« Dans les médias israéliens, les souffrances de Gaza sont à peine montrées, voire jamais »

par Emma Bougerol

Le journaliste Meron Rapoport fait partie de la rédaction de +972, un média israélo-palestinien engagé contre la guerre. Pour Basta!, il raconte les clivages de la société israélienne, le traitement médiatique du conflit et la nécessité de la paix.

Journaliste et auteur israélien, Meron Rapoport travaille pour un média israélo-palestinien, +972 et Local Call, divisé en deux rédactions dont l’une publie en anglais et l’autre en hébreu. Média fondé en 2010, le nom +972 vient de l’indicatif téléphonique utilisé pour appeler en Israël-Palestine. Ses journalistes ont notamment révélé comment l’armée israélienne utilisait une intelligence artificielle appelée « Lavender » pour sélectionner des cibles à bombarder ou des suspects à assassiner à Gaza, ou comment Israël espionnait depuis des années la Cour pénale internationale. Ces enquêtes d’une rédaction d’une dizaine de personnes ont eu un retentissement international. Meron Rapoport est basé à Tel Aviv. Il partage pour Basta! son point de vue critique sur la société israélienne et sur la guerre menée à Gaza. Cette interview a été menée le 12 septembre 2024.

Basta! : Dans un article pour +972 publié le 4 septembre dernier, vous parlez d’un « événement exceptionnel » à propos des manifestations du début de ce mois en Israël (dimanche 1er septembre), en réaction à la mort de six otages retrouvés par l’armée israélienne. En quoi représentent-elles un tournant ?

Meron Rapoport : C’est exceptionnel pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’ampleur des manifestations. Elles étaient vraiment énormes. Il est très difficile de donner des chiffres, car la police est très réticente à en fournir. Mais je pense que c’était la plus grande manifestation que j’ai jamais vue à Tel Aviv. Dire qu’il y avait un demi-million de personnes n’est pas exagéré. Quand on pense qu’il y a 450 000 habitants à Tel Aviv (bien sûr, tous ceux qui sont venus ne sont pas originaires de Tel Aviv), on comprend l’ampleur de ce que cela représente. Dans tout Israël, il y a environ 7 millions de Juifs — les Palestiniens d’Israël ne participent pas tellement à ce genre de manifestations. Si on le met à cette échelle, ce sont près de 7 % de tous les Israéliens qui sont venus manifester rien qu’à Tel-Aviv. C’était énorme.

Portrait d'un homme d'une soixantaine d'années
Meron Rapoport
Au début de sa carrière, il a été journaliste au journal de droite Yediot Aharonot, d’où il a été licencié pour avoir publié un article critique sur le premier ministre de l’époque, Ariel Sharon. Il a ensuite travaillé pour le journal de centre gauche Haaretz, avant de rejoindre les équipes pour du site +972/Local Call, média de gauche engagé contre la guerre.
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Deuxième chose exceptionnelle : la rage, la colère qui y régnait. Ce sont des sentiments qui grandissent depuis longtemps contre Netanyahou et contre son gouvernement. Il y a eu des manifestations contre la réforme judiciaire au début de l’année 2023. Cette colère n’a fait que grandir jusqu’à aujourd’hui. Au cours de ces récentes manifestations, les familles des otages ont utilisé un langage très dur, qualifiant Netanyahou de « meurtrier » et de « boucher ». C’est inédit.

Mais je pense que la chose la plus notable est qu’il semble que les orateurs et les participants à la manifestation se sont placés contre toute la rhétorique de Netanyahou et de son gouvernement — et dans une certaine mesure contre celle de l’armée également. Ils refusent d’accepter l’idée d’une « victoire totale » [sur le Hamas], qui est pourtant le slogan de Netanyahou depuis janvier 2024. Ils refusent d’accepter l’idée que la pression militaire conduira à la libération des otages. L’armée portait également ce discours, tout comme la plupart des commentateurs (je dirais 95 % d’entre eux dans les médias grand public). Or, cette rhétorique a été totalement rejetée par tous les orateurs et par la foule.

