Près de 900 cadres de l’Éducation nationale ont signé, fin juin, une pétition affirmant qu’en cas de victoire du Rassemblement national aux législatives, « nous n’obéirons pas ». « Nous ne serons pas les exécuteurs d’une politique contraire aux principes qui fondent notre attachement au service public d’éducation », écrivent ces chefs d’établissements, inspecteurs pédagogiques et inspecteurs d’académie après avoir épluché le programme du RN.
Le projet d’école inclusive, d’accès à l’école pour les enfants en situation de handicap, pourrait être dans le viseur de l’extrême droite. Dans le programme du RN, « ce qui est qualifié de “restauration” est en fait un programme de sélection renforcée et de tri précoce dans un système éducatif obsédé par la discipline et l’autorité », alertait le 10 juin l’ancien enseignant Philippe Watrelot dans les colonnes d’Alternatives économiques.
À l’opposé de l’« école inclusive », le RN vise à un tri renforcé entre les élèves, l’envoi en « centres spécialisées » des élèves « perturbateurs », expliquait fin juin aux Échos le référent de Marine Le Pen pour l’éducation, le député sortant du Loir-et-Cher Roger Chudeau, ancien proviseur et inspecteur d’académie. Il ne disait rien de la scolarisation des enfants en situation de handicap.
Plus d’élèves en situation de handicap scolarisés
Les notions « d’inclusion » et d’« école inclusive » ont toujours été, à l’inverse, très présentes dans les discours des ministres successifs pendant les quinquennats Macron. Mais près de 20 avant après la loi fondatrice de 2005 sur l’accessibilité et l’inclusion, quelle est la situation réelle ?
Le nombre d’enfants en situation de handicap scolarisés à l’école ordinaire a triplé depuis 2004, à plus de 400 000 aujourd’hui (voir ce rapport parlementaire à ce sujet). « On ne peut que s’en féliciter : on est pour l’accueil de tous les enfants à l’école. Mais ce qui manque, ce sont les moyens pour bien accueillir ces élèves », commente Manuel Guyader, accompagnant d’élève en situation de handicap (AESH) en région parisienne, syndiqué à Sud Éducation.
L’arrivée de plus d’enfants en situation de handicap à l’école implique que « la proportion d’élèves qui ont besoin de soins particuliers augmente. Alors qu’au sein de l’Éducation nationale rien, je dis bien rien , n’est prévu pour cette prise en charge », dénonce Virginie Schmitt, AESH dans l’académie de Nancy-Metz, co-animatrice du pôle national AESH à la CGT Éduc’action. Il est difficile de « monter crescendo dans le soin et l’accompagnement, puisque ni les AESH, ni les professeurs ni les Atsem [Agent territorial spécialisé des écoles maternelles], n’ont de formation d’éducateur spécialisé », explique-t-elle.
Jongler entre le milieu de l’école et le suivi médico-social est difficile. « En milieu rural, quand on veut avoir accès à un spécialiste comme un psychomotricien, une psychologue ou une orthophoniste, cela nécessite de parcourir plusieurs dizaines de kilomètres, rappelle Virginie Schmitt. De plus, ces praticiens sont déjà surbookés : si on essaie d’avoir un rendez-vous en dehors des temps scolaires c’est extrêmement compliqué. »
La solution serait de les faire venir à l’intérieur de l’école. Certains établissements passent des accords dans le cadre de leur rectorat pour que des professionnels du médico-social interviennent sur le temps scolaire. Dans le collège de Virginie, par exemple, un orthophoniste est présent sur une heure par semaine dans une salle de l’établissement, pour recevoir des élèves. Mais ce type d’accords est loin d’être déployé partout.
« On a des professionnels de santé qui connaissent très bien leur sujet et pourraient intervenir, au moins pour dispenser des formations auprès des équipes pédagogiques. On parle souvent de co-éducation, dans l’Éducation nationale, mais en réalité, elle n’existe pas... C’est encore chacun de son côté, sans être capables de travailler en symbiose », regrette Lydia Puesch, parent d’une élève en situation de handicap, membre du Collectif de parents et professionnels pour une réelle inclusion des enfants en situation de handicap, basé dans les Pyrénées-Atlantiques.
Moins de temps pour les élèves
Le précédent gouvernement avait affiché sa volonté de rapprocher le monde du médico-social de celui de l’école avec le lancement à la rentrée des « pôles d’appui à la scolarité », ou Pas. Prévu par l’article 53 du projet de loi de finances 2024, ce dispositif visait à remplacer les « pôles inclusifs d’accompagnement localisés » (Pial) qui régissent actuellement l’organisation et la répartition des AESH sur les territoires. L’article sur les Pas a été censuré en tant que cavalier budgétaire par le Conseil constitutionnel. Mais ça n’a pas empêché de les lancer déjà sous forme d’expérimentation. Celle-ci doit débuter à partir de cette rentrée de septembre 2024, comme l’indique la circulaire qui vient d’être publiée. L’ancien gouvernement voulait une généralisation des Pas entre 2025 et 2027. Mais pour ceal, il faudrait une loi spécifique en bonne et due forme.
