Coup sur coup, le 15 décembre 2021 puis le 8 mars 2022, les clients du fournisseur d’électricité Enercoop ont appris par mail l’augmentation de leurs tarifs. Pour une année, la hausse sera en moyenne de 16,5 %. Créée en 2005, l’entreprise coopérative Enercoop est le porte-drapeau d’une transition énergétique citoyenne et locale. La spécificité de l’entreprise est d’être à la fois productrice et distributrice d’énergie. Elle réunit un réseau de plus de 400 producteurs d’électricité issue des énergies renouvelables en France : une trentaine de parcs éoliens terrestres, des dizaines de centrales photovoltaïques, quelques centrales hydrauliques.
Des dizaines de ces installations sont des projets montés et gérés par des citoyens. Parmi les 107 000 clients du fournisseur d’électricité Enercoop, 66 000 sont aussi sociétaires de la coopérative. Et ils sont alimentés par les installations d’énergie renouvelable membres du réseau. Enercoop signe ainsi des contrats directs avec ses producteurs en leur achetant à la fois l’électricité et la garantie d’origine renouvelable (comme si on achetait un bleu d’Auvergne garanti AOP). L’entreprise a toujours cherché à garantir l’équilibre entre les besoins de consommation et ses capacités de production.
Aujourd’hui, ce modèle se retrouve bousculé par les aléas du marché global de l’énergie, et les hausses des prix qui touchent tous les distributeurs d’électricité. Depuis l’été 2021, de nombreux fournisseurs alternatifs connaissent de sérieuses difficultés. Cdiscount Énergies a brutalement augmenté son tarif d’électricité de 30 %, passant au-dessus du tarif réglementé. Plum Énergie a été repris par le britannique Octopus Energy. E.Leclerc énergies a tout simplement mis la clef sous la porte.
Incertitude sur le prix depuis la guerre en Ukraine
Tous avancent les mêmes raisons : un marché au gros de l’électricité qui atteint des prix vertigineux, dû à la reprise économique et aux pénuries de gaz, et à l’incertitude sur la livraison de ce combustible depuis le début de la guerre en Ukraine. Quelle est cette relation entre le gaz et l’électricité ? En France, la part du gaz dans la production d’électricité est minime : elle représentait moins de 7 % de l’ensemble de l’électricité consommée l’année dernière [1]. La raison se trouve plutôt dans le réseau européen de l’électricité.
Pour répondre à une forte demande d’électricité, il faut faire tourner de nouvelles centrales. Un ordre de mise en service des différentes technologies de production d’électricité est défini en fonction des contraintes techniques, environnementales et du coût variable (du combustible, de l’entretien des installations...). Selon ce principe, c’est aussi la dernière technologie appelée sur le réseau qui définit le prix du marché. En Europe, cet ordre est le suivant : énergies renouvelables, nucléaire, gaz. Voilà comment ce dernier fait aujourd’hui exploser les factures des consommateurs.
Pourtant, depuis 1996 et la libéralisation du marché européen de l’énergie, la Commission européenne a toujours considéré que le « marché européen intégré de l’énergie est le moyen le plus efficace économiquement pour garantir aux citoyens européens un approvisionnement énergétique sûr et abordable » [2]. En France, cette ouverture du marché des fournisseurs a d’abord concerné les clients professionnels, puis les particuliers à partir de 2007.
Les producteurs d’Enercoop couvrent plus de 100 % des besoins des clients
En 2010, pour accompagner la montée en puissance de fournisseurs alternatifs, le Parlement français a adopté la création de l’« Accès régulé à l’électricité nucléaire historique » (ARENH). Ce dispositif prévoit la vente annuelle d’une quantité d’électricité - principalement issue du nucléaire - par EDF à prix coûtant (42 euros/MWh) à ses concurrents, jusqu’en 2025. En 2016, assurés par ce dispositif et profitant de prix très bas sur le marché au gros (20 euros/MWh), de nombreux acteurs alternatifs sont arrivés sur le marché avec des offres très agressives pour conquérir de nouveaux clients. Mais nombre d’entre eux n’ont jamais investi dans la production et sont entièrement dépendants du marché, réduits finalement à un rôle de traders.
L’exemple le plus flagrant est E.Leclerc énergies, qui propose une tarification dynamique, calée en direct sur le marché et notifie ses clients du moment avantageux pour consommer de l’électricité. Or, ces dernières semaines, un MWh s’échange entre 160 et 400 euros, alors qu’à la même période les années précédentes, son prix oscillait entre 30 et 70 euros. Avec des prix multipliés par quatre ou cinq, les offres de ce type de fournisseurs-traders ont volé en éclats [3].
En France, l’expérience de la libéralisation du marché de l’électricité n’a ni protégé les consommateurs, puisque le prix de l’électricité a augmenté de 50 % depuis 2007, ni suffisamment stimulé les investissements des fournisseurs dans la production d’énergies renouvelables.
Recourir ou non à l’électricité d’EDF, principalement nucléaire ?
