Economie locale

De l’eau, du malt et du houblon en circuit court : bientôt des bières 100 % locales en France ?

Economie locale

par Quentin Bleuzenn

Culture d’orge brassicole, installations de malteries, plantations de houblon : en Bretagne, brasseurs et agriculteurs s’organisent pour une bière locale de la terre jusqu’au verre.

Les sacs de malt forment des colonnes bien alignées dans le grenier de la ferme brasserie de la Bambelle, basée à Saint-Gravé, dans le Morbihan. Composé de grains d’orge germés, puis séchés, le malt est ce qui donne son arôme à la bière. Sa fabrication requiert des équipements importants et de lourds investissements. L’installation d’une malterie ne se fait donc pas du jour au lendemain. À la Bambelle, on s’est mis à malter à partir de 2013, soit deux ans après la création de la ferme-brasserie. Au début, l’orge de la ferme était transportée dans les Côtes-d’Armor, jusqu’à la malterie artisanale d’Emmanuel Fausillon, premier malteur à s’être installé en Bretagne en 2009. L’envie d’autonomie, le désir de travailler la terre et le besoin d’avoir une vision globale sur la production, ont poussé les brasseurs à faire leur propre malt.

Un hectare d’orge, 10 000 litres de bière

En ce début de printemps, on malte les derniers grains d’orge récoltés l’été précédent, tout le stock s’expose devant nos yeux. « C’est ce qui nous reste pour terminer l’année, jusqu’à la prochaine récolte », explique Stéphane Jehanno, l’un des quatre associés de la brasserie. Chaque année, 10 hectares de terres sur les 36 que comptent la ferme, sont semés en orge brassicole. « Tout ce que nous récoltons, nous le maltons, et ça nous donne la limite de ce que nous pouvons produire sur une année », précise le paysan brasseur. Le Gaec (groupement agricole d’exploitation en commun) de la Bambelle brasse en moyenne 100 000 litres de bières par an, ce qui permet de rémunérer les quatre associés.

La ferme brasserie de la Bambelle reste un modèle à part dans la région, très peu de brasseurs produisant leur propre malt. L’aventure paysanne et le maltage demandent énormément d’énergie, la plupart des brasseurs préfèrent se concentrer sur leur cœur de métier : la fabrication de la bière. La grande majorité des brasseries artisanales bretonnes s’approvisionnent donc en Belgique ou en Allemagne. Les grandes malteries françaises, comme le groupe international Soufflet, sont principalement orientées vers la production industrielle et l’exportation. Elles livrent des volumes gigantesques, remplissant wagons et bateaux, loin des besoins beaucoup plus modestes des petites brasseries.

Des bières 100 % locales ?

Depuis quatre ans, des alternatives locales à l’importation d’Allemagne ou de Belgique ont fait surface dans l’ouest. Deux nouvelles malteries aux volumes de production conséquentes, Yec’hed Malt dans le Morbihan et la Malterie de Bretagne dans le Finistère ont malté leur première récolte à une année d’intervalle. Aujourd’hui, la malterie morbihannaise produit environ 400 tonnes de malt par an ; la malterie de Bretagne en produit 500 tonnes et cherche à tripler son volume de production. Les deux malteries font parties de l’association « De la terre à la bière ». Créée en 2006 sous l’impulsion des grandes brasseries bretonnes, Coreff, Lancelot, et Britt, l’association rassemble agriculteurs, collecteurs et brasseurs. Ceux-ci coordonnent l’approvisionnement et la distribution de l’orge entre les deux malteries, qui fournissent environ 150 brasseurs.

« Au tout début l’orge produite en Bretagne était envoyée dans des malteries en Belgique ou dans l’est de la France. Il a fallu beaucoup de temps et d’énergie pour que la filière se mette en place », explique Hervé Lamoureux, le directeur de Yec’hed Malt. Pour l’instant, les malteries bretonnes transforment uniquement de l’orge issue de l’agriculture biologique. Selon Jean-Noël Attard, le président de la malterie de Bretagne, « il est compliqué aujourd’hui de trouver de l’orge brassicole non bio en Bretagne et la valeur ajoutée serait beaucoup trop faible ».

