Les petites boîtes en carton siglées « 1336 » défilent sur la ligne. Dans l’immense salle de production des Fralib, cathédrale industrielle baignée dans le brouhaha des machines, Nasserdine Assaoui, opérateur mécanicien, a les yeux rivés sur la chaîne. Il vérifie que tout se déroule normalement, que chaque sachet de thé en mousseline tombe bien dans une des boîtes rectangulaires, dont le logo rappelle les 1336 jours de lutte des anciens salariés de la marque Éléphant pour récupérer leur usine.
En 2010, le groupe Unilever, propriétaire d’Éléphant, annonçait vouloir délocaliser la production en Pologne. La multinationale laissait alors le choix aux 182 salariés du site entre un déménagement vers l’est de l’Europe et un licenciement économique. Les Fralib se sont alors inventé un autre avenir : récupérer leur usine et créer une coopérative pour relancer la production (voir notre article). C’est finalement en 2015 que les machines ont redémarré, avec 42 salariés-coopérateurs aux manettes, tous et toutes venues de la lutte.
À quelques mètres de Nasserdine, Fabrice Caillol est en train de réparer une pièce. « À l’époque d’Unilever, on avait tout un stock de pièces détachées. Quand une pièce était défectueuse, on la jetait et on en prenait une neuve. Alors qu’aujourd’hui, on n’a pas les mêmes moyens… donc on répare ! » sourit le technicien de 49 ans, qui travaille dans cette usine depuis 1994. Même si cette « frugalité » lui demande plus d’efforts, il ne regrette pas l’époque de la multinationale. « On n’a plus quelqu’un qui nous surveille en permanence, et on est soudés… Donc on vient pas bosser la boule au ventre », explique-t-il. Son collègue Nasserdine, 46 ans dont 25 passés à l’usine de thés de Gémenos, opine du chef : « Il y a une solidarité nouvelle. Quand on a un problème sur une machine, les autres viennent nous aider. Alors qu’avant, le mécanicien faisait que de la mécanique et l’électricien que de l’électricité. Il fallait faire venir un intérimaire pour réparer un truc. »
Pour autant, l’un comme l’autre ne cherchent pas à gommer les tensions ou les désaccords. « La coopérative, c’est comme une famille. Donc comme dans une famille, il y a des hauts et des bas. C’est pas le monde des bisounours ! » sourit Nasserdine. Et le passage d’une multinationale de l’agroalimentaire à une société coopérative de production (Scop) qui se lance comporte aussi des désagréments financiers : finies les primes de fin d’année et les augmentations. « Nos salaires étaient un peu plus élevés à l’époque d’Unilever, reconnaît Fabrice. Et puis on s’est fixé une règle : pour l’instant, on ne s’augmente pas et on ne verse pas de treizième mois, parce que notre priorité, c’est de pérenniser l’entreprise. » Après six années de fonctionnement, la nouvelle coopérative est encore fragile : 2020 a été la première année à l’équilibre, en partie grâce aux aides gouvernementale liées au Covid.
« On sait qu’on représente un espoir dans la lutte contre les multinationales »
Malgré les inquiétudes que peut susciter ce nouveau modèle, Nasserdine et Fabrice ne voudraient pour rien au monde revenir à un modèle capitaliste et hiérarchique classique. « On a établi les nouveaux horaires ensemble, et chacun a choisi s’il voulait faire quatre ou cinq jours dans la semaine », détaille Nasserdine. Il n’y a par ailleurs plus de travail de nuit ou le week-end. Mais ce n’est pas vraiment un choix : si les Fralib parviennent à avoir plus de commandes, ils ne s’interdisent pas de relancer la production la nuit et le week-end. En termes de santé au travail aussi, l’ambiance n’est pas la même qu’à l’époque d’Éléphant. « Si l’un de nous a une fragilité, on essaie d’aménager son poste pour qu’il se fatigue moins ou qu’il ne se fasse pas mal », souligne Nasserdine, en étirant justement une épaule un peu douloureuse.