On a également eu le sentiment - bien que cela ait été un peu moins dit sur la scène - que l’idée même que « nous avons besoin que la guerre continue » qui sous-entend que si la guerre s’arrête, Israël est menacé, était également rejetée. Plus encore, l’atmosphère était que nous avons besoin d’un cessez-le-feu pour reconstruire la société israélienne. C’est un changement majeur. La population rejette non seulement la rhétorique de Netanyahou mais aussi, dans une plus large mesure, celle de l’armée, de certains commentateurs et même de la plupart des dirigeants de l’opposition, y compris Yaïr Lapid [centriste] — qui disaient tous qu’il fallait « en finir avec le Hamas ».

En ce sens, j’ai vu quelque chose de nouveau dans ce refus d’y croire. C’était remarquable. Il faut souligner cependant que cette volonté de mettre fin à la guerre n’était pas motivée par des raisons morales. Personne n’a parlé du coût pour la population de Gaza ni des crimes commis par Israël à Gaza. Cela n’a pas été mentionné.

Vous évoquez le fait que la société israélienne n’est pas homogène. D’abord, parce qu’elle n’est pas composée uniquement de Juifs. Mais il semble également que la partie juive de la société soit divisée. Pouvez-vous nous donner un peu de contexte ?

En Israël, à l’intérieur de la ligne verte (je ne parle pas de la Cisjordanie ni même de Jérusalem), on compte environ 18% de citoyens palestiniens. Mais la population juive est bien sûr dominante depuis la création d’Israël en 1948. La minorité arabe palestinienne n’a jamais vraiment fait partie du gouvernement, seulement pour de très courtes périodes — dans le gouvernement d’Yitzhak Rabin [Parti travailliste, centre-gauche, assassiné par un extrémiste religieux juif] en 1992 et dans le gouvernement de Naftali Bennett en 2021 [coalition anti-Netanyahou, qui allait de l’extrême droite à la gauche].

La société juive est divisée, comme beaucoup d’autres sociétés. Je pense que, jusqu’à il y a six ou sept ans, elle était encore d’une certaine manière une société soudée. Cela remonte à la création d’Israël, à une partie du mouvement sioniste, certains diraient du mouvement colonial... Depuis le mouvement qui a créé cet État, il était assez unifié. Il y avait ce sentiment que, malgré les différences politiques, nous formions un seul peuple. Il y avait de la solidarité.

Je pense que cela a commencé à changer il y a quelques années. Cette division s’est intensifiée sous ce gouvernement, avec la refonte du système judiciaire [En 2023, le gouvernement israélien a décidé d’adopter une réforme du système judiciaire, affaiblissant le pouvoir de la justice et sa capacité à contrôler les décisions du gouvernement]. Nous avons assisté à d’énormes manifestations. Je pense qu’Israël est désormais complètement divisé. Je ne connais pas les chiffres exacts, personne ne sait vraiment qui est du côté de l’arrêt de la guerre, du cessez-le-feu, de la signature d’un accord, et combien sont contre. Mais je dirais que c’est au moins 50-50 au sein de la majorité juive. La minorité palestinienne réclame la fin de la guerre.

Dans un discours récent, Netanyahou a affirmé qu’il était plus important de rester dans le corridor de Philadelphie [la zone tampon entre l’Égypte et la bande de Gaza, désormais sous contrôle israélien] que de conclure un accord avec le Hamas pour libérer les otages. Un sondage publié ensuite a montré que 60 % des personnes interrogées rejetaient la position de Netanyahou et déclaraient préférer un accord pour la libération des otages, tandis que 28 % des personnes interrogées adoptaient la position de Netanyahou. Il semble donc que la partie qui souhaite que la guerre se poursuive malgré l’absence d’accord sur la libération des otages soit minoritaire. La position de Netanyahou représente une minorité. Mais il est au pouvoir et dispose de 64 sièges à la Knesset, qui en compte 120 au total. Il dispose d’une majorité et il semble qu’aucun membre de sa coalition n’envisage de la quitter. Il peut encore continuer comme ça pendant deux ans.

