C’est une inquiétude particulière qui touche les ados : une angoisse spécifique vis-à-vis de la crise climatique et de ses conséquences de plus en plus visibles, appelée « éco-anxiété ». Les premières études sur le sujet montrent qu’elle est beaucoup plus répandue qu’on ne le croit, que les jeunes se mobilisent ou non pour le climat. L’éco-anxiété demeure encore trop peu mesurée, avec des outils inadaptés aux enfants. Or, « la santé mentale est un critère majeur pour mesurer l’impact du changement climatique », défend Laelia Benoit, pédopsychiatre et diplômée en sociologie.
Cette Française de 33 ans contribue à combler cette lacune. Elle s’est déjà illustrée avec une étude sur la phobie scolaire avec la maison de Solenn, une structure spécialisée dans la prise en charge des adolescents, à Paris. Les jeunes patients qu’elle suit expriment alors une anxiété croissante vis-à-vis du changement climatique. « Pourquoi aller à l’école et vivre une vie ordinaire si le futur est tellement incertain ? », se demandent-ils. Alertée, Laelia Benoit a donc initié une nouvelle étude avec l’école de médecine de l’université de Yale, aux États-Unis. Elle doit durer deux ans et s’étend des États-Unis, où la chercheuse s’est installée, à la France, où elle a grandi, et au Brésil, le pays d’origine de sa mère.
« Toutes les personnes conscientes qu’il n’y a pas de planète B sont susceptibles de devenir éco-anxieuses »
La première phase a débuté au printemps aux États-Unis. La deuxième se poursuivra avec l’université de São Paulo où un groupe de discussion s’est déjà tenu, et en France, via l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et Les Savanturiers, un programme éducatif. « Nous nous appuyons pour ce faire sur l’enquête quantitative "Il est temps" lancée en 2019 par Yan Le Lann, maître de conférences à l’université et membre du collectif Quantité critique », explique Ange Ansour, cofondatrice et directrice du programme (voir notre entretien avec Yann Le Lann).
« Et si les changements écologiques en cours altéraient notre bien-être et notre santé ? », interroge Alice Desbiolles dans l’essai L’Éco-anxiété., paru en 2020 [1]. Cette médecin de santé publique distingue l’éco-anxiété de sa « fausse jumelle », la « solastalgie », qui est la nostalgie d’un environnement détérioré ou disparu parce que pollué, brulé, inondé, enseveli... L’éco-anxiété, elle, reflète « l’inquiétude anticipatoire que peuvent provoquer les différents scenarii établis par des scientifiques – comme ceux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) – sur la viabilité de la planète dans les décennies à venir », définit Alice Desbiolles. « Toutes les personnes conscientes qu’il n’y a pas de planète B sont ainsi susceptibles de devenir éco-anxieuses et de se sentir acculées par l’absence d’alternative dans l’avenir », développe-t-elle. Le premier chapitre de son livre s’intitule : « On ne naît pas éco-anxieux, on le devient. »
« Ils sont écrasés par la responsabilité que les générations précédentes reportent sur eux »
Comment vivre avec ce savoir que le réchauffement est inéluctable ? Que tout ce qu’il sera possible de faire, c’est de tenter de limiter les dégâts ? Ce sont les question que posent Emmanuel Cappellin dans le film Une fois que tu sais. Ce documentaire sortira au cinéma en France le 22 septembre. Il traduit bien l’état d’esprit d’une partie de la population que la crise climatique empêche de dormir, dissuade de faire des enfants, dont les projets de vie sont reconsidérés : où s’installer ? Où travailler ? Et pour faire quoi dans un monde dont les limites se resserrent ?
« C’est de l’ordre du deuil », soutient Laelia Benoit pour qui l’éco-anxiété est moins une pathologie qu’une « réaction saine face à une réalité difficile ». Et les réalités difficiles, il faut d’abord mettre des mots dessus pour pouvoir en faire « quelque chose ». D’où l’enjeu de la recherche qualitative de la pédopsychiatre, qui s’intitule « Transformer l’anxiété écologique en action écologique ». Il y a, selon elle, un mouvement de conversion à faire, de l’angoisse vers l’action. « Sortis des rapports du GIEC et des écogestes, les adolescents se trouvent souvent face à un vide qui déclenche une énorme colère envers les générations précédentes, analyse-t-elle. Ils sont également écrasés par la responsabilité que celles-ci reportent sur eux. » Elle pointe un énorme défaut de communication de ceux passés du déni à la prise de conscience envers les enfants d’aujourd’hui, volontairement ou tacitement chargés de sauver la planète qu’ils découvrent abîmée, en proie à des canicules de plus en plus fréquentes, des feux de forêt d’une rare intensité, des inondations effrayantes.
