Depuis 10 jours, en tant que directrice de département et de filière universitaire, je me dois de relayer à mes collègues les injonctions, toujours plus pressantes, en faveur de la « continuité pédagogique ». Je le fais en mettant toujours en garde, depuis le début, sur l’effet de puissant mirage de ce mantra. Il n’y a aucune « continuité pédagogique », nous vivons au contraire la plus violente rupture pédagogique que notre université ait jamais connue, elle qui n’est pourtant pas avare de grèves, blocages et autres « printemps des chaises » (ceux de 2009 comprendront…).
Une fois de plus, avec ce slogan que chacun répète à l’envi, ce gouvernement de chargés de com’ au petit pied brutalise la langue et la démonétise – on se souvient par exemple des « filières en tension », formule inventée au moment de lancer APB puis Parcoursup, manière honteuse de désigner les filières d’enseignement totalement engorgées d’étudiants parce que les recrutements de profs, depuis 10 ans, sont largement en-dessous des besoins d’encadrement de la jeunesse. Et là, en une formule maladroite, la porte-parole du gouvernement révèle avec éclat ce que ces gens pensent, au fond, de nous les enseignants : tout ça, c’est du pipeau, parce que pour eux, en vrai, on ne travaille pas.
Qu’on soit bien clairs : nos conditions de travail n’ont absolument rien à voir avec celles des soignants qui vivent une situation épouvantable, eux qui nous disaient déjà avec désespoir qu’ils s’inquiétaient de l’état de l’hôpital. Elles ne ressemblent pas non plus à celles des salariés et précaires qui sont, quotidiennement, exposés à une maladie qu’on ne sait pas encore guérir – commerçants, employés de la grande distribution, livreurs –, ni à celles des agriculteurs qui ne voient pas comment il vont pouvoir récolter et préparer les prochaines récoltes, encore moins à celles des sans-abris qui n’ont nulle part où se « confiner ». Je n’écris pas ce billet pour me plaindre, mais pour qu’on cesse de faire passer le travail pédagogique, toujours invisible, pour une élégante manière de se tourner les pouces.
Des inégalités accrues
Il se trouve que j’ai une grande habitude de l’enseignement totalement dématérialisé, j’en ai abondamment témoigné ici. C’est précisément pour cette raison que, dès la fermeture de la fac, j’ai émis des doutes sur notre capacité collective à basculer, en un clin d’œil, d’une pédagogie entièrement fondée sur le contact à sa version totalement en ligne.
Les faits me donnent raison : même si énormément de collègues expérimentent actuellement les outils les plus variés, empruntant à la fois à notre plateforme moodle [plateforme libre d’apprentissage en ligne, ndlr] et aux outils payants du web, c’est la confusion qui domine. Alors qu’on sait très bien quelle quantité de contenu pédagogique on peut faire passer en une heure de TD ou en un cours magistral, il est difficile de quantifier le travail demandé aux étudiants « à distance », et beaucoup se plaignent de la surcharge.
La plateforme, sous-dimensionnée et attaquée de toutes parts, est régulièrement hors d’accès. Évidemment, les fractures numérique, sociale et territoriales (nos étudiants proviennent d’un territoire majoritairement rural) créent de considérables inégalités, entre ceux qui, restés en ville et bénéficiant d’un environnement familial favorable, profitent de cette période pour expérimenter une autonomie très féconde et ceux qui sont entassés au sein d’un foyer où 5 personnes doivent télé-travailler et télé-étudier sur le seul PC familial avec un faible débit constamment coupé. Sans parler de ceux qui ont dû, bon gré mal gré, troquer leur petit contrat étudiant de 9h dans la grande distribution pour un temps plein impossible à refuser. Ils n’ont dès lors plus une minute pour étudier les cours qu’on leur envoie, à supposer que le soir, en rentrant du supermarché, ils aient encore l’énergie nécessaire pour tenter de se connecter, télécharger les documents, et s’y retrouver dans la jungle des informations contradictoires qui leur indiquent des délais intenables et des modalités de travail inaccessibles.
Alors non, il n’y a pas de continuité pédagogique. Vraiment pas. Mais il y a continuité des inégalités, oui.
