’hui, nous avons seulement deux minutes pour répondre à quelqu’un au téléphone, dix minutes en rendez-vous physique, explique Lise Charlebois. La dernière convention de gestion imposent aussi aux Caf des objectifs de constat des fraude, et veut augmenter le taux de réclamations traitées dans un délai de dix jours, de 60 % à 80 %. « Chaque contrôleur a aussi des chiffres à atteindre. En même temps, pour faire ces chiffres, il faudrait plus de salariés », pointe la déléguée syndicale du Doubs. « Les techniciens conseil sont aussi surveillés, ajoute Marie-Odile Chauvin. Tous leurs chiffres sont analysés et on les leur met devant le nez au moment des entretiens d’évaluation. »
Le manque de temps et la demande adressée aux allocataires de tout faire en ligne ne facilite pas le contact avec les usagers. « Les relations en accueil sont parfois tendues car il y a de longs délais de traitement, environ deux mois. Les allocataires attendent leurs prestations qui ne sont pas versées, observe Rachel Muller-Lerognon. On constate également de plus en plus d’incivilités et d’agressivité dues aux changements de législations incompréhensibles par les allocataires. »
Face au déni des directions des Caf, des allocataires confrontés à ces dysfonctionnements commencent aussi à s’organiser en collectif. « La dématérialisation ne doit pas signifier la disparition du téléphone et de l’accueil dans les services publics. Le problème est là : les réclamants ne peuvent plus aller voir quelqu’un », rappelait également à basta) la Défenseure des droits, Claire Hédon, très consciente du problème.
Dans ces conditions difficiles, les délégués syndicaux qui partent bientôt en retraite peinent à trouver la relève dans les Caf. « Pour beaucoup, le collectif, c’est derrière, regrette la déléguée Sud de l’Indre Marie-Odile Chauvin. Les gens n’ont pas envie d’investir du temps au niveau du travail. »
Rachel Knaebel
Dessin : Rodho