Justice

« Il est très difficile d’aboutir à un procès pénal de ceux qui sont au pouvoir, ou qui l’ont été »

Justice

par Barnabé Binctin

Une enquête préliminaire vient d’être ouverte sur la gestion de la crise sanitaire. L’ancienne juge d’instruction Marie-Odile Bertella-Geffroy, qui a instruit plusieurs dossiers mettant en cause des ministres, comme celui du sang contaminé, a accepté de répondre aux questions de Basta! sur la possibilité, ou non, d’un procès pénal.

Devant l’épidémie de coronavirus et sa gestion, contestée, par le gouvernement, les actions en justice se sont multipliées ces dernières semaines. Plusieurs dizaines de plaintes visant des ministres ont été déposées devant la Cour de justice de la République, tandis que des centaines de plaintes pénales ont été recensées à travers tout le territoire. Une enquête préliminaire a été ouverte, ce 9 juin, par le Parquet sur d’éventuels délits de « mise en danger de la vie d’autrui », d’« homicides et blessures involontaires » et de « non-assistance à personne en péril ».

Au cœur du sujet, la question de la responsabilité pénale dans cette crise. Une responsabilité qui est pourtant rarement reconnue lorsqu’il s’agit d’affaires de santé publique. L’ancienne juge d’instruction Marie-Odile Bertella-Geffroy en sait quelque chose, elle qui a instruit les plus grands dossiers en la matière : celui de l’amiante et des dizaines de milliers de morts, du sang contaminé, des hormones de croissance, de Tchernobyl, etc. Désormais avocate, elle se penche sur le cas du coronavirus et analyse les suites judiciaires envisageables.

Basta! : Les responsabilités face à cette épidémie semblent a priori très diffuses, et étalées dans le temps, en particulier sur l’absence de stocks de masques pour les soignants : les différentes plaintes déposées au sujet du coronavirus ont-elles des chances d’aboutir, selon vous ?

Marie-Odile Bertella-Geffroy : L’histoire le dira. Ce coronavirus est une affaire de santé publique internationale, avec de très nombreux pays touchés. Chercher des responsabilités oblige à revenir dans le passé pour interroger la prévention des pandémies, en se penchant sur le niveau de préparation et les décisions prises à ce sujet par certains haut-fonctionnaires, ministres ou bien même médecins. Pour l’heure, selon les informations disponibles, les principales infractions visées par les avocats des victimes sont les homicides et blessures involontaires, la mise en danger de la vie d’autrui et la non-assistance à personnes en danger. Plusieurs plaintes ont déjà été déposées contre des ministres pour dénoncer leur gestion actuelle de la crise du coronavirus. Il y en a aussi plusieurs qui ont été déposées dans différents tribunaux judiciaires en France. Dans tous les cas, il sera nécessaire de prouver un lien de causalité entre le préjudice des victimes plaignantes et l’action ou l’absence d’action des décisionnaires.

Généralement, ces grands dossiers de santé publique échouent souvent à faire reconnaître une responsabilité pénale chez les responsables politiques : pourquoi ?

Il est très difficile d’aboutir à un procès pénal de ceux qui sont au pouvoir, ou qui l’ont été. Cela tient à l’organisation de la justice en France, et au fait que l’autorité judiciaire n’y est pas aujourd’hui un véritable contre-pouvoir comme il l’est en Italie, par exemple. Dans les mêmes dossiers sur l’amiante, concernant les mêmes usines Eternit en France et en Italie, il y a eu d’un côté un procès d’assises à Turin, préparé par le procureur, et de l’autre, un non-lieu à Paris, malgré les mêmes mises en examen… Aucune responsabilité pénale n’a jamais été déterminée concernant Joseph Cuvelier, le dirigeant du groupe Eternit France.

Pourquoi considérez-vous que la Justice n’est pas un véritable contre-pouvoir ?

Les juges ne sont pas indépendants en France, ils sont nommés par le pouvoir. La Constitution actuelle place les procureurs sous la dépendance du ministère de la Justice, qui les nomme. C’est la Chancellerie qui propose un candidat – même si sa nomination ne peut être effective qu’après avis du Conseil Supérieur de la magistrature. Un exemple récent illustre cette pénétration du pouvoir : lors du remplacement de François Molins au poste de procureur de Paris, le Premier ministre Édouard Philippe a auditionné les candidats proposés – comme s’il s’agissait d’un entretien d’embauche à la préfectorale – puis c’est le président Emmanuel Macron qui ne s’est pas privé d’intervenir directement dans la procédure, ce qui est totalement inédit pour des magistrats de l’ordre judiciaire… Les syndicats de la magistrature avaient protesté vivement, à l’époque.

