Combattre les cyberviolences, entre réseaux sociaux réfractaires et justice défaillante

par Emma Bougerol

Cyberharcèlement et violences en lignes visent en majorité les femmes. Les autorités n’en font pas assez pour lutter contre le phénomène, dénoncent associations et avocats. Il faut plus de moyens et la coopération des entreprises de réseaux sociaux.

« Elle est traumatisée à vie. Elle a vu un déchaînement de haine sans précédent, gratuit… Ça a eu un impact sur sa famille, sur ses parents. » Nabil Boudi est l’avocat en France de la boxeuse algérienne Imane Khelif, qui a décidé le 9 août 2024 de porter plainte après avoir essuyé une vague de haine sur Internet.

L’affaire remonte aux Jeux olympiques de cet été, à Paris. Le 1er août, l’Algérienne âgée de 25 ans fait face à l’Italienne Angela Carini en huitième de finale des épreuves de boxe féminine chez les moins de 66 kilos. Après un coup de poing, l’adversaire d’Imane Khelif décide d’abandonner le combat. Sur les réseaux sociaux, une tempête se prépare : des politiques, figures publiques et internautes lambda avancent qu’Imane Khelif serait en fait un homme. Le tout, accompagné de propos d’une grande violence.

Ces attaques, des personnalités comme la présidente du Conseil italien Giorgia Meloni, l’autrice d’Harry Potter J.K. Rowling ou le milliardaire pro-Trump Elon Musk se sont empressés de les partager sur X (anciennement Twitter). « Ça a été repris par tous les réseaux d’extrême droite, retrace l’avocat au barreau de Paris. Tous ceux qui voulaient régler leurs comptes avec les femmes, avec les sportives, avec les Arabes, le mouvement LGBT… Elle représente un peu tout ça. Elle a pris pour tout le monde. »

La moitié des Françaises victimes de violences en ligne

Avant même la fin du mois d’août, une autre histoire de cyberviolences est relatée dans les médias sportifs : la tenniswoman Alice Tubello, 23 ans, 219e joueuse mondiale, est victime de messages de haine et de menaces en ligne après une défaite au Pérou le 23 août. Son identité a même été usurpée. Elle a décidé de porter plainte. Mais ces vagues de violences sur Internet ne touchent pas que les sportives, ni même uniquement les personnalités publiques.

Qui sont les victimes de cyberviolences ? 84% de femmes, 58% de personnes minorisées, 51% de moins de 30 ans, 43% de personnes LGBTQI+, 22% de personnes handicapées
Le profil des victimes de cyberviolences
Étude conduite par l’IPSOS auprès de 216 victimes de cyberviolence âgées de 16 à 60 ans et plus, du 30 septembre au 2 novembre 2022.

Selon une enquête de l’association Féministes contre le cyberharcèlement publiée en novembre 2022, 84 % des victimes de cyberviolences sont des femmes, 43 % des membres de la communauté LGBTQIA+. C’est un phénomène massif, souligne l’organisation, car près de la moitié des Françaises aurait déjà été victimes de violences en ligne.

Ces faits ne s’arrêtent pas aux portes du numérique. « Violence et cyberviolences s’entremêlent dans les récits. Il y a continuité de l’un à l’autre ou l’autre à l’un. Mais ce qui est spécifique aux violences en ligne, c’est l’aspect de l’intemporalité, elles restent dans le temps, et ne sont pas limitées à un lieu », explique Laura Pereira Diogo, co-fondatrice de l’association Stop Fisha. Les comptes « fisha » publient des photos de jeunes femmes, parfois mineures, dénudées, sans leur consentement. Né pour dénoncer cette pratique, le groupe en ligne Stop Fisha s’est structuré en association pour accompagner les victimes.

La majeure partie des personnes qui subissent des violences en ligne ne se tournent pas vers la justice. « Le parcours judiciaire des victimes est semé d’embûches : 61% des répondantes pensent que porter plainte ne sert à rien et on ne peut pas vraiment leur donner tort », constate l’association Féministes contre le cyberharcèlement après une enquête auprès des victimes de violences en ligne. Comme pour les plaintes pour des violences sexistes et sexuelles, les victimes font face à des remarques déplacées, un mauvais accueil voire un refus, de la part des policiers, de prendre la plainte.

