Basta! : Depuis quand mesure-t-on le bonheur ?

Gaël Brulé : Nous courons après le bonheur depuis l’après Seconde Guerre mondiale. Avant, on évaluait plutôt les vies d’un point de vue extérieur, c’est-à-dire du point de vue de sa place dans la cité, dans l’espace public, de sa religion, sa famille, etc. Les deux guerres vont rebattre les cartes et, face aux échecs des grands récits qui guidaient les sociétés jusqu’alors - raison, technologie, nation - on commence à évaluer les vies par l’intérieur.
L’idée n’est alors plus seulement de vivre une vie bien - être un bon croyant, un bon citoyen, un bon parent - mais de vivre une bonne vie. Les individus deviennent alors experts de leur bien-être. Aux États-Unis - l’Europe suivra de près - les indicateurs de bonheur se développent dans les grandes enquêtes d’opinion comme celles menées par Hadley Cantril, professeur à l’université Princeton, dès la fin des années 1940.
Les enquêtes, subventionnées par les pouvoirs publics, demandent aux répondants de situer leur vie entre une « meilleure vie possible pour eux » et une « pire vie possible pour eux ». Elles ont pour objectif de montrer que la vie aux États-Unis est meilleure qu’ailleurs. Depuis, ces indicateurs combinent une forme de comparatisme et une certaine charge politique.
On ne demande pas « est-ce que tu es heureux ? » mais plutôt « comment est ta vie par rapport à ce qu’elle pourrait être ? ». Par exemple, les classements permettent de montrer que la vie est meilleure aux États-Unis que dans le bloc communiste, et les enquêtes sondent la réception des programmes de financement de la NASA par la population. Il y a toujours eu un côté politique derrière la mesure du bonheur, même si cette dimension a toujours été un peu cachée. L’un des objectifs du livre est justement de la remettre sur le devant de la scène.
Comment sont apparus ces indicateurs de bonheur ?
À partir du moment où le bonheur perce comme sujet de société dans les années 1960, un grand nombre d’indicateurs émergent, puis suit une phase de rationalisation à partir des années 1980. Des comités d’experts se réunissent pour définir les meilleurs indicateurs de mesure de bonheur. Le problème est que selon ces comités, les indicateurs sociaux qui permettaient alors le mieux de mesurer la qualité d’une société étaient le PIB, le revenu ou d’autres indicateurs socio-économiques. Ce sont donc les indicateurs du bonheur les plus proches de ces notions économiques qui ont été retenus.
En parallèle, les professionnels du marketing et des relations publiques ont senti que le bonheur était un véhicule puissant pour entraîner les personnes dans la société de consommation et ont commencé à l’instrumentaliser. Les grandes firmes américaines comme Coca ou McDo commencent alors à s’en servir assez largement, avec l’injonction « soyez heureux et consommez ». La publicité commence à construire l’idée selon laquelle le bonheur dépend de son implication dans un rôle de consommateur. Cela pose des questions du point de vue de l’environnement.
Vous écrivez pourtant qu’il n’y a « pas une, mais des mesures du bonheur » qui représentent « une vision de notre relation à la Terre et au vivant ». Comment cela se manifeste-t-il concrètement ?
Ce qui me semblait important était de montrer que la vision du bonheur est différente dans le temps et dans l’espace. Sans forcément mettre le vivant au centre, il y a effectivement des mesures qui seraient plus éco-compatibles. C’est important car quand on va sur des indicateurs non comparatifs, on peut avoir de la joie et du bonheur ensemble, et c’est d’ailleurs le meilleur moyen d’y accéder. Alors qu’avec des comparaisons avec d’autres il y a forcément un perdant. Ainsi, si l’on part sur des mesures affectives, c’est-à-dire ressentir du bonheur ou de la joie, il devient possible d’avoir un bonheur qui ne se fait pas sur le dos du vivant, où on n’a pas besoin de dominer ni d’être meilleur.
Il y a aussi des attentes implicites ou explicites de ce que l’on entend par bonheur. Chez certains peuples Quechua ou Aymara [groupes de populations autochtones d’Amérique du Sud], bien-être des individus et bien-être planétaire vont main dans la main. On va mal quand la nature va mal, ce qui n’est pas du tout le récit de notre société occidentale. C’est même plutôt l’inverse.
