Engagement

« Pour qu’il y ait vraiment un “Grand Soir”, il faudrait que la révolution ait lieu à divers endroits du monde »

Engagement

par Barnabé Binctin, Sophie Chapelle

Comment parvenir à ce que les choses changent : faut-il entrer à l’intérieur des institutions ou faire tout le travail de l’extérieur ? À moins qu’il ne soit possible de faire les deux ? Interview politico-littéraire avec la romancière Alice Zeniter.

Basta! : Votre dernier roman, Comme un empire dans un empire, évoque plusieurs mouvements sociaux contemporains : les Gilets jaunes, le hacktivisme, mais aussi Nuit Debout ou les ZAD, notamment. Cela reste encore rare de les voir ainsi saisis comme des objets de littérature. Qu’est-ce qui vous a poussé à travailler dessus ?

Alice Zeniter [1] : Les motivations diffèrent selon les mouvements. Nuit Debout, par exemple, c’est parce que j’y voyais un parallèle avec les Anonymous, notamment dans la manière de s’organiser et de faire collectif : les cercles et les ateliers qu’il y a eus, place de la République, pouvaient ressembler aux forums et aux IRC [Internet Relay Chat, un système de messagerie instantanée, ndlr]. Il y a des figures qui appartiennent en quelque sorte aux deux mouvements : c’est le cas de David Graeber, qui reste hyper présent dans les modes de pensée des pirates et qui a également participé à Occupy Wall Street, puis est venu à Nuit Debout.

Les Gilets jaunes, eux, sont arrivés beaucoup plus par hasard, surgissant en plein processus d’écriture. Je n’avais absolument pas prévu ce mouvement, mais je me suis dit que j’étais obligée de l’incorporer. De fait, il y avait toute sa place, puisque l’une des grandes questions du livre, c’est le doute que l’on peut nourrir à l’égard des politiques institutionnelles et leur capacité à changer les choses. Or les Gilets jaunes nous disent justement qu’ils ne se reconnaissent pas dans la démocratie telle qu’elle fonctionne, qu’ils se sentent à l’écart.

Vous avez participé à certaines manifestations ?

Pas à Paris, j’étais en Bretagne. Mais comme le dit très justement Nathalie Quintane [dans le Nouveau Magazine littéraire], il y a autant de Gilets jaunes qu’il y a de ronds-points. En l’occurrence, il y a eu des ronds-points où je n’étais pas du tout d’accord, mais il suffisait d’en trouver un autre, un peu plus loin, pour se sentir plus en phase, et c’est cette grande diversité, au final, que j’ai trouvé très belle. À certains ronds-points, il y avait une sorte de « micro-devenir » zadiste, de la part de gens dont on n’attendait pas forcément ça – des gens avec une vie « installée » comme on dit, en couple depuis longtemps, avec des enfants, et qui bossent depuis des années… Ce ne sont pas vraiment eux qu’on imagine tout à coup essayer de recréer des formes de vie collective hors du circuit du travail salarié !

Dans le livre, la description de la manifestation parisienne à laquelle Antoine [l’un des personnages principaux, ndlr] assiste est en partie tirée du récit que m’en a fait un copain. Je me souviens qu’il m’avait dit « je viens de voir un type défoncer une plaque de béton à la masse, on aurait dit Andreï Roublev [en référence au film de Tarkovski, ndlr] ». Et c’est quelque chose qui m’a fait très envie, d’écrire cette manifestation comme une scène d’Andreï Roublev. Il y a une grande dignité là-dedans, sans avoir à instiller un parti pris politique qui pourrait bloquer certains lecteurs. Il y a cette idée de saturation, une sorte de tourbillon des sens dans un monde qui perd toute direction, où on ne sait plus trop où est la gauche, la droite, le haut, le bas, alors même qu’on est sur-sollicité partout, tout le temps, on en a plein les yeux, les oreilles, les poumons, les muqueuses. C’était un défi excitant, grisant, d’écrire sur un quasi présent, sans aucun recul sur le moment.

Cette manifestation constitue d’ailleurs l’un des tournants du récit, lorsqu’Antoine y croise un Gilet jaune victime d’un tir de LBD. C’est une question qui vous touche particulièrement, celle des violences policières ?