« Je vais vous donner la recette de mon rien-faire »
Pourtant ce n’est pas de cette insupportable inéquité devant le « confinement » dont je veux parler ici. Ce qui me met en colère depuis cette annonce imbécile de Sibeth N’Diaye concédant qu’il n’était pas question que « les enseignants, qui ne font rien », soient envoyés aider à la cueillette des fraises, c’est l’absolue ignorance, par ce gouvernement de premiers de cordée, de ce que représente le travail des autres. Non contents de gazer les soignants qui pendant des semaines sont descendus dans la rue demander des moyens pour l’hôpital public (pas pour eux, non : pour l’hôpital), non contents d’afficher leur mépris pour les « gens qui ne sont rien » (qui n’auraient pas de Rolex à 50 ans ?), non contents d’insulter la condition des chômeurs qui n’auraient, selon eux, qu’à traverser la rue pour trouver du boulot, non contents de révéler leur horrible mépris de classe quand ils font le nez sur l’expression « pénibilité », qui « donnerait l’impression que le travail, c’est pénible », voilà qu’ils révèlent que leur totale insularité les empêche de voir même le travail de ceux qui, comme eux, ont fait de longues études universitaires, et pourraient, au fond, être considérés comme des « cols blancs » : les enseignants. Pour Sibeth N’Diaye, on ne « fait rien ».
Alors, Madame la porte-parole du gouvernement, je vais vous donner la recette de mon rien-faire, comme ça vous verrez si vous ne révisez pas votre jugement, et si vous ne jugez pas que finalement, comme on le faisait dans la Chine des années 60, ce ne serait pas une bonne idée d’envoyer toutes les feignasses de mon acabit aux champs.
J’ai un cours le jeudi soir, de 17h30 à 19h30, dans un amphi de 250 places, toutes occupées. Nous nous y intéressons aux « premières lectures », parce que les étudiants qui assistent à ce cours, et qui sont en Anglais, en Espagnol, en Sciences du langage ou en Lettres, veulent devenir enseignants. Le cours est tardif, l’amphi trop petit et les étudiants fatigués par une journée chargée (les injonctions de notre présidence, qui ont « modularisé » nos maquettes, font que tous les cours d’un même module doivent forcément avoir lieu sur la même demi-journée). Pour avoir longuement enseigné en TD et en CM, et pour bien connaître les étudiants de première année (qui occupent les deux tiers de cet amphi), j’ai décidé dès le début d’associer un cours assez magistral, toujours divisé en trois parties pour varier la tension, à des exercices hebdomadaires individuels, obligatoires et déposés en ligne la veille du cours.
Tant qu’ils vivaient en ville, et pouvaient disposer pendant la semaines des ordinateurs et surtout du wifi stable de l’université, les étudiants n’ont que rarement rencontré des difficultés ; nous trouvions toujours une solution. Depuis 10 jours, évidemment, beaucoup ne parviennent pas à rendre les travaux, certains ne peuvent même pas accéder aux documents nécessaires pour leur réalisation.
Pour autant, je n’ai pas renoncé à produire un contenu de remplacement pour la séance hebdomadaire. Lorsque j’avais préparé un Powerpoint, ou le commentaire d’un extrait d’album, je réalise un petit film enregistrant à la fois mon écran et le commentaire que je prononce, seule devant mon ordinateur. Pour ça, je me sers de QuickTime Player, qui fonctionne très bien, et produit des fichiers .mov. Une fois que le film est enregistré, je l’envoie dans iMovie où je procède à quelques ajustement, notamment pour couper la mise en place et la fin d’enregistrement, qui montreraient l’interface de mon propre ordinateur.
« Tout ça prend un temps infini : environ une journée de travail pour un seul cours »
Puis j’exporte le fichier ainsi préparé (ça prend un peu de temps, un petit quart d’heure en général), mais iMovie produit alors un fichier .m4v, or la plateforme de l’université rejette ce format. Donc je procède ensuite à une conversion, en utilisant Mpeg StreamClip, afin d’obtenir un fichier mp4. Il me faut alors me connecter à la plateforme d’hébergement de vidéos de notre université (sous licence InWicast), et croiser les doigts pour que la taille de mon fichier, couplée à la fragilité de ma propre connexion, ne fasse pas sauter le téléchargement ; Il est fréquent que je doive m’y prendre à trois fois, et chaque fois, c’est environ 20 minutes. Une fois que le fichier est sur la plateforme d’hébergement, je peux en récupérer l’URL, que je placerai dans ma « séance en ligne » sur Moodle (qui n’héberge pas de gros fichiers). Et ça, pour chaque film que je réalise, et un cours peut en contenir plusieurs, selon la manière dont je l’avais initialement structuré.