Désormais, ce clivage dans la société est marqué par le sang. À l’époque de la réforme judiciaire, le débat portait sur la répartition des pouvoirs entre gouvernement et judiciaire... C’était une question de lois, qui semblaient, pour beaucoup, restreindre la démocratie israélienne. Mais il s’agissait tout de même de lois qu’on peut faire et défaire. Aujourd’hui, il s’agit d’une question de vie ou de mort. Refuser un accord signifie que des otages mourront. La ligne de démarcation dans la société est donc, d’une certaine manière, marquée par le sang. La vie de personnes, parfois des personnes que vous connaissez, est en jeu. Cela rend le fossé très sensible émotionnellement et très difficile à réconcilier.

Comment parle-t-on de la guerre dans les médias israéliens ?

Je travaille pour Local Call/+972, un petit média indépendant israélo-palestinien, très à gauche. Il y a aussi Haaretz, qui est libéral, mais pas aussi radical que nous. Je pense que le reste des médias, les chaînes de télévision, les journaux (nous en avons deux principaux), ont, pendant de nombreux mois, adopté totalement la version de Netanyahou et de l’armée selon laquelle nous devrions éradiquer totalement le Hamas et que les otages ne seront libérés que par la pression militaire.

Depuis un mois, nous assistons à un changement. Je pense que cela est lié à un changement au sein de l’armée elle-même. L’armée, du moins le haut commandement de l’armée — peut-être que les grades inférieurs et moyens pensent différemment — semble penser que, dans la guerre à Gaza, elle ne peut pas faire plus que ce qu’elle a déjà fait. L’armée a l’impression d’avoir frappé le Hamas de plein fouet — ce qu’elle a sans doute de bonnes raisons d’affirmer. C’est peut-être un peu exagéré, mais c’est ce qui est dit. En tout cas, elle a l’impression de ne pas pouvoir faire plus et de ne pas pouvoir libérer les otages de cette manière.

Plus encore, les hauts dirigeants de l’armée ont l’impression que Netanyahou et le gouvernement de droite les entraînent dans une aventure à laquelle ils ne veulent pas participer, à savoir l’occupation totale de Gaza et le rétablissement du contrôle militaire sur Gaza. Aujourd’hui, l’armée contrôle certaines parties de la bande de Gaza : le corridor de Philadelphie au sud et le corridor de Netzarim au milieu de Gaza (avec la ville de Gaza et ses environs au nord et Khan Younis, Deir al-Balah et Rafah au sud). L’armée entre et ressort de la bande de Gaza en effectuant des incursions sur le territoire. La vie quotidienne des Gazaouis est soit non-gouvernée, chaotique, soit gouvernée par le Hamas.

Ce que Netanyahou évoque vaguement, et ce que ses partenaires de droite (dont Bezalel Smotrich, ministre des Finances, chef du parti religieux sioniste, et Itamar Ben-Gvir, ministre de la Sécurité nationale et chef du parti d’extrême droite Force juive) disent ouvertement, c’est qu’Israël devrait avoir une autorité directe sur Gaza. L’armée est très réticente à cette idée. Elle craint que cela n’entraîne une guerre presque sans fin, comme celle qu’Israël a connue au Liban lorsqu’il a occupé le sud du pays pendant près de 15 ans [entre 1985 et 2000]. S’occuper de la population civile de Gaza est une tâche énorme, que l’armée n’est pas prête à assumer, en termes de budget également. La droite dit que c’est possible, mais tout le monde comprend que c’est un non-sens. L’armée sait que cela signifierait mener une guerre d’usure, et produire un effort énorme car elle ne sait pas comment approvisionner et régir la vie civile à Gaza.

Je pense que l’armée, comme nous l’avons vu ces derniers jours, essaie de mener une sorte de guerre psychologique contre le gouvernement. Par exemple, il y a quelques jours, l’armée a diffusé une vidéo du tunnel où les six corps des otages ont été retrouvés, à Rafah. Il s’agissait d’un tunnel très étroit, dans lequel il est impossible de se tenir debout. Il est évident que leur but est de montrer au public israélien que les otages vivent dans des conditions impossibles et qu’il est irresponsable de les laisser là parce qu’ils mourront, de maladie, de bombardements, ou seront tués à l’arrivée de l’armée.

