700 créations de postes chez RTE, qui gère le transport d’électricité, 2900 chez Enedis qui en assure la distribution… En 2023, les entreprises des industries électriques et gazières (IEG) cherchent à recruter plus que jamais, transition énergétique oblige. Attirer des candidats et candidates est devenu un défi pour les 157 entreprises des IEG, dont les « historiques » issus des anciens monopoles publics du secteur, EDF et GDF (EDF SA, Enedis, GRTgaz, RTE, Engie…). Celles-ci concentrent 93 % des quelque 135 000 salariés du secteur [1].
Nicolas Peix, technicien d’exploitation au barrage de Saint-Georges-de-Commier en Isère, observe ces difficultés. Dans son unité, ce représentant syndical FO voit « des gens qui viennent “essayer” le métier et qui ne restent pas. Et depuis quelques années, on voit même des alternants et des apprentis qui partent avant d’avoir terminé leur contrat ! » s’alarme-t-il.
Les statistiques de la Caisse nationale de retraite des industries électriques et gazières témoignent de ces changements. En 2014, les démissions, et motifs de sortie autres que la retraite ou le décès représentaient 11 % des sorties du régime. En 2021, cette catégorie a bondi à 28 %. Soit bien plus du double en huit ans. Il est difficile de savoir si ces démissions concernent principalement les jeunes.
Les chiffres montrent cependant que l’âge moyen des agents des IEG ne cesse d’augmenter, passant de 41,9 ans en 2014 à 42,3 ans en 2021. La part des salariés de moins de 29 ans, elle, diminue dans les effectifs : de 17,7 % en 2014 à 11 % en 2021. A l’heur de la transition écologique, des bouleversements géopolitiques et des velléités de relance de la filière nucléaire, alors que l’énergie est un enjeu crucial, cette situation interroge.
Une pénibilité de moins en moins considérée
Les métiers des IEG ne feraient-ils plus rêver ? En 1946, lors de la nationalisation des industries du gaz et de l’électricité, un statut national du personnel des industries électriques et gazières est créé. C’est alors « une grande conquête sociale de l’après-Seconde Guerre mondiale », rappelle Stéphane Sirot, historien des syndicats et auteur du livre Électriciens et gaziers en France. Une histoire sociale, XIXe-XXIe siècles (éditions Arbre Bleu). Rapidement, ce statut favorise l’émergence d’une forte identité professionnelle, d’autant qu’électriciens et gaziers se mobilisent pour une vaste mission d’intérêt général, essentielle pour l’avenir du pays : reconstruire et moderniser son industrie énergétique.
Dès sa création, le statut est attaqué car considéré « trop généreux », rappelle Stéphane Sirot. Au fil des réformes, le régime des IEG se rapproche du régime général, perdant de sa spécificité. Parmi les avantages remis en cause, ceux liés à la pénibilité, qui permettent un départ anticipé à la retraite jusqu’à cinq ans avant l’âge légal. En 2008, une réforme requalifie les postes sédentaires et les postes dits « de services actifs », les métiers avec le plus de pénibilité. La réforme d’Eric Woerth (ministre sous la présidence Sarkozy), en 2010, recule de deux ans l’âge de départ légal et de départ anticipé. Et la réforme Touraine (ministre sous Hollande), en 2014, augmente le nombre de trimestres nécessaires pour une pension à taux plein. L’âge moyen de départ à la retraite dans les IEG ne cesse ainsi de reculer, atteignant 60 ans en 2021 alors qu’il était d’environ 55 ans en 1990.
Les évolutions techniques ont également réduit la part des salariés en « services actifs », les postes les plus durs physiquement, laissant place à des métiers plus qualifiés et sédentaires. Les métiers les plus « techniques » représentent encore une large part des effectifs des IEG (44 %) en 2021, selon la caisse de retraite de la profession. La catégorie avec le plus de pénibilité concerne encore un salarié sur cinq.