« Si les parents ne racontent pas qu’eux aussi sont inquiets et prêts à changer des choses, les plus jeunes se sentent très seuls »
L’étude d’une centaine d’articles de la presse états-unienne portant sur la crise climatique et les enfants lui a permis de mettre en évidence les préjugés auxquels sont exposés ceux qui s’engagent pour le climat. Laelia Benoit reprend le concept de « childism », créé par la psychanalyste Elisabeth Young Bruehl : « On peut le traduire par infantisme. C’est une forme d’âgisme – discrimination liée à l’âge – qui cible uniquement les enfants et les adolescents ». Il ressort des articles de la presse conservatrice des États-Unis que les enfants sont méprisés pour leur activisme climatique avec, comme corollaire, l’idée qu’ils seraient manipulés.
Chez les adultes, l’éco-anxiété peut naître quand ils deviennent parents. L’avenir menacé des générations futures s’impose alors à eux avec davantage d’acuité. Toutefois, ils évitent souvent de parler de ces vérités douloureuses à leurs enfants. Pourtant, « il faut expliquer aux enfants nos valeurs, ce pourquoi on change une habitude, insiste Laelia Benoit. Si les parents ne racontent pas qu’eux aussi sont inquiets et prêts à changer des choses, les plus jeunes se sentent très seuls et entourés d’adultes indifférents. »
En interrogeant des enfants états-uniens de moins de dix ans, Laelia Benoit montre que « les enfants ont du mal à décrypter les intentions cachées derrière les actions de leurs parents ». Les enfants ont peu d’années de recul pour observer des changements, et beaucoup de choses se décident sans eux. « Il y a 20 ans, ne pas utiliser de sac plastique était un acte militant. Mais comment s’en douter, quand on a dix ans ? Pour un enfant, le quotidien est rempli de règles arbitraires imposées par les adultes. » Comment savoir laquelle répond à un souci écologique ?
« On a perdu des décennies à paralyser les gens avec des images d’ours blancs en perdition sur un glaçon qui fond »
Laelia Benoit cite également le cas d’un adolescent français devenu végane et dont la radicalité provoque chez ses parents une réaction du type : « L’alarmiste Greta Thunberg n’aurait-elle pas déclenché l’éco-anxiété de leur fils ? » « Les collapsologues nourrissent involontairement la souffrance des solastalgiques en leur rappelant des vérités qui font mal et des virtualités inquiétantes, observe Alice Desbiolles dans son livre. Penser l’horizon des impossibles peut s’avérer difficile à maîtriser, tant émotionnellement qu’intellectuellement. Cependant, leur volonté d’informer est éminemment légitime, tel un mal nécessaire pour les personnes éco-anxieuses, désormais en mesure d’identifier leur trouble, de le toiser et de le comprendre. La clé sera de saisir l’optimisme dans ce discours. »
« En outre, tout le monde n’est pas Greta », glisse Laelia Benoit. Comment font la masse des enfants et ados ? La pédopsychiatre évoque Per Espen Stoknes, député écologiste norvégien et psychologue, qui a travaillé sur l’émotion provoquée par la crise climatique. « Selon lui, on a perdu des décennies à paralyser les gens avec des images d’ours blancs en perdition sur un glaçon qui fond : l’ours est très loin, on ne peut rien faire. » Elle cite aussi Caroline Hickman, psychologue de l’université de Bath (Angleterre) qui travaille notamment sur les dilemmes qui tourmentent les adolescents quand les adultes « font avec ».
L’anxiété climatique n’a pas à être réparée ou soignée, résume Laelia Benoit : c’est une réaction humaine saine d’empathie directe avec la planète. « Nous sommes la nature qui se défend », clament d’ailleurs les militants d’Ende Gelände, le mouvement allemand pour la sortie du charbon, dans une séquence du film d’Emmanuel Cappellin. Les activistes font face aux immenses pelleteuses, monstres d’acier de la mine de charbon qui dévorent la forêt allemande d’Hambach, en octobre 2018.