Une grande majorité de la bière bretonne n’est donc pas brassée avec du malt de la région, principal ingrédient de la boisson. « De nombreuses brasseries vendent de la bière bretonne mais à part leur eau, elles n’ont pas grand chose de local », critique Hervé Lamoureux. Ce n’est pas le choix de la brasserie Sklent, installée dans le nord du Finistère, elle s’approvisionne presque uniquement à la Malterie de Bretagne. « C’est légèrement plus cher, mais ça fait marcher le circuit court, ça réduit le transport et puis si j’achète à mes voisins je sais qu’ils prendront de la bière chez moi », expose Pierre Louis Oger, l’un des deux frères cogérant l’entreprise. Ils ne parviennent tout de même pas à se fournir uniquement en malt local : « Pour les malts spéciaux, environ 20 % de notre production, nous nous fournissons en Belgique », explique-t-il. Ceux-ci apportent une couleur ou un goût particulier à la bière, et ne se trouvent pas sur le marché breton.

Les malteries locales ne sont pas une exception bretonne, elles émergent un peu partout en France. « On trouve de nouvelles malteries en Normandie, en Occitanie, en Rhône-Alpes, en Auvergne, en Ardèche, ou en Charente. Il y a une très forte demande en malt bio et local en France », explique Élisabeth Pierre, spécialiste des bières locales françaises, auteure du Guide Hachette des Bières 2022.

Les prémices du houblon breton

L’eau et le malt ne suffisent pas à faire une bonne bière, il faut encore y ajouter de la levure et du houblon. On trouve ce dernier ingrédient, indispensable pour donner son amertume au breuvage, dans l’est de la France. Mais le gros de la production mondiale se trouve dans la vallée de Yakima aux États-Unis et dans la région d’Hallertau en Allemagne. Cependant, les brasseurs de Sklent ont bon espoir de pouvoir bientôt s’approvisionner principalement en houblon breton, puisque deux houblonnières conséquentes ont vu le jour dans la région.

Guillaume Salaun à Sibiril, dans le Finistère et Erwan Jouan, à Bignan, dans le Morbihan ont planté respectivement trois et cinq hectares de houblon. Ce qui fait de la houblonnière morbihannaise la plus grande de Bretagne. Les champs de 600 poteaux d’acacia où sont accrochés 40 km de câbles et de barbelés à plus de six mètre haut, impressionnent tous les passants. À Bignan, la première récolte à porté ses fruits, sachant qu’il faut à peu près trois ans au pied de houblon pour arriver à maturité. Le jeune paysan reste néanmoins prudent : « J’attends de voir la récolte de cette année avant de dire que ça fonctionne, on n’est jamais à l’abri d’une maladie ou d’un coup de vent estival qui ruine tout notre travail ».

Encore une fois, une telle installation demande d’importants investissements, 30 000 euros par hectare, sans compter l’achat de la trieuse et autres matériels de conditionnement. « Cela demande beaucoup de boulot, ça procure du stress et ça a demandé de gros investissements. J’espère que les résultats seront au rendez-vous », commente Erwan Jouan. Comme pour le malt breton, le nouvel houblonnier ne pourra pas produire toute la gamme de saveurs recherchée par les brasseurs : « Nous n’avons pas accès à toutes les variétés, certaines sont sous brevets, principalement celles aux goûts fruités à la mode actuellement et développer une variété est un procédé long et coûteux. » En attendant que la mode passe, un peu partout en France des filières locales se structurent pas à pas et inventent ainsi de nouvelles saveurs de terroir.

Quentin Bleuzenn
Photo : Houblonnière. © Flicker