Quand j’ai fait ça, c’est loin d’être terminé, parce que je sais que beaucoup d’étudiants ont une connexion trop fragile pour accéder à un film – pourtant la meilleure modalité, m’ont dit ceux qui pouvaient s’y connecter, et qui trouvent que c’est ce qui brise le moins leurs habitudes de cours. Je produis donc un PDF à partir du Powerpoint que j’avais préparé, si le cours reposait sur un Powerpoint ; et si c’est un commentaire d’extraits d’album, alors je fais deux PDF : l’un de bonne qualité, qui permet de bien détailler les images et de lire le texte, l’autre dégradé, qui sera un pis-aller pour ceux qui, en bout de ligne, n’ont qu’un filet de wifi… Enfin j’extrais la piste son de ma vidéo, pour ceux qui devront s’en contenter.
Il faut ensuite éditorialiser tout ça, parce qu’on ne balance pas des contenus « bruts » à des étudiants de 1e et 2e année. La continuité de la séance de CM, que je commentais en début de cours puis scandais tout au long de nos deux heures, est ici assurée par un texte qui décrit les activités dans leur succession, en indiquant ce qui est, chaque fois, attendu de l’étudiant : lecture d’un corrigé écrit des exercices faits dans la semaine, en essayant d’appliquer mes remarques à leur propre réponse (parce que, bien évidemment, je n’ai pu corriger qu’un échantillon des exercices, pas la totalité) ; consultation d’une vidéo (ou de son pis-aller) avec la même concentration qu’en cours ; petit exercice d’application sur une feuille libre ; écoute « passive » d’une histoire pour le plaisir (en réalité, pas du tout « pour le plaisir », mais c’est une astuce pédagogique de leur laisser croire que je n’attends aucun profit cognitif de cette brève séquence) ; enfin ouverture vers les exercices prévus pour la semaine suivante, qui sont – dieu merci – déjà en ligne, qui vont assurer la fixation des notions et la mise en jeu des compétences visées par la séance.
« Peut-être que quand son métier, c’est simplement de faire du bruit avec sa bouche, on a du mal à concevoir ce qu’est le "travail", pour les autres »
Tout ça suppose que je puisse accéder à la plateforme, qui est hors d’atteinte pendant de nombreuses heures. Tout ça prend un temps infini : environ une journée de travail pour un seul cours. Attention, je ne dis pas que je mets une journée à préparer un cours : le cours est déjà préparé ! En effet, cette fermeture des université nous a saisis au milieu du semestre, les contenus de cours étaient donc déjà totalement prêts. Ce qui prend une journée par séance est la simple transformation d’un contenu préparé pour le présentiel, et décliné pour un « distanciel appauvri » – comme on parle de « présentiel enrichi » dans les stages de pédagogie.
Voilà pour un cours : il reste les autres. Et les réunions « à distance ». Et les mails incessants au sein de l’équipe, pour savoir comment on va « valider » ce semestre qui ne ressemble à rien et creuse les inégalités – comme si, soudain, « valider » était la seule et unique finalité de notre mission d’enseignement. Et les coups de fil pour expliquer à un collègue comment on fait, sur la plateforme, pour s’assurer de ce qu’ont réellement fait les étudiants. Et les mails innombrables d’étudiants qui s’inquiètent, qui paniquent, qui n’y arrivent pas.
Non, Madame N’Diaye, on ne fait pas rien. Mais peut-être que quand son métier, c’est simplement de faire du bruit avec sa bouche, on a du mal à concevoir ce qu’est le « travail », pour les autres.
Cécile Boulaire, maître de conférences HDR à l’Université de Tours, est spécialisée en littérature pour la jeunesse.
– Ce texte a initialement été publié le 26 mars 2020 sur le site Album ’50’ sous le titre « Continuité pédagogique aux fraises ». Merci à l’auteure de nous avoir autorisé à le reproduire dans nos colonnes.