À partir de ce moment, et parce que l’armée a beaucoup d’influence, une grande partie des médias israéliens a adopté cette ligne. Ils n’appuient pas vraiment sur un cessez-le-feu, mais ils insistent pour qu’un accord soit conclu afin de libérer les otages. Ils restent vagues sur la signification de cet « accord », sur la question de savoir si l’armée reviendra après le cessez-le-feu, mais c’est déjà un changement. Les médias sont désormais divisés entre l’aile droite qui soutient la poursuite de la guerre et refuse de traiter avec le Hamas, et une grande partie qui souhaite ce cessez-le-feu ou cet accord.

Les médias montrent-ils ce qu’il se passe à Gaza ?

Dans les médias, les souffrances de Gaza sont à peine montrées, voire jamais. Les scènes de bombardement des écoles de Gaza, par exemple, ne sont pas montrées à la télévision israélienne. Ce n’est pas que les Israéliens ne savent pas que cela existe. Ils le savent, plus ou moins. Mais ils ne croient toujours pas ce que les Palestiniens montrent. Ils disent qu’il s’agit d’une sorte de « spectacle ». Malheureusement, il est très répandu que les gens croient que tous les hommes de Gaza entre 16 et 60 ans sont des militants du Hamas. Pour eux, il n’y a pas d’innocents à Gaza. Même si nous avions bénéficié d’une plus grande couverture médiatique des images sur place, je ne pense pas que cela aurait changé cette image.

Pouvez-vous me parler de Local Call/+972 ? Que cela apporte-t-il d’être une rédaction israélo-palestinienne ?

Nous sommes en fait deux rédactions. L’une en hébreu, appelée Local call, ou Mekomit, et l’autre en anglais, +972. Mais nous sommes sous le même toit et nous traduisons certains de nos sujets — pas tous, car il y a parfois des articles différents pour des publics différents. Mais nous menons nos enquêtes en commun.

La rédactrice en chef de +972 est une citoyenne palestinienne d’Israël, et la plupart des auteurs sont palestiniens. Elle a miraculeusement recruté de nombreux Palestiniens de Gaza qui écrivent pour +972. Aucun autre site d’information israélo-palestinien n’a cela. Je pense même qu’aucun média au niveau international ne dispose de cela, à l’exception des médias arabophones. Nous traduisons le travail de ces journalistes en hébreu. Il y a également des Palestiniens de nationalité israélienne dans notre rédaction, celle qui est en hébreu.

L’idée est que nous sommes vraiment une rédaction israélo-palestinienne. Nous nous sentons la responsabilité de tous couvrir et servir les intérêts des personnes situées du Jourdain à la Méditerranée. Nous pensons que les populations qui y habitent devraient jouir du droit de vivre et de se déplacer librement. C’est dans cette optique que nous réfléchissons.

Les choses ont-elles changé dans la rédaction après le 7 Octobre ?

Tout a changé. Mais, en même temps, on fait du journalisme et on a continué à faire notre travail. Le 7 octobre a été, bien sûr, un choc énorme. Aucun Israélien n’oubliera jamais ce moment. Ce fut un choc parce que moi, un homme de gauche, très critique à l’égard de l’armée israélienne, je pensais malgré tout que l’armée pouvait nous protéger. Le moment où nous avons vu que le Hamas avait pris le contrôle de vastes zones d’Israël, qui ont été bloquées pendant 48 heures, a été un véritable choc.

Je pense que ce qui a fait la particularité de Local Call/+972 à ce moment-là, là où nous avons senti que nous étions uniques, c’est que dès le début, nous avons rappelé à nous-mêmes et aux lecteurs qu’il y avait eu un 6 octobre. Que le 7 Octobre n’est pas sorti de nulle part. Qu’il était lié à l’occupation, au siège de Gaza, à la privation des droits depuis 75 ans.

Outre ce cadre de pensée, nous avons également la chance — parce que dans le journalisme, il faut aussi de la chance — d’avoir des sources au sein des services de renseignement israéliens. Elles nous ont révélé certaines des méthodes utilisées par Israël pendant la guerre pour attaquer Gaza. Encore une fois, je pense qu’elles sont venues à nous, ou que nous avons pu les utiliser, en raison de notre manière de traiter cette actualité. Parce que nous avions compris que ces événements ne venaient pas de nulle part, nous avions des informations très importantes que personne d’autre ne possédait.