« Un travail dur, un salaire pas attrayant »
Horaires décalés, déplacements, manipulation de charges lourdes… « On travaille dans le bruit, dans les vibrations, cela nous oblige à faire régulièrement des pauses », témoigne Ange Dagniaux, technicien de maintenance à la centrale hydroélectrique de La Bâthie, en Savoie. L’homme dénonce « un travail dur, avec un salaire pas attrayant ». Dans l’exécution et la maîtrise, la rémunération en début de carrière peut être inférieure à 2000 euros bruts. Roseline Bussy, ancienne technicienne, a pris sa retraite à 57 ans, après 37 ans de carrière chez GRTgaz à Monéteau (Yonne). Elle assure qu’elle n’aurait pas pu continuer bien plus longtemps sans se mettre en danger. « Les derniers mois avant ma retraite, j’avais peur de me blesser », se souvient-elle. Même après 30 ans de carrière, certains postes de techniciens peuvent ne jamais atteindre 3000 euros bruts de rémunération [2].
Au-delà de leurs conditions de travail, syndicats et salariés disent aussi souffrir de la détérioration de « l’esprit de service public » qui caractérisait les entreprises des IEG, et faisait la fierté et l’identité de ses agents. Le secteur s’est d’abord ouvert à la concurrence du marché du gaz et de l’électricité, dès la fin des années 1990, avec son lot de privatisations partielles ou intégrales. Puis est arrivées l’externalisation, la massification de la sous-traitance, et la digitalisation progressive de certains services, notamment de la relation client, accompagnées de la fermeture d’agences de proximité, entraînant des réductions d’effectifs.
« Il y avait une certaine fierté à travailler dans un service public qui avait du sens, qui était issu du mouvement de la Résistance. Cette fierté s’est éteinte en même temps qu’EDF-GDF s’initiait au mode de fonctionnement des multinationales, au rachat d’entreprises en Europe ou en Amérique du Sud, ainsi qu’à la logique managériale du culte du profit », dénonçait déjà en 2010 Dominique Liot, ancien technicien à Toulouse et membre des « Robins des bois CGT de l’énergie » [3].
La réforme des retraites risque d’empirer la situation
Les plus anciens font aussi face, avec les nouveaux embauchés, à une génération qui n’a pas connu l’âge d’or d’EDF-GDF et pour qui la « fierté » de faire partie des IEG ne suffit plus. « Le manque d’attractivité de notre secteur nous inquiète beaucoup », souligne Nicolas Peix. Ce n’est pas la nouvelle réforme des retraites qui devrait améliorer l’attractivité des emplois. Celle-ci supprime plusieurs régimes spéciaux de retraite, dont celui des IEG. Les nouveaux agents embauchés à partir du 1er septembre 2023 seront affiliés au régime général, lui-même affaibli.
Le mode de calcul de la pension de retraite était auparavant basé sur le salaire des six derniers mois d’activité, un calcul bien plus avantageux que le régime général qui se base sur les 25 meilleures années de salaire. Roseline Bussy mesure sa chance d’être « partie au bon moment ». « Vous imaginez la perte d’indemnité avec ce mode de calcul ? » souffle la jeune retraitée. Selon Nicolas Peix, cette perte pourrait représenter « 15 à 20 % de la pension » des agents.
Un autre avantage pourrait disparaître, celui du « tarif agent », une tarification spéciale de l’électricité et du gaz pour les agents des IEG, qui réduit significativement la facture. La récente hausse des coûts de l’énergie rend cet acquis social historique encore plus intéressant.
« Certains collègues me disent qu’ils sont rentrés dans la boîte pour les avantages », rapporte Roseline Bussy. S’il ne reste ni les avantages ni la fierté, comment motiver aujourd’hui les plus jeunes à s’engager pour garantir à chacun l’accès à l’électricité et au gaz, tout en se sentant porteur d’une nouvelle mission d’intérêt général : faire en sorte que la production d’énergie soit de moins en moins polluante.
Raphaëlle Lavorel
Photo :©Raphaëlle Lavorel