Si la littérature médicale est encore balbutiante sur l’éco-anxiété chez les jeunes, Laelia Benoit renvoie quand même à une enquête conduite par l’organisation australienne ReachOut et Student Edge en 2019 auprès de 1598 lycéens et étudiants âgés de 14 à 23 ans. Seuls 14 % d’entre eux estimeraient qu’ils ont beaucoup appris à l’école sur le changement climatique. En France, les Savanturiers a pris la mesure du problème en lançant, le 14 octobre 2020, avec l’association Notre affaire à tous et des enseignants, une « boîte à outils pour la justice climatique ». Leur dossier contient par exemple des supports sur le droit pénal de l’environnement, les grands procès climatiques, la responsabilité sociale et environnementale des entreprises, ou des fiches sur l’anthropocène et sur l’écocide.
80 % des ados se sentent très anxieux à propos du climat, près d’un sur six en perdraient le sommeil
« Ce qui me frappe, c’est la conscience qu’ont les jeunes de la crise climatique, a commenté la juriste Valérie Cabanes lors du lancement de cette boîte à outils en évoquant ses rencontres en collège et lycée. Ils manquent d’informations sur la réalité de cette situation qui est transversale, car elle touche au dépassement des limites planétaires et met en péril la paix et la sécurité humaine, potentiellement les générations futures. Ils le sentent et ça crée une forme d’éco-anxiété. (…) Ils n’ont pas de réponse à l’école, pas de réponse avec leurs parents et pas forcément à travers les programmes télévisuels. Il faut être en capacité de les préparer au monde de demain. »
D’après l’étude australienne et une autre conduite aux États-Unis par The Washington Post-Kaiser Family Foundation auprès de 629 ados de 13 à 17 ans, le climat est « très important » pour 61 % d’entre eux. Plus de 70 % estiment que la crise climatique va leur nuire. 80 % se sentent très anxieux à propos du climat, et près d’un ado sur six en perdraient le sommeil. 20 % envisagent d’avoir peu d’enfants voire aucun. « Prendre l’éco-anxiété au sérieux, c’est réinscrire l’humain dans son écosystème et respecter son désarroi », indique Alice Desbiolles.
L’éco-anxiété est-elle un mal de riches ? On pourrait le penser, admet Laelia Benoit. Comme si le premier impact flagrant du changement climatique sur les pays privilégiés était d’ordre psychologique quand les pays du Sud déjà durement touchés auraient des préoccupations plus graves. En réalité, « les premières enquêtes menées auprès de populations vulnérables montrent que la précarité n’évacue pas l’éco-anxiété : elle la renforce. Les minorités s’attendent à être laissées pour compte », note la pédopsychiatre. Avec le changement climatique et son lot de pluies diluviennes, tempêtes ou sécheresses, « les risques d’effets [sur la santé mentale] s’accélèrent et touchent de manière disproportionnée les plus marginalisés », résume un rapport du Conseil des académies des sciences européennes qui appelle à développer les enquêtes sur le sujet.
« Les jeunes Brésiliens veulent réduire la consommation de viande pour limiter la déforestation de l’Amazonie »
« L’intérêt de travailler avec les jeunes de trois pays, c’est aussi de mesurer les différences de leurs réactions, souligne Laelia Benoit. Par exemple, les jeunes des États-Unis que nous avons entendus veulent arrêter de manger de la viande "parce que les vaches pètent", donc augmentent les émissions de méthane. Les jeunes Brésiliens vont vouloir réduire la consommation de viande pour limiter la déforestation de l’Amazonie, causée par les cultures devant nourrir les bêtes. Les Français vont invoquer le transport à vélo pour réduire la place de la voiture. Ce qui est impensable pour de jeunes Américains, y compris urbains, car les villes aux États-Unis sont construites pour les voitures. Le cyclisme est perçu comme un sport, pas un moyen de transport. Et ils ont peur d’arriver au lycée transpirants », sourit la jeune chercheuse.
Autre différence notable : les Français, plus politisés, seraient aussi beaucoup plus pessimistes que les jeunes des États-Unis qui semblent plus enclins à s’engager localement dans un projet écologique, pour venir en aide à leur quartier ou à leur communauté. La porte de salut serait pourtant du côté de ce qu’il est possible de faire, chacun à son niveau, d’abord près de chez soi, et en ciblant les causes.
Est-ce aussi une manière de moins souffrir d’éco-anxiété ? Dans son essai, Alice Desbiolles délivre des conseils, dont celui de se reconnecter avec l’extérieur, la nature, quand nos vies se déroulent à plus de 85 % à l’intérieur, même hors confinement. Elle invite aussi à considérer l’éco-anxiété comme un « nouvel humanisme ». Sans compter que chaque bonne nouvelle devant une renaissance même infime d’une partie d’un écosystème est une petite joie, et une petite victoire.
Ingrid Merckx
Photo de une : © Eros Sana
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