Plusieurs plaintes ont été déposées ces dernières semaines auprès de la Cour de justice de la République, une juridiction spéciale chargée de juger les membres du Gouvernement dans l’exercice de leurs fonctions – et qui est notamment née dans le contexte de l’affaire du sang contaminé. Que pensez-vous de son efficacité ?

Cette Cour est composée de trois magistrats de la Cour de cassation et de douze parlementaires, six députés et six sénateurs. Mais la question reste la même : si l’on est jugé par une majorité de ses pairs, où est l’indépendance de la justice dans l’histoire ? Ensuite, quand les plaintes contre les ministres sont reçues, elles sont d’abord étudiées par la Commission des requêtes – dont les membres sont élus par la Cour de cassation, par le Conseil d’État et par la Cour des comptes – avant de potentiellement faire l’objet d’une saisine de la commission d’instruction. Mais en réalité, très peu franchissent cette première étape.

Dans mon cas, dans l’affaire du sang contaminé, après le passage de trois ministres (Laurent Fabius, Georgina Dufoix, Edmond Hervé) devant cette Cour, tous mes dossiers d’instruction – qui avaient été donnés en copie à cette Cour – ont été, les uns après les autres, l’objet d’ordonnances de refus d’expertise, jusqu’au non-lieu après mon départ. Depuis, la Cour de justice a traité d’autres affaires – détournement de fonds publics, complicité et recel d’abus de biens sociaux – avec des relaxes et des dispenses de peine, des amendes et plus rarement des faibles peines de prison. Cette Cour a souvent été critiquée, et il a plusieurs fois été question de la supprimer. Aucune décision n’a été prise à ce sujet, jusqu’à présent.

Cette volonté de « criminaliser » les dirigeants politiques est parfois critiquée et ne fait pas l’unanimité : pourquoi est-ce si important de faire reconnaître cette responsabilité pénale, selon vous ?

Parce que personne n’est au-dessus des lois. Il y a des décisions qui portent atteinte aux plus hautes valeurs humaines, et doivent être jugées. Aujourd’hui, la Constitution protège le Président de la République, au plus haut sommet de l’État, qui n’a aucune responsabilité dans l’exercice de ses fonctions. Mais pourquoi donc les ministres, qui sont des décideurs nationaux, seraient-ils comme le Président de la République hors de toute atteinte pénale dans leurs fonctions ?

Cette responsabilité pénale fait peur, c’est quelque chose d’infamant, et potentiellement un arrêt de carrière pour un cadre administratif, un ministre ou même un chef d’entreprise. C’est pour ça qu’ils veulent bien être traduits devant cette juridiction spéciale, la Cour de Justice de la République, mais ils ne veulent surtout pas être condamnés. On veut bien reconnaître une faute, mais certainement pas la sanction. C’est tout le sens de la célèbre formule trouvée par la ministre Georgina Dufoix [alors ministre socialiste des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, ndlr], dans l’affaire du sang contaminé : « Responsable mais pas coupable ! ».

Est-ce pour cette même raison que les grands dossiers de santé publique ont plutôt tendance à passer dans le registre du droit civil ?

La procédure civile ne donne pas les pouvoirs d’investigations au juge d’instruction, notamment en matière de perquisitions pour tenter de retrouver les documents concernant les décisions prises et contestées. Il s’agit d’une indemnisation ou non des victimes ayant initié une procédure, devant le tribunal.

Votre histoire et vos grands dossiers de santé publique révèlent que la justice a aussi besoin d’alliés, notamment dans le journalisme, pour pouvoir agir en tant que véritable contre-pouvoir…

Bien sûr. Il faut un journalisme fort, en recherche de la vérité. C’est comme ça que l’affaire du sang contaminé a démarré, grâce à une journaliste intrépide, aujourd’hui décédée, Anne-Marie Casteret [1], qui découvre aux États-Unis des documents signés par M. Garretta, précisant explicitement que « tous [les] lots sont contaminés » [Le médecin Michel Garretta dirigeait le Centre national de transfusion sanguine au moment de l’affaire du sang contaminé, ndlr]. Ces documents ont fait totalement virer le Parquet du côté du pénal, et donné à l’affaire une importance nationale.

Recueillis par Barnabé Binctin

Photo : © Anne Paq

Notes

[1Ses articles publiés alors dans L’Événement du jeudi ont fait l’objet d’un livre, L’affaire du sang aux éditions de La Découverte en 1992