Oui, évidemment. Je fais partie de ces gens qui ne vont plus en manif’ parce que cette répression violente les a complètement impressionnés. Ce n’est pas une décision avec laquelle je suis sereine, mais la dernière fois que j’ai manifesté – ce devait être en 2017 – on s’est fait nasser, il y avait eu plein de gaz, j’ai eu trop peur. J’avais espoir, un temps, qu’on puisse retrouver des manifestations plus calmes après la loi Travail, mais en réalité les méthodes de maintien de l’ordre sont restées. Or, derrière cette question des violences policières, que ce soit à travers cette loi Travail ou les Gilets jaunes, se joue quelque chose d’important : on a découvert que la police pouvait, aussi, taper sur les blancs ! Beaucoup de gens ont découvert ce qu’étaient les violences policières parce qu’elles arrivaient à des gens qui leur ressemblaient, et en soi, cette prise de conscience est une grande avancée. Mais elle porte aussi un message bien plus gênant : cela veut-il donc dire que c’était toléré et « acceptable » quand ça arrivait à des personnes racisées ? Et que cela devient un scandale national lorsque c’est un père de famille blanc, de 45 ans ?

La critique des violences policières serait-elle devenue un terreau un peu « inattendu » de convergence des luttes ?

C’est sûr qu’à force de voir ces violences, de plus en plus médiatisées, toucher des gens de profils de plus en plus divers, qu’on ait 18 comme 50 ans, qu’on soit blanc ou noir, qu’on habite la banlieue, une ville de province ou le centre de la capitale… on va tous finir par avoir un alter ego qui s’est fait tabasser ou mutiler ! Si bien que ça pourrait réunir toutes les couches de la population. À part, peut-être, les patrons du CAC 40 ? J’attends encore que des policiers paniquent devant un patron blanc, sexagénaire, et le passent à tabac, par « peur » comme ils l’ont dit pour Michel Zecler… À ce moment-là, on sera vraiment tous, tous ensemble. Mais pour l’heure, il reste encore quelques populations exclues par les violences policières, et il est là, le vrai séparatisme !

À travers le personnage d’Antoine, sorte de « Rastignac » des temps modernes, c’est aussi le grand rêve de l’ascenseur social que vous mettez en scène : est-ce quelque chose auquel vous croyez ? Que vous avez envie de défendre ?

L’ascenseur social, c’est le nom mythifié et agréable du phénomène des transfuges de classe. C’est ce que la République française aime se raconter, pour se faire du bien : elle s’émerveille de pouvoir permettre aux gens de voyager d’une classe à l’autre. Ça vaut aussi pour l’« intégration », on aime répéter que la France travaille à l’intégration… Mais concrètement, dans les actes ? Il n’y a pas une étude qui montre des politiques d’intégration volontaristes qui fonctionnent. C’est quelque chose qui s’effectue sur un temps très long, sur plusieurs générations, et je ne crois pas que la République française y fasse grand-chose, en réalité. Idem pour l’ascenseur social, cela ne me paraît pas vraiment fonctionner. C’est pour ça que je m’intéresse beaucoup plus au phénomène de « transfuge de classe », dont Antoine est effectivement un exemple à sa manière.

Le « transfuge de classe » est un thème qui parcourt toute votre œuvre. Vous mettez régulièrement en scène ce genre de situation : pourquoi cela vous intéresse-t-il tant ?

Parce que pour le coup, j’ai conscience d’en être une. Et j’ai conscience que mon parcours de transfuge de classe valide des fantasmes qui sont repris par des ennemis politiques. Je dois tout le temps me battre contre ça, contre le fait que je peux représenter un exemple de ce à quoi moi-même je ne crois pas. Ce qui, in fine, avilit des politiques qui me tiennent à cœur : si on considère que l’Éducation nationale permet encore les gens comme moi, alors on dit aussi que ceux qui n’y arrivent pas, ceux qui n’ont pas mon parcours, c’est ceux qui n’ont pas voulu, ceux qui n’ont pas fait les efforts, etc. Cela débouche sur cette idée du mérite, qui est une notion que je trouve absolument dégueulasse en politique.