« Ça arrive que les forces de l’ordre aillent chercher la petite bête. Un peu comme quand on demande à une victime de violences sexuelles "comment tu étais habillée ?". Là on demande des choses comme "pourquoi tu avais ton téléphone en classe ?" » dit Laura Pereira Diogo.

« Les policiers ne savent pas arrêter le cyberharcèlement »

Même si la plainte est reçue dans de bonnes conditions, porter les faits à l’attention de la police ne résout pas toujours la situation. La co-fondatrice de Stop Fisha ajoute : « Porter plainte pour des cyberviolences a des conséquences bien moindres. La nature virale du cyberharcèlement fait que, même avec une plainte, les policiers ne savent pas arrêter le cyberharcèlement. » Lorsque son association accompagne une victime, elle lui propose de porter plainte, « mais on ne lui ment pas, on ne promet pas que ça va être une super solution et que cela va arrêter les violences », témoigne Laura Pereira Diogo.

Dans les mains de la justice, les plaintes ont une destinée très différente selon leur nature. « La justice réfléchit en termes de priorités, en termes de gravité, affirme Nabil Boudi, l’avocat de la boxeuse Imane Khelif. Plus c’est grave, plus tôt on s’en saisit. Mais comment juger la gravité ? » Le dossier de sa cliente a été pris en charge par un parquet spécialisé, créé en 2021, le Pôle national de lutte contre la haine en ligne. En son sein, des magistrats formés et spécialistes de ces questions se saisissent de certains dossiers particulièrement graves ou médiatiques.

Cyberviolences : un parcours judiciaire difficile. 70 % des plaintes n'ont donné lieu à aucune poursuite, un tiers des victimes se sont vues refuser le dépôt de plainte, les victimes d'une minorité religieuse dont 4 fois plus de risques de ne pas pouvoir porter plainte en raison d'un mauvais accueil
Le parcours judiciaire des victimes de violences en ligne
Issu de l’enquête « Cyberviolence et cyberharcèlement : le vécu des victimes »

Mais la plupart des dossiers de cyberviolence sont pris en charge par des parquets non spécialisés. « La justice n’est pas suffisamment armée pour traiter tous les cas », déplore l’avocat. « La prise en charge des plaintes doit être améliorée, mais il faut aussi que, derrière chaque rouage du système judiciaire, tous les métiers soient formés à ces questions », complète Laura Pereira Diogo, de Stop Fisha.

Faut-il plus de lois pour lutter contre ces violences ? « Non », répondent en cœur associations et avocats. « Faire des lois, ça ne coûte pas cher », ironise Laure Salmona, l’une des fondatrices de Féministes contre le cyberharcèlement et co-autrice de Politiser les cyberviolences. Une lecture intersectionnelle des inégalités de genre sur Internet (Le Cavalier bleu, 2023). La militante et autrice déplore entre autres l’absence de« budget conséquent dédié à des campagnes d’information et de sensibilisation ».

1000 signalements par jour

Un dispositif de signalement du cyberharcèlement mis en place par le ministère de l’Intérieur existe, mais ne permet pas, à l’image du 3018 pour les jeunes, d’être mis en contact avec des écoutants. La plateforme Pharos, quant à elle, est limitée au signalement des contenus illicites publics sur Internet, et ne dispose que de moyens limités. Aujourd’hui, 49 agents de la gendarmerie et de la police y travaillent jour et nuit. Ils sont débordés : ils doivent gérer près de 1000 signalements quotidiens [1].

Philippe Coen est avocat et père de famille. C’est à ce dernier titre qu’il a créé l’association Respect zone il y a dix ans, alors que ses enfants, adolescents, ont été des témoins démunis de violences en ligne commises par des camarades de classe. En une décennie, dans son activité militante comme professionnelle, Philippe Coen note des progrès – la création du Parquet numérique, l’augmentation du personnel de Pharos – mais ne peut en ignorer les angles morts. « Lorsque vous êtes dans le tout-venant de la haine au quotidien, on n’a pas de réponses satisfaisantes au niveau judiciaire. À cause du trop-plein, de l’engorgement… », note le fondateur de Respect zone.

