Libertés

Comment la loi « Séparatisme » permet aux préfectures de frapper les associations au porte-monnaie

Libertés

par Rachel Knaebel

La loi séparatisme votée en 2021 dans un contexte de lutte contre l’islamisme radical permet aussi au ministère de l’Intérieur de s’attaquer à des associations qui prônent la désobéissance civile ou mènent des actions de contestation.

Elle avait lancé la menace en septembre, la préfecture de la Vienne l’a finalement mise à exécution fin octobre. Le préfet Jean-Marie Girier (qui a été le directeur de campagne d’Emmanuel Macron en 2017) a saisi le tribunal administratif pour faire annuler deux subventions attribuées par la ville et la métropole de Poitiers à Alternatiba.

L’antenne locale de l’association écologiste avait obtenu un financement de 5000 euros de la communauté urbaine du Grand Poitiers et un autre de 10 000 euros de la ville de Poitiers pour l’organisation d’un « village des alternatives » les 17 et 18 septembre dernier - plus de 140 associations présentes, une vingtaine de conférences-débats organisées. Greenpeace et Extinction rébellion y ont animé un atelier de « formation à la désobéissance civile » et un « débat mouvant » sur les « actions violentes et non violentes ».

Pour le préfet, ces deux activités du Village des alternatives contreviendraient au contrat d’engagement républicain mis en place depuis le début de l’année par la loi « confortant les principes de la République », dite « loi Séparatisme ». La signature du contrat d’engagement républicain est obligatoire depuis le 2 janvier 2022 pour toutes les associations et les fondations qui sollicitent une subvention publique, un agrément public (jeunesse, sport, éducation populaire, environnement, service civique, etc.) ou la reconnaissance d’utilité publique.

Dans sa saisie, le préfet de la Vienne écrit que l’activité subventionnée a été « l’occasion d’incitation à des manifestations contraires à la loi, violentes ou susceptibles d’entraîner des troubles graves à l’ordre public ». Ce qui est contraire au contrat d’engagement républicain, que d’ailleurs « l’association n’aurait pas encore signé au moment de l’attribution de la subvention », écrit encore la préfecture.

Dans le viseur du préfet : le conflit autour des mégabassines

« Dans un débat mouvant, des personnes mentionnent différentes actions de désobéissance civile et on demande au public de se positionner pour dire s’ils et elles jugent que c’est une action violente ou non violente, nous explique Thierry Grasset, de la coordination d’Alternatiba Poitiers. Dans les exemples mis en discussion, on peut proposer des choses à la limite pour voir comment les gens se positionnent, mais ce n’est qu’un exercice. Par exemple, éteindre les panneaux lumineux publicitaires, ou intervenir sur les disjoncteurs, pour certains, cela va être violent, pour d’autres non. Ce n’est qu’une évocation. »

Au sujet de la formation à la désobéissance civile, également mise en cause, Thierry Grasset défend qu’il ne s’agissait que « de présentation de ce que peut être la désobéissance civile ». « La Cour européenne des droits humains a affirmé à plusieurs reprises que la désobéissance civile fait partie de la liberté d’expression quand il s’agit d’intérêt général », met aussi en avant le membre d’Alternatiba Poitiers.

Au-delà de ces deux activités, la préfecture reproche dans son argumentaire auprès du tribunal les liens entre plusieurs intervenants et le mouvement d’opposition aux mégabassines dans la Vienne. « Par l’attribution de la subvention, la commune méconnaît le principe de neutralité en finançant une activité qui traduit en réalité, dans le contexte local très chargé, une prise de parti dans un conflit autour de l’usage local de l’eau », écrit la préfecture. Le préfet vise en particulier un débat lors du village des alternatives diffusé sur une radio associative locale, Radio Pulsar, et les propos tenus alors par un intervenant de la Confédération paysanne et un autre du collectif Bassines non merci.

La préfecture n’attaque pas directement l’association Alternatiba, mais les deux collectivités, la ville de Poitiers – dont la maire est l’écologiste Léonore Moncond’huy – et la métropole du Grand Poitiers, qui ont attribué les subventions, les ont maintenues et même revotées après les menaces de la préfecture en septembre. « Il y a une différence d’interprétation entre l’État et les deux collectivités », nous fait savoir la municipalité de Poitiers. La position de la ville est d’attendre que la justice tranche.

Recours des associations devant le Conseil d’État

Ce bras de fer, entre un préfet proche du président Emmanuel Macron et une municipalité de gauche, se produit dans une situation tendue pour l’ensemble du monde associatif. Déjà, au moment de l’adoption de la loi « Séparatisme », des associations - dont la Cimade et France nature environnement (FNE) - s’inquiétaient des conséquences du contrat d’engagement républicain sur la liberté des associations. « Elles n’ont pas été écoutées, et ces dérives ont déjà commencé ! », écrit un groupe d’associations dans une tribune de soutien à Alternatiba. « Loin de protéger la République, l’initiative du préfet de la Vienne fragilise les libertés associatives et appauvrit la démocratie », concluaient les signataires.

En mars, 25 associations, dont les principales ONG environnementales (Greenpeace, FNE, Amis de la terre) et anticorruption (Sherpa, Transparency International France), ont déposé un recours devant le Conseil d’État contre le décret mettant en place le contrat d’engagement républicain. Elles estiment que ce contrat contient des « dispositions floues », qui risquent de soumettre les associations « à des décisions arbitraires de la part de l’administration et des collectivités ».

