Au collège Jean-Lolive de Pantin, en Seine-Saint-Denis, deux classes de troisième ont passé deux mois sans cours de français, faute de professeur. Des élèves de sixième n’y avaient ni français, ni histoire-géographie, ni anglais. Dans la même ville, au collège Jean-Jaurès, il manque une professeure d’espagnol et une autre d’histoire-géographie depuis les vacances d’automne. À Montreuil, au collège Georges-Politzer, en zone d’éducation prioritaire, un poste d’enseignant de technologie n’a pas été pourvu depuis la rentrée alors que cette matière est prise en compte pour le diplôme national du brevet. Le collège souffre également d’un manque de personnel d’entretien et d’hygiène, malgré la crise sanitaire. Dans de nombreux autres établissements du département, des classes se retrouvent sans adulte au tableau. Si bien que certains parents et professeurs, excédés, décident de se mobiliser.
8 h 30, devant l’école élémentaire Michelet de Saint-Ouen, le 26 novembre. Des parents d’élèves du collège voisin attendent devant la grille. Ils bravent le froid, banderole à la main : « Attention chute d’école – École publique en danger ». Les élèves n’y ont pas eu un seul cours d’allemand depuis la rentrée, faute d’enseignant. « Notre but aujourd’hui, c’est de montrer qu’un peu partout dans les écoles, il manque du personnel », explique Mélanie Mermoz, représentante des parents d’élèves du collège. Elle a coordonné une action simultanée dans différents collèges, lycées et écoles de la commune pour dénoncer cette situation « catastrophique ».
L’action est collective. Car « se mobiliser école par école, ça crée de la concurrence entre elles. Il y a des établissements avec des parents qui peuvent et savent se mobiliser, d’autres qui n’ont pas forcément les ressources pour le faire ». Autre illustration de ces initiatives « inter-écoles » qui émergent : à Montreuil, à proximité du collège Politzer où là aussi les parents se mobilisent pour que le poste manquant depuis trois mois soit pourvu, deux écoles, élémentaire et maternelle, voisines – elles aussi en « éducation prioritaire » – viennent de lancer une action commune face au manque d’encadrement ou à la vétusté des équipements, interpellant la commune et le ministère.
Des parents d’élèves doivent recruter eux-mêmes une prof d’allemand
Au collège Michelet de Saint-Ouen, le poste manquant n’a été pourvu que le 15 novembre, deux mois et demi après la rentrée, avec une enseignante vacataire. « Nous avons sollicité la direction, qui a sollicité le rectorat. La seule réponse que nous avons reçue, c’est qu’il n’y a personne. Mais nous avons l’impression qu’ils n’ont pas du tout cherché », témoigne Thomas, parent d’un collégien.
Désespérés, les parents d’élèves finissent par publier eux-mêmes des petites annonces pour recruter. « Par ce biais, j’ai eu plusieurs personnes au téléphone que j’ai redirigées vers le rectorat. La personne qui a finalement été embauchée, comme contractuelle, c’est par le biais du bouche à oreille : elle a su que le collège cherchait un enseignant d’allemand. Ce n’est pas du tout le rectorat qui a fait les démarches pour trouver quelqu’un, critique le parent d’élève. Il est d’autant plus remonté que « la professeure d’allemand titulaire absente l’est à la suite d’un congé maternité. Ce sont des choses qu’on sait à l’avance. On a écrit au rectorat, au ministère. Il n’y a pas de prise en compte de leur côté du fait que c’est inacceptable que les enfants n’aient pas classe. »
Même si le collège a réussi à recruter une remplaçante, les parents n’osent pas trop se réjouir. Ils craignent qu’elle aussi parte prématurément. « On ne sait pas si la personne va rester toute l’année. Car le statut de contractuel est peu sécurisant », explique Thomas.
