20% pour l’Union européenne, 34% pour la Chine, 46% pour le Vietnam. Le 2 avril 2025, Donald Trump imposait des droits de douane à tous les pays exportateurs vers les États-Unis. Une décision annoncée sur X puis suspendue pendant 90 jours le 9 avril, sauf pour la Chine, dont les exportations vers les États-Unis sont maintenant soumises à des taxes de… 145%. Derrière ces chiffres, de nombreuses entreprises, multinationales ou PME, sont potentiellement touchées. Quels impacts sur l’emploi et l’inflation en France, en Europe, dans le reste du monde ? Léo Charles, maître de conférence en économie à l’Université de Rennes-2, nous répond.
Basta! : La porte-parole du gouvernement français Sophie Primas avait annoncé que 28 000 entreprises françaises seraient touchées par les droits de douane décidés par le président des États-Unis Donald Trump à l’encontre des importations notamment européennes, avant l’annonce de Trump de suspendre ces droits de douanes pour l’Europe pendant 90 jours. Comment les entreprises françaises seraient-elles touchées par ces taxes douanières élevées si elles sont finalement maintenues par Trump ?
Léo Charles : Le nombre de 28 000 correspond aux entreprises françaises qui exportent vers les États-Unis. Le prix de leurs produits va se retrouver augmenté de 20% sur le marché américain si les droits de douanes annoncés sont mis en œuvre, ce qui risque de peser sur leurs ventes. Il faut noter que ces effets dépendent fortement de la taille des entreprises concernées. Une multinationale peut baisser ses marges pour que le produit ne soit pas plus cher, mais un petit producteur de vin ne peut pas se l’autoriser.

Il faut aussi différencier les secteurs : les produits de luxe et vins et spiritueux sont les plus exposés en France. Mais ce sont des produits qui visent des classes très riches. Quand le prix d’un sac à main de luxe ou d’un grand vin du médoc augmente de 20%, ça peut même être un argument pour augmenter la demande.
Les PME, et leurs employés, sont-ils menacés ?
La chance de l’économie française, c’est qu’on a plutôt une croissance tirée par la demande intérieure. Seulement 5% de nos entreprises sont exportatrices et parmi elles, 90% sont des firmes multinationales, selon l’Insee. Donc le risque est quand même limité. Mais si c’est la petite entreprise de chez vous qui ferme dix emplois, les impacts sociaux sont visibles.
Le risque pour les PME, c’est que beaucoup fournissent les multinationales exportatrices, dans l’aéronautique, les constructeurs automobiles, etc. Si ces grands groupes ont une baisse de demandes à l’étranger ça risque de peser sur leurs fournisseurs. Alors, soit ces grandes entreprises exportatrices vont demander à leurs fournisseurs de serrer la ceinture, soit elle vont en changer ou s’implanter aux États-unis.
Quels seraient les pays et secteurs les plus touchés dans l’Union européenne ?
Quatre pays sont très exposés : l’Irlande, pour qui les exportations vers les États-Unis représentent 40% des exportations totales ; la Finlande, l’Allemagne et l’Italie, pays pour lesquels les États-Unis représentent 20% de l’ensemble des exportations. En comparaison, c’est 15% pour la France. C’est une situation compliquée notamment pour l’Irlande, terre d’accueil fiscale pour les multinationales américaines. Elle pourrait voir de nombreuses entreprises quitter le pays si l’Union européenne décidait de répliquer en imposant des droits de douane aux produits venus des États-Unis.
Les secteurs les plus touchés sont les produits médicaux et pharmaceutiques, dont les médicaments, et les véhicules à moteur. Ce sont généralement des grands groupes industriels qui les produisent. Le risque n’est pas forcément la baisse des exportations, mais plutôt que ces groupes décident finalement d’implanter des sites de production aux États-Unis.
Doit-on donc craindre davantage de chômage et d’inflation en Europe si ces droits de douanes sont adoptés ?
