Les articles de presse et autres reportages télévisés mettant sur le devant de la scène « ceux qui sont d’ordinaire invisibles » [1] se sont multipliés. Selon moi, cette soudaine attention consécutive à la pandémie de coronavirus ne traduit pas un réel intérêt pour ces travailleuses et travailleurs du « bas de l’échelle ». Elle constitue avant tout la marque d’une sidération puis d’un sentiment de peur parmi une large frange de la population. Comment sont présenté.e.s les éboueures et éboueurs dans l’espace public médiatique ? [2] En dehors de quelques supports, généralement courts, qui ont donné la parole aux intéressé.e.s et n’en ont pas retenu que l’accessoire, j’ai repéré trois types de traitement [3].
Traitement n°1 : L’éboueur, ce « héros » printanier qui est un vrai « salaud » le reste de l’année
À l’instar des caissières par exemple, les membres de la profession ont découvert qu’ils [4] appartenaient à cette catégorie particulière du héros. Non pas le héros maudit, type Sisyphe, condamné à refaire ce qui a systématiquement été défait par les passant.e.s balançant au sol leurs mégots de cigarette [5]. Non, le vrai héros, celui grâce à qui le monde peut continuer de tourner lorsque tout se met à aller de travers. Comment ça, un cliché ? Oui, c’est un cliché, mais pas plus que ce qui est mobilisé d’habitude pour parler des éboueur.e.s.
Actuellement, des personnages imaginaires sont mis en lumière dans une situation exceptionnelle qui dérange le bon « ordre des choses » ; les éboueur.e.s deviennent des remparts vivants à la propagation d’un processus mortel, une sorte de « chair à virus ». En cela, on les drape d’une dignité qui leur est habituellement refusée.
Pour l’observateur attentif, il y a de quoi être désarçonné. Dans les périodes où la vie suit son cours dans les méandres urbains capitalisés, le double sombre des éboueurs héroïques surgit dans les médias, le plus souvent à l’occasion d’une crise sociale. Loin du héros sanitaire, l’éboueur se voit dépeint comme un dangereux gréviste, un vrai petit salopard sanitaire en quelque sorte, réduit à une silhouette stéréotypée s’agitant pour de viles raisons salariales, n’hésitant pas une seconde à « pourrir la vie » des citoyen.ne.s grâce à la position de force acquise dans les négociations par sa corporation louche (surtout à Marseille et Paris).
Ces deux images sont tout aussi fausses l’une que l’autre, en ce qu’elles se focalisent sur des figures rhétoriques éculées (le profiteur versus le demi-dieu) plutôt que sur le travail effectif. Les éboueur.e.s ne sont ni des feignasses [6], ni des personnages mythiques, mais des travailleur.euse.s engagé.e.s dans un certain nombre d’activités plus ou moins [7] difficiles à réaliser selon les périodes et les lieux, selon l’état des moyens matériels disponibles et selon l’état des coopérations au sein des équipes et avec la population. Pas sûr qu’il faille être sociologue du travail pour rappeler cela…
Traitement n°2 : L’éboueur, cette victime des impérities (surtout gouvernementales)
L’éboueur n’est pas seulement un héros du temps qui est là ; il est aussi une victime du confinement qui se dérobe à lui. Surtout ne cherchons pas les contradictions là où elles ne sont pas. On peut très bien être un demi-dieu victime [8]. De nombreux articles ont dénoncé le scandale politique que représentait le fait d’envoyer les éboueurs se confronter aux risques infectieux liés au virus sans avoir les moyens de se protéger (en matériel, ou en droit du travail – attaque contre le droit de retrait). Les éboueurs seraient ici les victimes d’un État défaillant et d’entreprises non moins fautives.