100 Pas doivent d’abord être mis en place dans quatre départements pilotes. Ils seront « composés d’un professeur coordinateur et d’un éducateur spécialisé, qui pourront faire appel à des professionnels du médico-social », indiquait fin mai l’ancienne ministre de l’Éducation nationale Nicole Belloubet dans les colonnes du Monde. Sur demande des enseignants ou des parents d’élèves, ces Pas doivent proposer « des aménagements pédagogiques, du matériel adapté et mobiliseront des psychologues, des orthophonistes ou des conseillers pédagogiques. Ils pourront également affecter des AESH directement auprès des élèves, en fonction de l’évaluation des besoins faites avec les professeurs ».
Déjà, les Pial, expérimentés en 2019 et généralisés en 2020, ont fait grimper le taux moyen d’élèves accompagnés par chaque AESH, tandis que le nombre d’heures d’aide dont bénéficie chaque élève a baissé. « Sur les Pial bien dotés en AESH, on est sur une moyenne de quatre ou cinq élèves différents suivis par chaque AESH sur deux ou trois établissements maximum. Dans les Pial en pénurie, c’est plutôt huit ou neuf élèves par AESH, sur trois ou quatre établissements. Et cette mutualisation ne fait que grossir », détaille Virginie Schmitt, de la CGT Éduc’action.
Des pénuries d’AESH
Or, lorsqu’une AESH suit huit élèves sur 24 heures de travail hebdomadaire (le temps de travail hebdomadaire de la majorité d’entre elles), « ça n’a plus de sens. On ne peut pas dire qu’on crée un lien : on est des machines, et les élèves sont des robots, insiste Virginie Schmitt. C’est d’une grande violence, sur le terrain… On produit de la maltraitance, on conditionne les élèves à rentrer dans des moules. »
Au sein de la commission consultative paritaire de son académie, où elle est élue, la syndicaliste assiste à une « recrudescence des démissions » d’AESH épuisées par les conditions de travail. « Elles deviennent des actrices de cette maltraitance et elles le refusent. On a des Pial qui fonctionnaient bien et qui aujourd’hui sont en pénurie », alerte Virginie Schmitt.
Que répondre aux signaux d’alertes de ces professionnelles ? Dans l’entretien au Monde de mai dernier, la ministre Nicole Belloubet annonçait un plan d’action pour que les AESH qui le souhaitent puissent « devenir enseignants ou intégrer un nouveau métier d’éducateur spécialisé qui serait créé à l’Éducation nationale ». Va-t-on vers une disparition du métier ? Ou son amélioration via la création d’un nouveau statut ? Difficile à dire. D’autant que les législatives ont rebattu les cartes au sein du ministère et bouleversé les agendas des politiques publiques.
Faute de vision à long terme pour l’école inclusive, les politiques publiques restent rythmées par « la réponse aux urgences : parce qu’il y a de plus en plus d’AESH mais pas encore assez… Donc, comme avec les Pas, on créée un nouveau sigle, on fait table rase du passé, on recommence. Or, il semble que tout le monde est épuisé sur le terrain », observe Marie Toullec, professeure des universités en sciences de l’éducation et de la formation. Du côté du corps enseignant, « on commence à entendre des réserves dans les discours, vis-à-vis de l’école l’inclusive. Parce qu’à force de ne pas stabiliser les dispositifs, on ne fait qu’insécuriser les professionnels et créer de la résistance », alerte-t-elle.
Imaginer l’accompagnement autrement
Des investissements publics sur le temps long pourraient pourtant être pensés. Pour améliorer par exemple les infrastructures scolaires pour les rendre plus inclusives. « De nombreux élèves ont besoin de s’isoler au calme par moments, et plein d’écoles ne sont pas équipées pour cela », rappelle Manuel Guyader. Pour mieux accompagner chacun et chacune, « il faudrait aussi une réduction du nombre d’élèves par classe », insiste l’AESH.
Augmenter sans cesse le nombre d’AESH pour rattraper le rythme de la scolarisation des élèves en situation de handicap est, aux yeux de la chercheuse Marie Toullec, « un puits sans fond ». Elle invite pour sa part à « imaginer l’accompagnement autrement ». À savoir à sortir du schéma de la compensation individuelle du handicap et du binôme AESH-élève. Pris dans ce seul paradigme, « l’école inclusive peine à advenir », constate la professeure des universités.
Elle suggère, par exemple, la présence un assistant d’éducation dans chaque classe : « Bien sûr que cet assistant dédierait une partie de son temps à l’aide de certains élèves, mais tout passerait plutôt par une réponse collective ». L’idée, partagée par d’autres chercheurs, est de tendre vers « une aide au système d’enseignement et non à l’élève ». Pour rendre plus accessibles et inclusives les méthodes d’apprentissage et les façons d’enseigner elles-mêmes.
Maïa Courtois