Est-ce que moi, j’ai choisi de naître avec des facilités de lecture et d’écriture, plutôt que dyslexique ? Et auprès de parents qui savaient eux-mêmes lire ? Absolument pas, je ne mérite rien ! Et l’école ne reconnaît pas ça, en fait, elle reconnaît surtout le fait de se conformer à un certain nombre de pré-requis. Donc oui, c’est un sujet qui me tient à cœur parce que j’ai l’impression que je ne peux pas l’abandonner, c’est un terrain que je ne peux pas déserter, au risque que ma propre vie permette des discours qui me désespèrent. Je dois toujours m’assurer que ma narration ne soit pas reprise par d’autres, et intégrée à un discours politique qui serait l’opposé du mien.

Qui sont ceux que vous nommez « vos ennemis politiques » ?

Ce sont moins des personnes précises que des systèmes de pensée que je trouve vraiment délétères, propres à déconstruire et à détruire tout ce qui fait la possibilité de la vie en commun. Je peux en lister plein. Le discours du mérite en est un, par exemple. Comme le discours qui porte aux nues la volonté et le libre arbitre. Ou celui qui confond le soin et la faiblesse. Il y a aussi le discours qui consiste à faire du capitalisme un phénomène « naturel », dont on parlerait comme d’une sorte de loi de la jungle, avec la fameuse « main invisible du marché », comme si cela ne relevait pas d’une création historique.

Pourquoi le « libre arbitre » ? On pourrait aussi considérer que c’est une forme d’indépendance d’esprit qui est nécessaire…

À travers le libre arbitre, je pense surtout au fait de cacher tout le jeu des déterminismes dans lesquels on est pris. On refuse de voir qu’on répète des habitus. Certes, on peut s’en extraire, mais Bourdieu le disait bien : « Il n’y a pas de famille qui ne soit le lieu d’un conflit de civilisations entre les générations »… Autrement dit, même quand on se retourne contre ses parents, c’est finalement quelque chose qui nous préexiste un peu – et ce qui relativise donc le mythe du libre arbitre.

Ce qui me tue, c’est qu’on puisse nier qu’on défend des intérêts de classe, et qu’on répète cette légende de « l’égalité des chances ». Comme si, au départ, par la simple force de la volonté, tout le monde pouvait véritablement réussir… Ce discours-là, c’est la seule chose qui permette de faire accepter les inégalités, en les faisant reposer sur la responsabilité individuelle. D’un côté, on dit aux pauvres, « c’est parce que vous ne prenez pas assez de risques que vous n’avez pas les salaires qui vont avec », et de l’autre, les grands patrons continuent de répéter qu’ils « méritent », eux, ces salaires parce qu’ils prennent des risques !

Mais à partir du moment où tu as un parc immobilier, un capital culturel, que tu es passé par une école de commerce et que tes parents, avant toi, avaient des entreprises, je ne vois pas où est le risque ! Tu pourrais mettre jusqu’au dernier centime de ton compte en banque sur la table, et même te couper une main, le risque serait minime puisque tu sais que tu fais partie des gens qui peuvent reconstruire un capital, qui ont un réseau, qui ont les codes et la bonne manière de s’adresser à un banquier pour faire un emprunt. Le fait de nier ça, et de dire qu’on y est arrivé parce qu’on l’a voulu, pensé et mérité, voilà un discours du « libre arbitre » qui me paraît tout à fait hypocrite !

Pour mener ce travail, vous vous êtes plongée dans les arcanes de l’Assemblée nationale, en suivant notamment les équipes du député de la France insoumise François Ruffin, tout en explorant d’autres modèles politiques, inspirés de la « do-ocratie » (« Pouvoir du faire » [2]) et qui pratiquent des formes de démocratie beaucoup plus horizontale. Où vous situeriez-vous, aujourd’hui, entre ces différentes voies ? À quel engagement aspirez-vous le plus ?

J’ai toujours autant envie que les choses changent, mais se pose toujours cette question de comment y parvenir : est-ce qu’on rentre à l’intérieur des institutions, quand bien même on considère qu’elles sont loin d’être parfaites ? Ou est-ce qu’on fait tout le travail de l’extérieur en considérant qu’il est possible de les renverser ? Est-ce qu’il est possible de faire les deux ? J’ai envie de croire à cette idée de « division du travail engagé » autour de laquelle s’articule le livre. Mais au fond, je reste une défenseure de l’État-providence. Dans le livre, je suis d’accord avec Antoine quand il dit qu’évidemment, on peut avoir des tas de doutes sur la volonté de l’État de faire bouger les lignes, mais qu’il y a bien une chose dont on ne peut pas douter, c’est de sa puissance. La puissance de l’État. Il n’y a rien qui est au niveau : le tissu associatif, les actions – même massives – sur Internet, rien n’a la même puissance. Les leviers à la disposition de l’État sont énormes, et j’ai toujours cet espoir qu’il puisse être tenu par des gens plus proches de mes aspirations politiques !