Se pourrait-il que cette mise en danger soit finalement la manifestation exceptionnelle d’une mise en danger courante ? Loin de moi l’idée de nier la dangerosité du Covid-19. Des moyens de protection auraient été effectivement bienvenus pour les éboueur.e.s, pour peu que les soignant.e.s eussent déjà accès à ces équipements. Pourtant, lorsque l’on connaît un peu le travail des éboueur.e.s (constat pouvant être élargi à l’ensemble des travailleur.euse.s des déchets [9]), on sait que : 1/ le matériel pour se protéger contre les risques de maladies infectieuses n’est généralement pas adapté (soit parce que ces moyens sont effectivement absents, soit parce que sont privilégiés des modes de protection individuels là où des formes collectives seraient plus efficaces) ; 2/ quand des masques ou des lunettes sont disponibles, ils ne sont pas portés pour des raisons pratiques (ils gênent la respiration, ils collent, etc.), mais surtout pathiques : les porter revient à admettre que le danger bactériologique existe, ce qui empêche le contrôle symbolique de la peur au niveau individuel et collectif. Or, quand on a peur, on ne peut pas continuer à travailler longtemps sans finir par tomber malade.
Revenons à notre statut de victime du virus. Les éboueur.e.s sont régulièrement confronté.e.s à de nombreux comportements méprisants et dangereux dans leurs activités, principalement à la collecte des ordures ménagères : on klaxonne, on injurie, bref, on manifeste sa hargne de les voir « encombrer » la chaussée « pour le plaisir » (« Bouge-toi ! Je travaille moi ! »). On pourrait dire que les éboueur.e.s sont victimes de ces « incivilités », si leur engagement dans le travail n’empêchait d’adopter cette vision passive et misérabiliste des choses : loin de simplement subir, les éboueur.e.s contre-attaquent bien souvent, soit en alimentant directement l’agressivité des usagers (quand on agite une pelle de quelques kilos, on a un argument à opposer à n’importe quel.le conducteur.rice énervé.e), soit en trouvant des parades pour « calmer le jobard ».
En fait, le vrai scandale politique, c’est que les données épidémiologiques disponibles (bien que partielles) montrent que le taux d’accidentologie des éboueur.e.s est l’un des plus élevés de France, tandis que l’âge moyen de décès au moment de la retraite est l’un des plus bas (tristes records partagés avec les ouvriers du BTP ; oui, ceux que leurs patrons veulent défendre contre la ministre du « Travail », Muriel Pénicaud). Autant dire que les attaques actuelles contre le droit du travail – véritable perfidie dans le timing et le contenu – ne constituent qu’une péripétie dégueulasse de plus (même si elle est préjudiciable) pour ces travailleur.euse.s.
Traitement n°3 : L’éboueur, ce travailleur invisible et injustement méconnu (forcément, il est invisible)
Le troisième type de commentaires est asséné avec force conviction par le nouveau ou la nouvelle converti.e : qui entend pourfendre l’injustice sociale ne manque pas de relever avec un sens aigu de l’observation que les éboueurs sont, par la grâce de cette crise sanitaire, enfin remis à la juste place qui devrait être la leur dans l’échelle sociale des métiers (l’« utilité sociale » des « derniers de cordée » redécouverte le 13 avril 2020 par Emmanuel Macron). Invisibles hier, lorsque tout allait bien, les éboueurs auraient retrouvé la consistance physique permettant aux rayons de lumière de ne plus les traverser. Invisibles et injustement méconnus dans leur lutte contre les dérèglements orduriers, les voilà qui explosent à la face du monde et que peut enfin se comprendre leur rôle central dans le « métabolisme urbain ».
Arrivé à ce point de mes développements, je pense que l’on aura compris que je suis un chouia agacé par 1/ dans le meilleur des cas, un manque de réflexion a minima, 2/ dans le pire des cas, l’expression d’un mépris social qui s’ignore peut-être lui-même (s’il est consciemment formulé, on est plus proche de la condescendance, non ?). En fait, les éboueur.e.s ne sont méconnu.e.s que de ceux et celles qui le veulent bien (les personnels politiques ayant tourné le dos aux catégories populaires ; les journalistes ayant déserté le champ de l’analyse du travail ; les usager.e.s de l’espace public ayant arrêté de penser et se comportant sur le mode du robot auto-accéléré – le même qu’ils/elles adoptent dans leur propre travail). Depuis maintenant près de quinze ans, des chercheur.euse.s et quelques journalistes ont produit des travaux et documentaires suffisamment précis pour que toute personne curieuse puisse étancher sa soif de savoir sur le sujet.