« Notre sphère intime est colonisée par des récits destructeurs », écrivez-vous. Quels sont ces récits ?
Il y a toujours cette idée selon laquelle, certes, le bonheur est intime et qu’à ce titre il nous appartiendrait pleinement. Mais l’intimité est influencée et colonisée par des récits extérieurs. Nous ne sommes pas des isolats qui ressentons ce que l’on a envie de ressentir ; il y a des conditionnements externes qui sont forts et qui vont jusqu’à nous imposer les conditions dans lesquelles on doit se sentir bien. Et ça, c’est véhiculé par la dynamique des sociétés et ça nous est quotidiennement répété plus ou moins directement.

Deux exemples emblématiques de promesse de bonheur consommatoire destructeur pour l’environnement sont le voyage en avion et la voiture. Si on compare qui a la plus grosse voiture et qui voyage le plus loin, ce que les gens font sur le parking ou le lundi matin en rentrant des vacances, on voit très bien ce que ça implique écologiquement.
D’ailleurs, les pays où les gens déclarent actuellement être les plus heureux sur les classements les plus populaires sont les pays qui ont la plus grosse empreinte environnementale. Ce qui me semble intéressant était de traiter le bonheur sous forme de ratio par rapport à l’empreinte écologique. L’idée n’est plus juste de savoir si telle chose rend heureux, mais plutôt si elle rend heureux par rapport à l’impact que ça occasionne. De ce point de vue, on voit que les pays riches sont en fait inefficaces à produire du bonheur.
Car le bonheur y est défini par l’assouvissement des besoins, limités, et des envies, illimitées. Or, une grande partie des sociétés occidentales ayant pourvu aux besoins du plus grand nombre, elles se ruent désormais à créer et répondre à ces envies, qui sont des puits sans fonds.
Encore une fois, on a tendance à penser que le bonheur n’est pas politique, mais il permet de véhiculer des idées, des imaginaires voire des politiques publiques. La quête du bonheur est aussi politique parce qu’elle suit ce qu’on estime être « bien », « bon », « correct », etc. Le monde marchand, relayé par les réseaux sociaux et nos relations interpersonnelles, nous suggère que pour être heureux, il faut consommer de telle manière, acheter tel objet, voyager à tel endroit, souscrire à tel abonnement, pour atteindre le bonheur.
Comment le bonheur peut-il être écologique ?
J’aurais envie, paradoxalement, de citer l’utilitariste Jeremy Bentham [philosophe anglais du 18e siècle], pas très bien vu des écologistes pour avoir défini les bases de l’économie moderne, pour repenser ça [L’utilitarisme est une théorie morale et politique née au 18e siècle qui prescrit d’agir de manière à maximiser le bien-être collectif].
Bentham préconise de viser « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». J’ajouterais une dimension temporelle en proposant qu’il faut viser « le plus grand bonheur du plus grand nombre… pour le plus de temps possible ». Pour ça, il me semble qu’il y a un travail politique en affirmant que certaines activités ont un coût environnemental énorme pour un gain en bonheur marginal.
L’exemple des voyages est encore emblématique. Dans certaines franges minoritaires de la population, on a vu le voyage comme moralement condamnable, comme en Suède où s’est développée la notion de « flygskam », qui est la honte de prendre l’avion. Si l’on retire le côté « cool » de raconter qu’on est allé loin en vacances, si l’on passe du « où es-tu allé » à « qu’as-tu découvert », si on fait le travail inverse du marketing qui a rendu les voyages lointains socialement valorisants, alors la quête du bonheur peut être plus écologique.
Mais ça ne peut pas être une décision de tout un chacun ; c’est trop lourd pour l’individu qui a déjà tant à gérer. C’est plus efficace et plus juste de le faire collectivement par des choix politiques. Je n’ai bien sûr pas toutes les solutions, mais quelle est l’alternative si on ne change pas notre regard sur le bonheur ? Est-ce que le choix ne s’imposera pas à nous de façon plus brutale ?
Recueilli par Pierre-Yves Lerayer
Photo de une : Olivier Leberquier, président du conseil d’administration de Scop-TI, usine de thé, près de Marseille, qui apparentait auparavant à la multinationale Unilever et a été reprise par ses salariés en 2015 sous forme de coopérative/©Jean de Peña / Collectif à vifs Lire notre reportage dans l’usine Scopt-TI.