Reportage

« J’habite un logement insalubre sans douche ni WC » : mal-logés, victimes des propriétaires, oubliés par l’État

Reportage

par Rémi Yang

Depuis plus d’un mois, l’association Droit au logement a installé un campement en plein Paris pour exiger le relogement des 200 personnes. Des familles menacées d’expulsion ou logées dans un logement insalubre, pourtant reconnues comme prioritaires Dalo.

Cet après-midi, le soleil baigne le campement de l’association Droit au logement (DAL), place de la Bastille à Paris. Sur des chaises, à l’extérieur, un groupe d’adhérentes et d’adhérents se préparent à aller coller des affichettes alors que la sono crache tantôt du R&B, tantôt du reggae. Dans la tente, Passy, un militant du DAL, supervise la préparation de l’action de l’après-midi. « Le camp, on l’a installé pour les 15 ans de la loi Dalo [Droit au logement opposable]. On voulait marquer le coup. Ça fait trois semaines qu’on est là ! » Derrière lui, le sol est recouvert de tapis colorés, et du matériel de couchage est entreposé aux extrémités de la tente, qui s’allonge sur plusieurs mètres de profondeur. Une seconde zone, dans le fond du campement, abrite des tentes individuelles Quechua montées sur des palettes. « Ici, il y a des familles et des personnes isolées qui vivent dans des conditions indignes ou sous la menace d’une expulsion alors même qu’elles sont prioritaires Dalo », ajoute Passy. 200 familles en attente d’un relogement, dont l’urgence de la situation, comme celle de centaines de milliers de mal-logés, est ignorée par les deux finalistes de la campagne présidentielle.

Depuis début mars, le DAL organise une « manifestation permanente » place de la Bastille pour réclamer leur relogement. La préfecture de police de Paris a bien essayé d’empêcher la tenue du rassemblement, mais l’arrêté produit par Didier Lallement a été retoqué au tribunal administratif. Le 7 mars, la juridiction a estimé que « l’interdiction partielle de la manifestation était disproportionnée par rapport aux impératifs de protection de l’ordre public », après avoir rappelé « que le droit de manifester était une liberté fondamentale ».

Les deux grandes tentes blanches ont été érigées près de l’accès au canal de l’Arsenal. Une cinquantaine de personnes y dorment tous les soirs, selon Passy. Toutes « auraient déjà dû être relogées en HLM mais l’État, responsable de la bonne application de la loi, et les autres réservataires de logements sociaux (maires, bailleurs HLM, dispositif du 1 % logement), sont souvent défaillants », dénonce le DAL. La loi Dalo, adoptée en mars 2007, oblige en théorie l’État à offrir un « logement décent et indépendant » à toute personne qui en est privée. Depuis son application, 209 770 demandeurs ont été relogés grâce à cette loi.

Appartements insalubres

Emmitouflée dans sa doudoune, Faïza garde un œil sur le camp. Elle en est un des piliers et sa présence est quotidienne. La quadragénaire rencontre des problèmes d’humidité dans le deux pièces où elle habite à Paris, avec son mari en situation de handicap, son fils de 20 ans, et sa fille de 21 ans. « Il y a une chambre, un salon, un petit coin et une salle de bain, décrit-elle. L’appartement est vraiment sale, surtout dans la cuisine, je dois toujours acheter des produits d’entretien chers pour nettoyer. Il faudrait aussi faire des travaux de plomberie, mais quand j’ai demandé à ma propriétaire, elle m’a dit qu’elle accepterait à condition d’augmenter le loyer de 200, puis de 500 euros. » Pour payer son loyer de 1000 euros actuellement, Faïza cumulait deux boulots pendant le confinement. Un travail d’après-midi qu’elle enchaînait avec un travail du soir. « Il n’y a pas de place pour dormir chez moi, alors des fois je m’endormais dans le métro ou sur les marches des stations parce que c’était plus confortable. »