Ce recours n’a pas encore été jugé. L’affaire de la subvention à Alternatiba pourrait aussi n’être jugée que dans de longs mois. Dans le même temps, les associations peuvent aussi voir leur demande de renouvellement de subventions refusée sur la base de la nouvelle obligation contractuelle d’engagement républicain en vigueur depuis 2022.

« Si une subvention n’est pas renouvelée, les bailleurs n’ont pas à le motiver »

« Quand c’est un retrait de subvention comme ce que demande la préfecture pour Aletrnatiba, l’association peut en principe déposer un recours au tribunal. Si une subvention n’est pas renouvelée, les bailleurs n’ont pas forcément à le motiver », explique Jean-Baptiste Jobard, coordinateur du Collectif des associations citoyennes, l’un des membres fondateurs de l’Observatoire des libertés associatives. Les associations ne peuvent alors pas contester un non-renouvellement.

Le ministère de l’Intérieur a d’ailleurs rédigé le mois dernier une circulaire à destination des préfets. Le document dessine des lignes directrices dans la mise en œuvre du contrat d’engagement républicain pour les associations bénéficiant de subventions publiques. Le ministère y mentionne quelques exemples d’associations réelles ou imaginaires qui ne le respecteraient pas. Par exemple, une association locale de défense de l’environnement porterait atteinte à l’ordre public en s’opposant à un site de stockage de déchets radioactifs, « dès lors qu’elle a organisé à cette fin la destruction de matériels ». Est aussi évoquée l’hypothèse d’une association qui ferait la promotion de l’excision.

« La circulaire n’est pas très concrète, elle rappelle seulement quelques jurisprudences. Trois types d’associations y sont explicitement visées : musulmanes, de l’extrême droite identitaire, et écologistes », analyse Benjamin Sourice de Vox public, qui alerte depuis plusieurs années au sein de l’Observatoire des libertés associatives sur une répression grandissante des associations [1].

Des accusations floues

Il est encore difficile de savoir si la nouvelle obligation du contrat d’engagement républicain touche déjà des associations, par exemple écologistes, dans leur demande de subvention. Le flou peut aussi régner sur les raisons exactes des refus de renouvellement. À Tourcoing, un centre social s’est vu refuser en octobre le renouvellement de ses subventions par la municipalité, la Caf et l’État. Or, l’arrêt des subventions met en péril l’existence même de ce centre social, et l’emploi de ses salariées.

Dans la presse (voir cet article de Streetpress et cet article de la presse locale), des élus de la majorité divers droite et LREM à la tête de la ville de Tourcoing, fief électoral du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, évoquent des atteintes à la laïcité, du fait que certaines employées du centre porteraient le voile.

À notre demande, la Caisse nationale des allocations familiales (Cnaf) répond que c’est à cause « de la gravité de la situation financière » de la structure que les subventions ont été suspendues. « Au regard de la situation financière très dégradée et installée de la MJC-centre social du Virolois, la Caf du Nord ne possédait plus suffisamment de visibilité et de garanties pour poursuivre ses financements », nous indique la Cnaf. Début novembre, le tribunal d’instance de Lille a placé le centre social en redressement judiciaire. « Un signe positif », a réagi le centre social sur Facebook, puisque cela permet pour l’instant à la MJC de continuer son activité : « Les emplois sont sauvegardés, c’est un soulagement pour tous les salariés ».

« Beaucoup d’associations décident de ne pas faire de vagues »

En Corrèze, une association d’éducation populaire dit avoir eu des échos de difficultés à faire renouveler sa subvention attribuée par le Fonds pour le développement de la vie associative (FDVA). La cause : l’une des militantes de l’association était présente, l’an dernier, à un rassemblement de soutien à des colleuses féministes placées en garde à vue pour « outrage à personne dépositaire de l’autorité publique » lors de la venue à Tulle du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin.

« Beaucoup d’associations décident de ne pas faire de vagues car elles ont des bailleurs multiples. Quand elles décident de réagir, il est souvent trop tard », constate Benjamin Sourice. Avec le contrat d’engagement républicain, les retraits de subvention ont un effet domino : « Tous les autres bailleurs publics seront avertis par les préfectures et devront suivre en coupant à leur tour le robinet. »

Même restreintes, les possibilités de recours existent. Si un refus de subvention ne constitue pas en soi un motif de contestation ou de recours, la décision d’une autorité publique de refuser ou de retirer une subvention ou un agrément pour non-respect du contrat d’engagement républicain doit suivre une procédure contradictoire « respectueuse des droits des associations et des fondations sous peine de ne pas être valable », souligne la Coalition des libertés associatives. L’autorité publique doit ainsi prouver le manquement au contrat d’engagement républicain.

L’organisation de défense des libertés associatives a mis en place un formulaire pour permettre aux associations de signaler si elles rencontrent des difficultés à cause du contrat d’engagement républicain.

Rachel Knaebel

Photo : Le village des alternatives d’Alternatiba à Paris en 2015. CC BY-SA 3.0 Lionel Allorge via Wikimedia Commons.