Les victimes de haine en ligne ont tout autant de mal à se tourner vers les entreprises qui gèrent les réseaux sociaux (X, Facebook, etc.). Philippe Coen raconte recevoir fréquemment des témoignages de victimes qui lui disent : « J’ai signalé un contenu, j’ai eu comme message (alors qu’il était manifestement raciste, antisémite, etc.) : "le contenu que vous avez signalé ne contrevient pas aux règles de la communauté". » L’avocat se désespère : « Ça vous laisse un double traumatisme. »

Les réseaux sociaux n’y mettent pas du leur

Le manque de coopération des entreprises responsables ajoute à l’« impunité généralisée » des cyberviolences que dénonce le fondateur de Respect zone. Lors d’une enquête sur une affaire dans laquelle les auteurs de cyberviolences agiraient sous couvert d’anonymat, les forces de l’ordre peuvent envoyer une réquisition à un réseau social pour aider à les identifier. Mais le réseau n’y répond pas toujours, et n’en a pas l’obligation lorsque son siège est à l’étranger.

X fait partie de ces réseaux sociaux bien connus pour être réticents à aider la justice. À plusieurs reprises, la firme américaine – dont le siège international est basé à Dublin – a été poursuivie pour « refus de répondre à une réquisition » et « complicité » de faits pénalement répréhensibles, comme l’injure. Elle a été, à chaque fois, relaxée.

Un tournant a eu lieu à l’échelle européenne à l’été 2023 : le Digital Services Act (DSA). Ce règlement européen sur les services numériques s’applique aux entreprises de réseaux sociaux. Le texte leur impose notamment de mettre en place un mécanisme facile et efficace de signalement des contenus illicites. Elles doivent aussi s’assurer du retrait ou du blocage rapide du contenu illégal, tout en facilitant la prise de contact avec les autorités. En cas de non-respect de ces obligations, les entreprises s’exposent à une amende pouvant atteindre jusqu’à 6 % de leur chiffre d’affaires mondial.

C’est aux associations de combler les trous dans la raquette

Face au manque de moyens de la justice française et à la difficulté de voir les contenus haineux ou harcelants supprimés par les plateformes, les associations restent en première ligne. Respect zone concentre une large part de son activité à la formation contre les violences en ligne, notamment des témoins de ces actes.

L’association milite pour la mise en place d’une modération inspirée de la justice restaurative, « une résolution de conflits par la médiation ». Les auteurs de propos violents pourraient être prévenus que leur message a heurté un utilisateur ou une utilisatrice, pour leur donner la possibilité de modifier ou supprimer leur message. « Personne d’autre n’y avait pensé, s’étonne Philippe Coen, président de l’association. Ce qui d’ailleurs, en soi, est un scandale. Pourquoi est-ce que la médiation n’a jamais été pensée, ni par les entreprises de réseaux sociaux, ni par les systèmes judiciaires, ni par les États ? »

Stop Fisha propose aux victimes un soutien psychologique, juridique et centralise les ressources pour signaler et demander la suppression des contenus illégaux. Féministes contre le cyberharcèlement tâche aussi d’orienter les victimes, tout en essayant de sensibiliser l’opinion publique et les réseaux sociaux.

Laure Salmona, sa co-fondatrice, voit l’occupation de l’espace sur Internet comme un combat essentiel : « Il y a un réel enjeu à occuper ce territoire, à chercher à en faire un espace accessible pour les femmes, pour les personnes minorées, pour qu’elles puissent s’organiser et s’exprimer en dehors des systèmes d’extraction de données et de capitalisme de surveillance. »

Emma Bougerol

Photo de Une : photo de kote baeza via Pexels

Notes

[1Selon un bilan Pharos, au premier semestre 2023, la plateforme avait reçu 91 221 signalements.