« Dans tous les cas, maintenant, s’il y a un souci de planning, on monte à l’étage en parler, dit l’opérateur mécanicien. Avant il n’y avait aucune relation entre les gens de la ligne et ceux des bureaux. » Peut-être aussi important que les horaires ou l’ambiance dans l’usine, les deux ouvriers évoquent aussi la « fierté » qui les animent. « Maintenant, quand on a des stagiaires, on les prend vraiment en charge. On a quelque chose à leur transmettre, affirme Nasserdine. Et puis, il y a des gens qui nous soutiennent partout en France, on nous envoie de l’argent... On sait qu’on représente un espoir dans la lutte contre les multinationales. Donc on veut pas décevoir. »
De manutentionnaire à comptable
Dans les bureaux, à l’étage, où le bruit des machines n’est presque plus perceptible, un même sentiment de responsabilité se fait entendre. « Beaucoup de gens nous voient comme une solution pour conserver les emplois industriels et inventer un autre modèle social, assure Rim Hidri, assise face à son ordinateur. On y croit, mais ça met la pression ! » Le passage à la Scop a transformé sa vie professionnelle : manutentionnaire à l’époque d’Unilever, intérimaire pendant six ans, Rim, 45 ans, est aujourd’hui comptable. « Grâce à ma formation initiale, j’avais des compétences en ressources humaines que j’ai mises au service du groupe pendant la lutte, pour monter les dossiers juridiques des salariés notamment. »
Lorsque les Fralib réussissent enfin à récupérer l’usine, les cadres sont partis, il faut tout réorganiser pour assurer toutes les fonctions dans l’entreprise. Le groupe propose alors à Rim de se former pour devenir assistante comptable. « Au départ, j’ai eu peur ! D’autant que je n’étais pas très "chiffres"... », sourit l’ancienne intérimaire. Mais elle suit alors un principe que s’est fixé le collectif soudé par le long conflit social : « Il n’y a pas un métier qu’on ne peut pas apprendre ! On a chacun était obligé de dépasser nos limites. » Touchée par leur combat, l’ancienne directrice financière d’une autre entreprise agro-alimentaire vient accompagner Rim dans son apprentissage de la comptabilité. « Comme d’autres ici, je me suis rendue compte que j’étais capable de faire quelque chose que je n’aurais pas imaginé possible avant. »
Malgré la joie d’être partie prenante de cette aventure collective, Rim souligne aussi que travailler dans une coopérative, « c’est parfois dur, il faut beaucoup s’investir ». Son nouveau métier comme le nouveau statut de l’entreprise génèrent aussi du stress. « Avant, quand j’étais manutentionnaire, je pointais en arrivant ici, et quand je rentrais chez moi je me déconnectais totalement. Là, évidemment, ce n’est pas la même chose. »
« Avant on devait deviner quelle était la stratégie de l’entreprise »
Pour Olivier Leberquier aussi, la « charge mentale » liée à la coopérative est plus prenante. Et ses horaires de travail ont plutôt enflé par rapport à ce qu’ils étaient du temps d’Unilever. « Je quitte rarement les lieux avant 20 h », regrette – avec le sourire – le président du conseil d’administration de Scop-Ti, toujours aussi enthousiaste et déterminé. L’ancien délégué CGT est aujourd’hui l’un des coordinateurs de la coopérative, dont il détaille volontiers l’organisation : « L’assemblée des 58 coopérateurs élit le conseil d’administration, qui lui-même désigne un comité de pilotage. »
Ce comité, qui se réunit au minimum deux fois par mois, fait des propositions de décision envoyées au conseil d’administration puis à l’ensemble des coopérateurs. « Si une décision prise est remise en cause par les coopérateurs, on détricote », explique Olivier. La prise de décision collective ne peut fonctionner que si les salariés-coopérateurs se tiennent informés des discussions et réflexions de ce comité de pilotage, rapportées dans des compte-rendus par mail. « Malheureusement, il y a toujours quelques coopérateurs qui viennent travailler à Scop-Ti comme ils venaient avant travailler dans l’usine Unilever. Ils ne lisent pas les mails et disent ensuite "J’étais pas au courant !"… », déplore Olivier.
Si le temps passé en réunion est pris sur le temps de travail, l’investissement que demande la coopérative n’a en effet rien de naturel. « Les gens ont besoin de hiérarchie, ils préfèrent souvent qu’il y ait une personne qui prenne les décisions, alors que nous on veut au contraire responsabiliser, se désole Gérard Cazorla, autre ancien leader de la lutte contre Unilever. La transformation prend du temps... On a été élevé comme ça, pour obéir plus que pour réfléchir et prendre des initiatives. »
Aujourd’hui retraité, il n’en est pas moins très investi dans l’association Fraliberthé, qui s’occupe d’élargir la diffusion des produits 1336 comme de promouvoir le modèle coopératif. L’ancien secrétaire CGT de l’usine est lui persuadé que la coopérative, « ça change tout ! » : « Avant on devait deviner quelle était la stratégie de l’entreprise… Maintenant les salariés ont leur destin en main. »
Nina Hubinet
Photos : ©Jean de Peña / Collectif à vifs