Comment vont vos collègues Palestiniens à Gaza ? Avez-vous des nouvelles ?

Ghousoon Bisharat, la rédactrice en chef de +972, est en contact permanent avec eux. Certains d’entre eux ont réussi à sortir de Rafah, d’autres avaient déjà obtenu l’autorisation de partir mais le point de passage de Rafah a été fermé lorsqu’Israël a envahi la ville. Ils sont bloqués, ils se déplacent d’un endroit à l’autre. Les gens meurent autour d’eux, ils perdent des membres de leur famille. C’est déchirant.

Cela me brise le cœur, mais en même temps, il y a un peu d’espoir. Car malgré tout ce qui se passe, ils continuent à faire leur travail, ils ne renoncent pas à faire des reportages et à informer le monde. Le fait même de vouloir encore raconter son histoire signifie que l’on n’a pas perdu son humanité. Aussi, ils savent que leur travail sera publié en hébreu, sur le site web de Local Call, et que les Israéliens le liront. Le fait qu’ils veuillent communiquer leur réalité aux lecteurs israéliens laisse un peu d’espoir. Cela signifie que tout n’est pas perdu et que les humains se connectent malgré tout ce qui se passe.

Vous avez co-fondé « A Land for all » (« une terre pour tous »), une organisation pour la paix composée de Palestiniens et d’Israéliens. Pourquoi est-ce si important de lutter ensemble ?

« Two States, One Homeland » (« Deux États, une patrie », aujourd’hui appelé « A Land for all ») a été fondé, par moi-même et d’autres Israéliens et Palestiniens il y a plus de 10 ans. Le concept même sur lequel on a fondé l’organisation était la prise de conscience que nous sommes deux peuples sur cette terre entre la rivière et la mer, et que personne ne compte partir. Ni les Juifs ni les Palestiniens n’iront ailleurs. Nos vies, dans une large mesure, sont déjà entrelacées — à l’intérieur d’Israël, à Jérusalem, en Cisjordanie... Notre économie, nos lieux de travail, nos espaces de vie dans de nombreuses villes sont déjà dans une sorte de réalité binationale.

Les deux peuples considèrent l’ensemble du territoire situé entre le fleuve et la mer comme leur patrie. Les Juifs considèrent les lieux qui se trouvent aujourd’hui en Cisjordanie — Jéricho, Bethléem, Jérusalem, Nabus... — comme faisant partie de leur histoire nationale, de leur histoire collective à la fois religieuse et culturelle. Les Palestiniens considèrent que l’ensemble du territoire, y compris les parties qui se trouvent aujourd’hui en Israël comme Jaffa, Haïfa, Ramle, fait partie de la Palestine. Ces deux peuples vivent ensemble sur la même terre, d’une manière très mélangée, et considèrent l’ensemble du territoire comme leur patrie. Nous devons donc travailler ensemble. Nous n’avons pas d’autre choix. La seule façon de travailler ensemble est d’accepter que nous sommes égaux, que nous avons des droits égaux — des droits individuels égaux et des droits nationaux égaux. C’est fondamental.

La guerre a-t-elle changé cette vision des choses dans l’organisation ?

La guerre n’y change rien. Elle nous a même donné raison, d’une certaine manière. Jusqu’à présent, l’idée dominante dans la société israélienne était celle d’une séparation entre Juifs et Palestiniens. Gaza était l’exemple le plus pur de cette séparation. Israël a construit un mur au-dessus du sol et même à l’intérieur du sol pour isoler Gaza. Il a démantelé les colonies de Gaza. Il a retiré son armée. Il a mis en place un siège, rendant impossible le passage de Gaza à Israël. Il s’agissait presque d’une séparation totale entre Israël et la bande de Gaza palestinienne. Et c’est de l’endroit de la séparation la plus totale que la violence la plus cruelle a éclaté. Pour moi, c’est la preuve que la séparation n’est non seulement pas souhaitable, mais qu’elle est aussi dangereuse. Elle portait en elle tous les ingrédients de la future explosion.