La question de l’invisibilité mérite que l’on s’y arrête un peu plus. Au sens fort, les éboueur.e.s ne sont pas invisibles : cela se vérifie souvent lorsqu’ils/elles collectent les déchets dans la rue. Pourtant, les éboueur.e.s se disent invisibles, aussi bien quand ils/elles travaillent que dans les médias, sauf lorsque la négativité surgit (au détour d’une grève, au gré d’un ralentissement dans une rue). Plutôt que parler d’invisibilité (état), il serait plus exact de parler d’invisibilisation, c’est-à-dire d’un processus d’effacement touchant leur qualité de travailleur.euse au service du commun territorial. Comment comprendre ce processus par lequel des travailleur.euse.s se retrouvent invisibilisé.e.s dans certaines circonstances ? Découle-t-il de l’impossibilité psychique, pour les membres d’une société aseptisée, de se confronter sereinement aux résultats peu glorieux de leurs comportements productifs et consommatoires ? Vient-il illustrer la perte de référence à la centralité du travail dans le quotidien des classes populaires ? Est-il l’expression du mépris d’individus s’estimant en droit de bénéficier de services de la part d’autres individus, nécessairement inférieurs ?
À cet égard, la crise du coronavirus a effectivement contribué à « contre-invisibiliser », sur un mode extrêmement maladroit, certain.e.s travailleur.euse.s des déchets. L’attention s’est temporairement tournée vers celles et ceux que beaucoup d’entre nous ne souhaitent pas croiser en temps normal. Et une forme de gratitude s’est également exprimée, à travers des mots d’encouragement collés sur le couvercle de conteneurs, à travers des dessins d’enfants, à travers des « haies d’honneur » faites par balcons interposés au moment du passage d’une benne. Mais cette attention et cette gratitude renvoient-elles à de la reconnaissance ?
« Leur image demeure fortement distordue par rapport à leur vécu du travail »
En psychodynamique du travail, la reconnaissance est habituellement distinguée en deux jugements : le jugement de beauté (proféré par les pairs sur le travail et le résultat du travail d’un.e collègue) et le jugement d’utilité (proféré par les supérieurs hiérarchiques et par les usager.e.s bénéficiant du travail). Ici, le premier jugement n’entre pas en ligne de compte (il est totalement hors de la focale journalistique), à l’inverse du second. Par exemple, selon les entreprises ou les collectivités locales, les éboueur.e.s se sentiront considéré.e.s si tout est fait pour leur assurer les moyens de travailler dans des conditions de sécurité renforcée. De même, certains messages de riverain.e.s peuvent alimenter un sentiment d’utilité sociale (« Merci pour ce que vous faites pour nous. Surtout, n’hésitez pas à venir à telle adresse pour prendre un café à n’importe quelle heure. »). Le sentiment de reconnaissance existe donc chez un certain nombre d’éboueur.e.s (cela se perçoit par exemple sur la page Facebook du collectif Ripeurs59DK). Mais il demeure fragile en l’état actuel des choses.
La recherche menée avec Loïse Bilat sur le traitement du métier dans la presse écrite nous a incité.e.s à adjoindre à ces deux jugements un troisième élément : le « jugement de familiarité ». Par là, nous voulions souligner l’importance, pour de nombreux.euses professionnel.le.s, qu’il y a à se reconnaître dans le regard médiatique progressivement élaboré au gré des articles publiés sur son groupe professionnel. Même si mon constat demandera à être vérifié à l’issue de cette crise, je pense que ce jugement de familiarité n’a guère évolué pour deux motifs, en dépit de l’attention plus importante portée aux éboueur.e.s : d’abord, leur image demeure fortement distordue par rapport à leur vécu du travail ; ensuite, leur travail effectif actuel est réalisé dans des conditions exceptionnelles de « vide circulatoire » qui élimine les sources de friction relationnelle. Bref, pas sûr que la « gratitude collective spontanée » survive longtemps à l’épidémie de coronavirus.
Stéphane Le Lay, chercheur à l’Institut de psychodynamique du travail (Paris)
Photo de une : CC Yann Gar