Je ne suis pas vraiment anarchiste, en fait, mais je me dis des fois que c’est peut-être un défaut de vision : les anarchistes peuvent l’être parce qu’ils arrivent à se figurer entièrement un autre mode d’organisation et de relation dans un groupe humain, et j’ai peut-être un défaut d’imagination politique à ce niveau. J’ai l‘impression que tout ce que je peux espérer, c’est une sorte d’amélioration de l’existant… ce qui fait de moi une réformiste, et ça ne me va pas du tout ! (rires)

En tout cas, dans votre livre, vous ne versez pas vraiment dans le mythe du « Grand Soir » révolutionnaire, comme si vous ne désiriez pas en faire une perspective…

Je suis prise dans une aporie, là-dessus. Je me dis à la fois que ce serait la seule solution, et en même temps, qu’il est impossible d’y croire. Pour qu’il y ait vraiment un « Grand Soir », à l’époque de la mondialisation, il faudrait que la révolution ait lieu à divers endroits du monde, cela ne se jouera certainement pas dans un seul pays. Mais comment faire, alors, pour que cela ne se transforme pas en taboulé politique répugnant ? Sans les extrémistes religieux, sans les homophobes, sans les racistes, sans les misogynes, etc. ? J’ai du mal à croire à un mouvement, mondial, qui ne soit pas porté par ces différentes factions, qui existent un peu partout et qui ont prospéré sur la haine des autres. Il faudrait que, partout, arrive au pouvoir un peuple qui a soin de l’entièreté du peuple. Et je n’y crois pas, même si je pense que c’est la seule solution ! Avec mon compagnon, nous préparons d’ailleurs un film qui aborde toutes ces questions, cela s’appelle Avant l’effondrement et le tournage est prévu pour l’année prochaine.

Et du coup, que vous inspire 2022 ? Vous nourrissez un semblant d’espoir, dans tout ce contexte ?

(elle réfléchit) Je ne suis pas très optimiste… mais je ne suis pas non plus écrasée par un pessimisme terrifiant. En réalité, mon premier élan est toujours optimiste, au point que je suis souvent obligée de le calmer pour vérifier sur quoi il se base ! Le temps des élections est toujours un temps de changement possible, même s’il est moindre, donc j’ai l’espoir de voir arriver le moindre changement.

Depuis quelques années, je me demandais si j’allais arrêter de voter, ou non – parce que ce côté « moindre changement » me pesait de plus en plus, je me rendais compte que je n’avais jamais voté par entière conviction. C’est toujours un peu par défaut, comme un pis-aller. J’ai été élevée dans la rhétorique du « il faut voter, même pour voter blanc », et je songeais à faire un pas de côté par rapport à ça, pour voir ce que ça fait, voir si toute ma manière de penser la politique s’écroule au moment où je sors du système de vote. Et là, finalement, je me dis que ce ne sera pas en 2022 que je ferai ce pas de côté. Je vais absolument aller voter, parce que je veux absolument signifier à ce gouvernement à quel point ce qu’il a fait pendant l’exercice du pouvoir a été aberrant.

Recueillis par Barnabé Binctin et Sophie Chapelle

Photos : © Romain Guédé

Alice Zeniter, Comme un empire dans un empire, Flammarion, août 2020.

Notes

[1Romancière, traductrice, scénariste, dramaturge et metteuse en scène de théâtre, Alice Zeniter a obtenu en 2017 le Prix Goncourt des lycéens avec L’Art de Perdre (Flammarion). Elle vient de publier à 34 ans son septième roman, Comme un empire dans un empire (Flammarion, 2020).

[2Une forme d’auto-organisation dans laquelle les individus s’assignent eux-mêmes des tâches et les exécutent, en toute responsabilité. En do-ocratie, chacun a de l’influence ou du pouvoir à la mesure de ce qu’il fait.