Enercoop demeure un modèle à part. Sur l’année 2021, les producteurs ont couvert 108 % des besoins des clients. Néanmoins, sur certains créneaux horaires, ce taux de couverture descend à 80 % et oblige Enercoop à faire appel au marché. « On encourage une transition vers du 100 % renouvelable. Pour cela, il faut construire un modèle de solidarités entre fournisseurs, avance Julien Courtel, responsable des producteurs chez Enercoop. Si tous les fournisseurs visaient les 100 % à tout moment, cela impliquerait une surcapacité des sources de production. »
Au regard de la situation actuelle, la question de se préserver du marché se pose d’autant plus pour Enercoop. À terme, le modèle de la coopérative devrait reposer majoritairement sur des contrats directs entre le fournisseur et les producteurs (des « Power Purchase Agreement »). Noués sur 30 ans, ces contrats fixent le prix d’achat de l’électricité en fonction des coûts de production. « Cela permettra de gagner en stabilité et en prévisibilité du prix, explique Olivier Soufflot, directeur financier d’Enercoop. L’intérêt pour un producteur, souvent un collectif de citoyens, est de voir le projet se concrétiser et d’en vivre sur du très long terme. »
Les récentes augmentations tarifaires traduisent pourtant les difficultés réelles que traverse la structure. Depuis 2021, les souscriptions ont été gelées afin d’assurer l’approvisionnement des clients via les producteurs « maison » et éviter de devoir faire davantage appel à l’achat d’électricité sur le marché, car cela mettrait à mal l’équilibre financier de la coopérative. « Nous avons eu deux années, 2019 et 2020, plutôt bonnes, qui nous ont permis de constituer une trésorerie de 26 millions d’euros, rassure Olivier Soufflot. Mais nous devons faire des adaptations pour traverser ce moment inédit. » Inédit aussi, le questionnaire adressé récemment aux sociétaires d’Enercoop portant sur le recours ou non au dispositif d’accès à l’électricité d’EDF, principalement nucléaire. Jusqu’en 2022, Enercoop était le seul fournisseur français à l’avoir systématiquement refusé, par souci de cohérence. Dans l’hypothèse d’un maintien des prix à un niveau élevé sur le marché, un non recours à l’électricité d’EDF provoquerait des hausses de tarifs entre 30 % à 60 %.
Projets citoyens ou monopole public ?
Au-delà des incertitudes géopolitiques, quelle est la part que prend Enercoop et son modèle décentralisé et citoyen dans la transition énergétique ? En 2021, 26 % de l’électricité consommée en France venait des énergies renouvelables, contre 45 % en Allemagne. Mais la France vise à 40 % d’électricité issue des énergies renouvelables en 2040. Pour y arriver, il faut beaucoup d’argent. Selon les scénarios du rapport sur les futurs énergétiques de la France, publié en octobre 2021 par le RTE (Réseau de transport d’électricité, l’entreprise publique qui gère les réseaux électriques), le pays doit investir entre 750 à 1000 milliards d’euros pour la transition vers la neutralité carbone et un système électrique réellement indépendant des énergies fossiles.
Face à ces chiffres, Anne Debrégeas, porte-parole de la fédération syndicale Sud-Énergie, considère que « la véritable priorité n’est pas de permettre à des citoyens de financer des projets d’énergies renouvelables, mais de sortir du marché et de la concurrence des fournisseurs. » Selon elle, seul un retour au monopole public permettra d’avancer à rythme soutenu dans la transition énergétique, tout en maîtrisant les coûts. Confiée à des entreprises privées, la production d’énergie coûtera plus cher aux consommateurs à cause des hauts taux de retour sur investissement recherchés par les acteurs privés. Au contraire, l’État, qui peut aujourd’hui emprunter à des taux très faibles, mutualisera ces coûts à l’ensemble de la société. Le monopole public pourrait imposer une tarification calée sur des coûts de production et réintroduire les tarifs sociaux (remplacés depuis 2018 par le chèque énergie).
« Nous arrivons même à faire bouger des acteurs publics »
Julien Courtel, le responsable des producteurs chez Enercoop, pense cependant que la libéralisation du marché a permis l’émergence d’une nouvelle voie dans la transition énergétique. « Sur le marché, chaque fournisseur propose son modèle. Enercoop assume vouloir proposer un développement des énergies renouvelables par les territoires pour les territoires, souligne-t-il. Grâce à cela, des sujets comme les garanties d’origine et l’énergie citoyenne sont entrés dans le débat public. Nous arrivons même à faire bouger des acteurs publics comme l’Ademe qui a mis en place le label VertVolt », pour aider à s’y retrouver dans les offres d’électricité dite verte.
C’est d’ailleurs aussi principalement le modèle engagé d’Enercoop qui a séduit ses clients, prêts à payer leur électricité plus chère que le tarif réglementé. « La facture de la transition énergétique comporte deux paramètres : le prix du kWh et le nombre de kWh consommés ; il ne faut pas oublier l’efficacité et la sobriété », rappelle Marc Jedliczka, vice-président du Cler – Réseau pour la transition énergétique, une association investie dans le développement des énergies renouvelables sur le territoire.
Il croit profondément aux initiatives des collectivités locales et des citoyens pour faire avancer la transition énergétique. Rémunérés autour de 3 %, « un taux pas délirant non plus et bien loin de ceux de la spéculation », les investissements citoyens dans des projets de production d’énergies renouvelables créent de la valeur dans des territoires souvent ruraux. « Installés sur des friches agricoles, ces projets apportent un complément de revenu à des territoires beaucoup moins riches que les villes, dit Marc Jedliczka. L’argent est réinvesti localement, souvent dans de nouvelles installations énergétiques. »
En 2021, seulement 0,2 % de l’électricité française a été fournie par les installations d’énergies renouvelables portées par des projets citoyens, selon des chiffres d’Énergie partagée, association qui fédère la plupart de ces collectifs. Dans le même temps, EDF couvrait encore 80 % de la production nationale. L’électricité citoyenne est encore « une niche », reconnaît Julien Courtel. Ou, selon le point de vue, un mouvement pionnier.
Weilian Zhu
Photo : À la Cop21 de Paris, en 2015. Cop Paris via flickr.