Tout bascule un jour de mars 2018. Pauline, 14 ans, n’arrive pas à se débarrasser d’une grosse fièvre. À l’hôpital de Poitiers où elle arrive en urgence avec ses parents, les médecins lui diagnostiquent une leucémie rare. L’adolescente débute des semaines d’hospitalisation, entre espoir et rechute. Pauline vit à Saint-Rogatien, 2200 habitants, à côté de La Rochelle. Et elle n’est pas la seule à être touchée par le cancer sur ce petit territoire.
En octobre 2018, la Ligue contre le Cancer de Charente-Maritime réalise une enquête épidémiologique. Entre 2008 et 2016, cinq cas de cancers chez des enfants et des jeunes (jusqu’à 24 ans) ont été observés à Saint-Rogatien. Deux cas seront signalés ensuite. « Il peut être (...) suspecté un excès de risque pour la frange spécifique de la population 0-24 ans », indique l’étude. Cependant, du fait du faible nombre des cas, il est difficile de tirer des conclusions statistiques fiables. Aujourd’hui, treize cas seraient officieusement connus de l’association Avenir Santé Environnement, soit sept autres malades vivant à proximité de Saint-Rogatien. Le 21 juillet dernier, c’est sur une petite fille de deux ans vivant aux alentours de la commune qu’a été diagnostiquée une leucémie.
« Il faut y aller pour savoir ce qui s’y passe. »
Durant presque deux ans, Pauline va subir 14 cures de chimiothérapie, 16 ponctions lombaires, 90 transfusions de plaquettes, 60 transfusions de sang, 11 anesthésies générales. « Elle n’avait plus peur d’aller au bloc », raconte sa maman, Nathalie Brion, qui a passé quinze mois dans le service d’oncologie pédiatrique, à Nantes, où Pauline était traitée. « Il faut y aller pour savoir ce qui s’y passe. Ces enfants sans cheveux, même des bébés de trois mois, maigres, et qui souffrent. On les entend crier dès le matin quand ils reçoivent les premières piqûres de la journée. C’est impensable. Cela fait peur. J’ai été traumatisée. Et pourtant, je suis aide-soignante. »
Nathalie a choisi de raconter publiquement le calvaire de sa fille pour faire avancer ce qui est devenu son combat. Elle égrène les mois de maladie et de soins. Les soignants qui deviennent alors sa deuxième famille. « Je voulais tout savoir, et qu’on me dise tout. » Les démarches administratives interminables, réalisées par sa sœur, Laurence, pour pouvoir être indemnisée face à la perte de son travail. La greffe de la moelle osseuse à partir des cellules d’un cordon ombilical qui sauveront temporairement Pauline. Puis le deuxième cancer qui se déclare. Les dix enfants décédés au CHU de Nantes durant son hospitalisation. Les traitements expérimentaux dont on ne connaît pas l’efficacité, mais qui sauveront peut-être à moyen terme d’autres enfants. « On leur administre des produits toxiques qui provoquent des séquelles. »
Jusqu’à ce 13 octobre 2019 : « Les médecins ont annoncé qu’elle ne pourrait pas guérir, mais qu’il restait un traitement à expérimenter. Qu’elle avait le droit de refuser. Elle a réfléchi. Elle pleurait. Je la revois encore. Elle a dit "oui, on doit le faire". Je crois aujourd’hui qu’elle a dit ça pour nous. » Pauline est décédée le 3 décembre 2019.
Pollution de l’air ?
C’est en apprenant la maladie de la jeune fille, en mars 2018, que Romain Gouyet, parent d’élève du collège de Pauline, décide avec d’autres parents de créer une association, Avenir santé environnement. Leur objectif : comprendre ce qu’il se passe dans leur commune. « Chez les adultes, on peut suspecter l’impact de la fumée, de l’alcool, de la drogue. Chez les enfants, ce n’est pas le cas, souligne la maman de Pauline. Nous avons eu une vie saine. Pauline ne se maquillait pas, ne fumait pas. Nous avions un adoucisseur d’eau depuis des années. Nous ne mangeons pas de plats préparés. Et nous n’utilisions pas de pesticides à la maison. »
Quel est l’impact de l’environnement dans les maladies de ces enfants ? Les regards se tournent vers l’usine locale, la Société rochelaise d’enrobés, qui fabrique et recycle bitumes et goudrons. Elle est suspectée de polluer l’air de la commune. Une première étude est menée à partir de mai 2018, pendant un mois et demi. Les résultats montrent que l’air ne serait pas plus pollué qu’ailleurs. Mais l’organisme chargé de l’évaluation de la qualité de l’air indique dans son rapport que l’usine n’était que très peu en activité pendant la période des prélèvements.
Pesticides sur grandes cultures céréalières
Une deuxième étude démarre en juin 2020, et s’étend jusqu’au mois de décembre. Des capteurs sont là-aussi disposés un peu partout dans le village. Les citoyens sont amenés à effectuer des relevés de nuisance, et à indiquer à l’Atmo (le réseau de surveillance de la qualité de l’air) la position de ces nuisances. Ce qui peut permettre à l’organisme d’analyser les résultats des capteurs le plus concernés par les potentielles pollutions.