C’est un peu démagogique — mais en politique, on ne peut pas se passer d’un peu de démagogie —, mais comparez avec Haïfa, une ville à l’intérieur d’Israël avec une forte minorité de Palestiniens (environ 15%). À Haïfa, Juifs et Palestiniens ne s’apprécient pas, ne se marient pas, vont rarement dans les mêmes écoles, mais ils vivent ensemble dans une large mesure. Ils travaillent ensemble, ils fréquentent les mêmes cafés et restaurants, ils utilisent les mêmes transports en commun... À Haïfa, il n’y a eu aucune violence pendant ce pic, ce moment de très forte tension et de sentiments amers de part et d’autre après le 7 Octobre. Là où les gens vivent ensemble comme à Haïfa, où les Palestiniens sont des citoyens israéliens, où ils peuvent voter, où ils peuvent aller au tribunal... Malgré des discriminations encore existantes aujourd’hui, il y a quand même de la stabilité. L’égalité des droits est la meilleure garantie pour la paix.

Nous nous inspirons notamment de l’exemple de l’Union Européenne. Après la Seconde Guerre mondiale, des pays qui se sont fait la guerre pendant des dizaines, des centaines d’années, qui ont versé beaucoup plus de sang que dans notre région, sont parvenus à trouver un équilibre. L’Allemagne et la France peuvent avoir des divergences, mais je ne vois pas l’Allemagne et la France entrer à nouveau en guerre. Pas plus que l’Irlande du Nord. L’histoire récente nous a montré que les solutions fondées sur le partage et l’égalité sont tout simplement plus stables que celles fondées, bien sûr, sur la destruction totale ou la séparation totale. C’est pourquoi nous nous battons ensemble, et nous continuons de le faire ensemble d’autant plus maintenant au sein de « A Land for all ». Nous, Israéliens et Palestiniens de l’organisation, sommes plus que jamais convaincus que c’est la bonne voie.

Partout dans le monde, y compris en France, les citoyens se mobilisent en soutien à la Palestine. Selon vous, les sociétés civiles du monde entier peuvent-elles avoir une influence sur la situation actuelle en Israël et Palestine ?

Je pense que oui. Je me rappelle qu’au moment où les campus d’universités se sont soulevés, on a espéré que cela contribuerait à mettre fin à la guerre. La société civile a un rôle énorme à jouer. Tout d’abord, cela sert à mettre une pressions sur Israël pour qu’il arrête sa guerre. Car Israël est l’agresseur. Il y a eu toutes sortes de décisions internationales prises par des tribunaux internationaux, la Cour internationale de justice, la Cour pénale internationale. Je pense que la société civile devrait utiliser ces décisions des tribunaux internationaux pour faire pression.

Faire pression pour le bien d’Israël. Pour notre bien à nous, les Juifs vivant en Israël. Ce n’est pas contre nous que la société civile se bat, c’est pour nous. Nous voulons vivre ici en paix. Nous ne voulons pas de guerre interne. Netanyahou parle d’une nouvelle Sparte. Il y a quelques jours, lors d’une réunion du gouvernement, il a déclaré devant les caméras que nous vivrons toujours sur nos gardes. Je ne veux pas que mes enfants et mes petits-enfants vivent dans une telle situation. Je pense que, pour notre bien, la société civile devrait également utiliser ces institutions afin de faire pression, de s’adapter, de pousser à une solution basée sur l’égalité entre Israéliens et Palestiniens.

Je pense que c’est une bonne chose qu’elle soit devenue une question internationale, presque une question d’identité politique pour de nombreuses personnes dans le monde, des États-Unis aux pays du Sud. C’est devenu une question d’identité politique que de s’identifier aux Palestiniens. Je pense que c’est une bonne chose parce que cela nous permettra peut-être de trouver une solution pacifique à ce conflit et de ne pas nous retrouver dans la situation actuelle, qui risque d’empirer, avec une guerre régionale avec le Liban, l’Iran, la Syrie, le Yémen... Nous ne savons pas ce dont demain sera fait.

Propos recueillis par Emma Bougerol

Photo de une : Manifestation à Sarrebruck, le 6 juillet 2024 CC BY-NC 2.0 Kai Schwerdt via Flickr