À ses côtés, Francis s’occupe de la sécurité et de la sono du campement. Depuis sept ans, l’ancien agent de sécurité vit avec sa femme et ses trois filles dans un trois pièces insalubre. Comme Faïza, il raconte lutter contre l’humidité, qui a favorisé la propagation de moisissure. « La salle de bain n’est pas ventilée, explique-t-il. Les champignons ont commencé à atteindre le couloir, la cuisine, et là c’est entré dans le salon. J’ai essayé de les retirer et de mettre un revêtement spécial, mais ça reprend quand même. » Sa famille est logée via le dispositif Solibail, une association agréée par l’État qui sous-loue à des ménages aux revenus modestes et logés jusqu’ici à l’hôtel. Solibail est censée se charger de l’entretien de l’appartement et du suivi social des locataires. Mais l’accompagnement semble défaillant : Francis assure n’avoir jamais eu de nouvelles de son assistante sociale. « On a changé trois fois d’assistante sociale, et la dernière ne nous a jamais rencontrés. Je ne l’ai jamais vue, je connais juste son nom, rien de plus. »

Menacés d’expulsion sans option de relogement

Sur son téléphone, Faïza fait défiler les SMS de sa propriétaire. Celle-ci lui demande à plusieurs reprises son accord pour augmenter le loyer. Dans le dernier, la propriétaire fait part à Faïza de sa volonté de vendre l’appartement et lui demande de plier bagages. « Mon mari a un pacemaker, il est handicapé. Lorsqu’il a lu les messages sur mon téléphone, il a fait une crise. On a dû l’emmener à l’hôpital », raconte la mère de famille. Une lettre d’huissier exigeant de vider les lieux lui est parvenue en janvier dernier.

Francis et sa famille vivent aussi sous le menace de l’expulsion. En 2020, le père de famille à la moustache fournie s’est cassé l’épaule en tombant sur une plaque de verglas. Un accident de travail qui l’a empêché de retourner bosser. La Sécurité sociale a tardé à reconnaître le handicap du quadragénaire, le privant d’allocation. Résultat, il n’a reçu aucun salaire pendant deux ans. « Du coup, on ne pouvait pas payer notre loyer - on payait des petites sommes mais bon… On est en train de régulariser, mais ils n’ont pas voulu reconduire le bail. Depuis août de l’année dernière, on est expulsable. » Un passage devant les tribunaux, avec l’appui de l’avocat du DAL, lui a permis d’obtenir un sursis de trois ans. Il n’empêche que pour la famille, déménager est devenu encore plus une urgence depuis la naissance de la petite dernière, en 2020.

Campement du DAL à Paris
Prioritaire au relogement depuis... 13 ans
Francis s’occupe de la sécurité et de la sono du campement. Depuis sept ans, l’ancien agent de sécurité vit avec sa femme et ses trois filles dans un trois pièces insalubre. Reconnu prioritaire pour un relogement en 2009, il attend toujours...
© Rémi Yang

Francis et Faïza sont pourtant reconnus prioritaires Dalo depuis 2009 pour le premier et 2016 pour la seconde. « Je suis passée devant le tribunal et le juge a dit “installez tout de suite cette famille”. Mais il n’y a aucun résultat ! » se désespère Faïza, qui garde la décision rendue par le tribunal administratif sous la main. « Il est enjoint au préfet de la région Île-de-France, préfet de Paris, d’assurer le relogement de [Faïza et sa famille] », renseigne le document. Cinq ans plus tard, l’État refuse toujours de respecter la loi.

Une personne reconnue prioritaire au titre de la loi Dalo doit normalement se voir proposer une solution de relogement ou d’hébergement par la préfecture dans un délai de six mois. En six ans, Faïza raconte n’avoir eu qu’une proposition de relogement, qu’elle a acceptée. Mais son dossier n’aurait pas été retenu. « J’attends que tout le monde soit relogé dans de bonnes conditions, on n’en demande pas plus », revendique Francis. Selon les chiffres de la fondation Abbé Pierre, 14 millions de personnes vivaient dans des conditions de logement difficile en 2021. En 2019, 16 700 foyers ont été expulsés.