« On retrouve la même situation dans beaucoup d’établissements, se désespère Mélanie Mermoz. Le problème des postes vacants est exacerbé en Seine-Saint-Denis. Le sous-investissement est terrible dans ce département. » Alors qu’il rejoint d’autres parents pour se réchauffer autour d’un café, Vincent constate amèrement : « On laisse mourir l’éducation nationale à petit feu. On voit bien les conséquences de cette culture du flux tendu. »
« Cette situation est insupportable »
À l’intérieur du café de Saint-Ouen, le député de la première circonscription de Seine-Saint-Denis prend part aux discussions. Éric Coquerel (La France insoumise) dit avoir écrit au rectorat « à chaque fois qu’on [l’] interpelle » à propos d’un professeur ou d’un personnel manquant dans les écoles du département. Des demandes quasi-systématiquement restées lettre morte. « Cette situation est insupportable. C’est un dialogue de sourds », note l’élu. Pour lui, le département souffre particulièrement d’une tendance qui s’observe à l’échelle nationale : « Ça fait des années que l’on affaiblit les administrations. Cela se ressent particulièrement dans les départements avec de fortes inégalités sociales. »
La Seine-Saint-Denis est le département le plus pauvre de France métropolitaine [1]. Le territoire est particulièrement concerné par les dispositifs d’éducation prioritaire : dans le 93, un établissement sur six est classé REP ou REP +. « Compte tenu des difficultés des élèves, l’absence d’enseignants est plus dommageable qu’ailleurs », soulignait en 2017 les députés François Cornut-Gentille (Les Républicains) et Rodrigue Kokouendole (LREM) [2]. L’inquiétude est partagée par les associations de parents d’élèves : faute de professeurs, les enfants de Seine-Saint-Denis perdent selon elles l’équivalent d’une année sur l’ensemble de leur scolarité.
« Les parents dénoncent une "éducation au rabais", et on les rejoint totalement, souffle Grégory Thuizat, du syndicat d’enseignants Snes-FSU. C’est une situation méprisante pour les personnels, mais aussi pour les élèves et leurs familles. » Pour appuyer son propos, le syndicaliste rappelle une décision du Conseil d’État du 27 janvier 1988 [3]. Elle rappelle « l’obligation légale d’assurer l’enseignement de toutes les matières obligatoires inscrites aux programmes d’enseignement » de l’Éducation nationale. « Donc, dans les établissements de la Seine-Saint-Denis, l’État est actuellement en faute. Il est défaillant », souligne Grégory Thuizat.
« Il faut que l’éducation devienne un des thèmes de la campagne à venir »
Quand des enseignants de collèges ou lycées sont absents plus de deux semaines, les autorités académiques sont en charge de leur remplacement. Pour combler les trous, deux options se présentent : soit l’académie a recours à des professeurs « titulaires de zone de remplacement » – des enseignants titularisés chargés d’assurer les cours en cas d’absence de leurs collègues sur une zone donnée –, soit elle embauche du personnel contractuel. Pourtant, dans de nombreux cas, les postes d’enseignants restent vacants bien plus de quinze jours. Les titulaires de remplacement sont souvent déjà tous mobilisés, et embaucher des contractuels a un coût.
Pour Grégory Thuizat, les autorités académiques font un « boulot de gestionnaire du désastre », tant elles sont pieds et poings liés par une enveloppe budgétaire restreinte. « Le rectorat ne le reconnaît pas ouvertement, mais à l’heure actuelle, il a atteint son plafond d’emploi budgétairement, dénonce le responsable syndical. Si tous les postes de titulaires remplaçants sont affectés et que le rectorat ne peut plus recruter de contractuels pour des raisons budgétaires, cela signifie que tous ces postes de professeurs manquants ne seront pas remplacés avant le 1er janvier 2022. »
Le résultats est un grand sentiment d’abandon. « En Seine-Saint-Denis, on a tous cette même problématique. On se sent délaissés », témoigne Anissa, parent d’élève d’un collège de Montreuil. Il est difficile d’établir des chiffres précis des établissements concernés par les classes sans prof. La Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) estime à près de 1000 heures le volume des cours perdus dans le département depuis la dernière rentrée. L’estimation est très partielle, puisque leur site de recensement « ouyapacours » se base sur les déclarations des parents, qui doivent donc déjà avoir connaissance de l’existence de ce site de la FCPE, puis prendre le temps d’y déclarer les absences.
« Nous voulons une bonne éducation, aucune, aucune, aucune hésitation ! », scandent en chœur les parents d’élèves ce 26 novembre, devant le siège de l’inspection de l’Éducation nationale de Saint-Ouen. Les pétitions circulent. La suite ? Mélanie Mermoz l’envisage en grand : « On veut essayer de s’organiser à l’échelle du 93 … Et pourquoi pas du pays ! On veut faire remonter le fait que ça dépasse le département. Il faut que l’éducation devienne un des thèmes de la campagne à venir. L’école publique est en danger. »
Emma Bougerol
Photo de une : © Emma Bougerol