L’usine d’enrobés n’est pas la seule à attirer l’attention. Une unité de compostage de déchets verts dégage elle aussi de fortes odeurs. « Les molécules relâchées sont-elles nuisibles pour la santé ? », s’interroge l’association. Ce sont aussi les grandes cultures céréalières qui entourent la commune qui inquiètent. Quel est l’impact des pesticides qui y sont épandus ?
Une étude va venir renforcer ces soupçons. Au cours de l’année 2019, sur la commune voisine de Montroy, l’agglomération de la Rochelle mesure la qualité de l’air. Ses résultats, publiés en juillet 2020, quelques jours après l’installation des nouveaux élus, montrent une quantité importante d’herbicides et de pesticides dans l’air. Dont certains sont interdits depuis dix ou vingt ans. « Est-ce que ces produits peuvent provoquer un effet cocktail avec l’usine d’enrobés ? Proviennent-ils de vieux stocks écoulés par les agriculteurs ? », s’interroge l’association, pas satisfaite par l’explication des auteurs de l’étude. Pour ces derniers, l’humidité a empêché le désherbage mécanique pendant la période de l’étude. Plus d’herbicides produits chimiques auraient donc été exceptionnellement utilisés.
Pas de surveillance sanitaire de la population
En 2019, l’Agence régional de santé (ARS) et Santé Publique France ont lancé une enquête sur les enfants malades. Un questionnaire de cinq pages a été envoyé aux familles. « C’était ridicule », estime Nathalie. Seules trois familles l’auraient finalement reçu. « Ils n’ont pas gratté, ajoute Romain Gouyet. Nous nous sommes rendus compte qu’il n’y a pas de surveillance de la population. Que nos autorités sanitaires s’arrêtent vite de chercher. »
L’association tente d’aller plus loin. Elle lance une campagne de prélèvements sur les cheveux des enfants. Des métaux lourds ont été trouvés dans tous les cheveux analysés des enfants. Ceux de Pauline contenaient, à sa naissance, du plomb, du cadmium, de l’uranium neodyme, du mercure, de l’étain. Et en 2018, on y trouvait du cadmium, du zinc, du plomb, du cuivre. Des métaux parfois suspectés d’être cancérigènes. « On aimerait que des scientifiques nous expliquent d’où viennent ces métaux », réclame aujourd’hui Nathalie.
Des analyses trop coûteuses
L’association veut aller plus loin : les prochaines analyses porteront sur les produits phytosanitaires, et sur l’eau et la terre de la commune. Mais elles sont trop coûteuses pour que l’association les prenne en charge. « On va tâcher qu’elles soient financées par les mairies », raconte la maman de Pauline.
Ces démarches ne sont pas toujours bien perçues localement. Des habitants seraient inquiets des conséquences sur le prix de l’immobilier ; des assistantes maternelles risqueraient de ne plus avoir de travail. « Je m’investis parce que ma fille a côtoyé ces jeunes, raconte Romain Gouyet. Je préférerais passer mon temps libre à faire autre chose. Cela fait quinze ans que je vis à Saint-Rogatien. Je me demande désormais : est-ce que je prends un risque en vivant ici ? Peut-on faire un potager ? »
Pas de mesures de précaution à prendre, selon l’ARS
« Aujourd’hui, tous les éléments que nous avons en notre possession ne montrent pas de lien de causalité entre l’environnement et la santé », affirme Éric Morival, le directeur départemental de l’ARS. Aucune mesure ne serait donc à prendre, même par précaution, face à ces nombreux cas de cancers pédiatriques. « On ne met pas les choses sous le tapis : nous avons la volonté d’expertiser ce sujet de façon exhaustive, pour être certain que nous ne passons pas à côté de quelque chose. Nous ne restons pas sans rien faire. » L’ARS prévient qu’elle sera très attentive aux résultats de l’étude de l’air menée actuellement par l’Atmo dans « cette plaine agricole assez dense », ainsi qu’à l’étude en cours des chiffres du registre des cancers pédiatrique. Elle reconnaît également la légitimité des recherches menées par les familles comme celles sur la présence de métaux lourds et de produits organiques dans les cheveux des enfants.
La communauté d’agglomération de La Rochelle, qui a initié l’étude de l’air en 2020, et la mairie de Saint-Rogatien n’ont pas répondu à nos questions. « Faut-il attendre qu’il y ait une vingtaine de cas pour que les choses avancent ? », s’interroge Nathalie. « J’étais à l’hôpital auprès de Pauline quand Notre-Dame a brûlé. J’ai été sidérée par tous ces dons : pour nos enfants, on ne nous donne même pas un tiers de ce que Notre-Dame a eu. C’est largement possible de mieux financer la recherche sur la maladie de nos enfants. »
Simon Gouin
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En photo : Pauline, frappée par un cancer à 14 ans, est décédée le 3 décembre 2019 / DR