Mi-mars, après un rassemblement devant la préfecture de région, une délégation de militants a été reçue par les autorités. « C’était plutôt positif, on a senti qu’ils étaient prêts à négocier, mais nous n’avons toujours pas de retour concret, déplore Passy, qui précise avoir saisi le ministère et la préfecture en amont de l’installation du campement. Ils étaient au courant de l’action. »

Le QG des mal logés

Dans la tente du camp de Bastille, Francis exhibe fièrement son duvet militaire qu’il trimballe depuis 1996, un souvenir de ses années passées à l’armée, en volontariat. Il fait partie de la cinquantaine de personnes qui restent dormir sur le camp, chaque soir. Faïza, elle, pointe ici tous les jours, après le boulot. Elle ne rentre chez elle qu’à minuit pour s’occuper de son mari, nettoyer et se reposer un peu avant de prendre le travail.

« À 5 h du matin, un gros groupe part prendre les premiers transports pour aller bosser, amener les enfants à l’école, ou encore se reposer, parce que les nuits ici sont difficiles », explique Passy. « Les premières soirées, c’était dur. On n’était pas assez préparés, rembobine le militant, en faisant référence au froid des nuits de début mars. Mais ça commence à prendre forme. D’autres assos nous aident en nous donnant par exemple du matériel ou de la nourriture. » Les initiatives de solidarités se succèdent aussi. Un street-artist, Vince, est venu grapher en soirée une banderole de soutien aux demandeurs de logement. Elle est accrochée sur des palettes à l’entrée du camp. On peut y lire : « Un toit est un droit », « Le QG des mal logés », « Plus personne à la rue… tout le monde dans la rue ». Le campement sert aussi de QG pour préparer les prochaines actions. « Ils sont autonomes, je n’ai presque rien à superviser », s’amuse Passy.

Le 26 mars, de nombreux militants et militantes du camp se sont retrouvés place de la Bourse pour défiler jusqu’au ministère de la Transition écologique, dont dépend Emmanuelle Wargon, la ministre chargée du Logement. Avant de se mettre en marche, Faïza et Wassina ont pris le micro pour témoigner de leur situation devant une centaine de personnes. « Je serai expulsable après la trêve hivernale [le 31 mars 2022] et j’habite dans un logement insalubre où il n’y a ni douche, ni WC, affirme Wassina. Quand je dois descendre ou monter les marches pour accéder à mon appartement, je dois me mettre à quatre pattes, comme un animal », s’indigne-t-elle, dans son fauteuil roulant.

Dans la manifestation, Francis surveille la foule depuis la camionnette alors que Faïza rejoint le service d’ordre. En tête de cortège, Dalila bat le pavé pour la première fois de sa vie. La sexagénaire, lunettes de soleil sur le nez et long manteau noir sur le dos, habite dans un « tout petit studio » dont la proximité des quatre murs lui mine le moral. Son statut de prioritaire Dalo a été reconnu l’année dernière. Au même moment, elle a commencé à fréquenter le DAL et rend visite presque tous les jours à ses nouveaux amies et amis sur le campement. « Il y a de la solidarité ici, ça fait du bien », sourit-elle. Sur la pancarte qu’elle tient, il est écrit : « Il taxe l’APL et les HLM, c’est le président des riches et des rentiers ».

Le 12 avril, alors que ces « oubliés du Dalo » manifestent une nouvelle fois devant le ministère du Logement, les forces de l’ordre sont intervenues « brutalement ». « Elles ont violemment plaqué au sol Jean-Baptiste Eyraud [porte parole du DAL], tout en gazant les familles qui ont ensuite été nassées plus d’une heure », a dénoncé le DAL dans un communiqué. Jean-Baptiste Eyraud a été placé en garde à vue pour « rébellion » puis libéré dans la nuit. Plusieurs des manifestants ont été blessés, selon le DAL.

Rémi Yang

Photo de une : Maison Blanche, une cité décrépie des quartiers nord de Marseille où vivent plus de 1300 personnes / © Jean de Peña