Il risque d’y avoir une baisse des exportations, donc une baisse de la croissance. C’est moins de dynamisme, moins d’emploi, et moins de recettes fiscales. D’ailleurs, la Banque de France a déjà revu à la baisse les prévisions de croissance pour cette année.
À moyen terme, si l’UE décide de répliquer avec elle aussi des droits de douane, on risque l’inflation. Les produits américains coûteraient plus chers, et comme l’UE s’est désindustrialisée, on n’aurait pas tout de suite la capacité de produire des substituts moins onéreux.
Le dernier risque est une augmentation des impôts. Les gouvernements peuvent considérer qu’il faut aider les entreprises à garder de la compétitivité, et ainsi leur fournir des aides supplémentaires payées par le contribuable.
Doit-on taxer plus, en réponse à cette guerre commerciale lancée par Trump, les services numériques exportés en Europe par les États-Unis, ceux de Netflix, Amazon, Microsoft, Apple… ?
Ces entreprises sont des fleurons de la culture américaine, ce serait une réplique très efficace de la part de l’UE que de les taxer. D’autant qu’elles ont soutenu l’investiture de Donald Trump, donc ce serait un juste retour de bâton. Maintenant, sans accompagnement des consommateurs européens, ça risque de peser sur le prix des abonnements sans que des alternatives « Made in Europe » puissent être proposées.
Le Vietnam, dont 30% du produit intérieur brut provient des exportations aux États-Unis, est menacé de voir ses exports taxé à 46%. Est-ce que les droits de douane de Trump vont freiner l’ascension des pays émergents ? Quelles peuvent en être les conséquences sur les populations ?
De nombreux pays du Sud global sont très dépendants du commerce extérieur. À court terme, les droits de douanes pourraient mettre un coup d’arrêt à leur développement économique. Mais il y a des solutions. Depuis 2012, ces pays ont tendance à créer des regroupements commerciaux régionaux. On pourrait imaginer une réaction régionale du même type que l’UE pour recréer un marché intérieur et survivre à ces taxes.
L’administration Trump a-t-elle une stratégie pour relocaliser aux USA la production ? Apple est par exemple sollicitée pour relocaliser sa production, quitter la Chine et ramener ses sites de production aux États-Unis ?
Pour Apple, ça semble compliqué. Il faut voir que la mondialisation actuelle a été construite pour favoriser les intérêts des firmes multinationales nord-américaines. On leur a permis de séquencer leur production en une série d’étapes délocalisées partout dans le monde, en allant chercher les pays les moins-disants. Si elles relocalisent aux USA, elles perdent cet avantage là.
Pour les entreprises européennes qui auraient un intérêt à délocaliser aux USA pour échapper aux droits de douanes, il ne faut pas négliger l’image qui serait renvoyée. Il peut y avoir un phénomène de boycott et jouer le patriotisme peut au contraire être un argument de vente. D’un autre côté, une entreprise n’est pas patriote, sa seule rationalité est de faire du profit.
On en a l’exemple avec la CMA CGM, entreprise multinationale de transport maritime, qui a annoncé dès les premières semaines de cette guerre commerciale qu’elle comptait investir de grosses sommes aux Etats-unis pour y échapper. Ceci-dit, je ne suis pas sûr que beaucoup délocalisent. Et Trump fait peser une incertitude que les bourses n’aiment pas.
On associe beaucoup les droits de douane à des mesures protectionnistes. Est-ce vraiment là la politique de Trump ?
Un droit de douane seul ne crée pas d’emploi, ne protège pas une industrie. Biden a mené une véritable politique protectionniste en ciblant les droits de douane pour protéger les industries importantes pour la transition écologique, cela combiné à des incitations fiscales.
Donald Trump utilise la même boîte à outil mais sa seule idée est de sortir les muscles pour prouver qu’il dicte les règles de la mondialisation. Ces mesures n’ont rien de protectionniste, elles sont une tentative de réaffirmer une position hégémonique de plus en plus menacée par l’arrivée de la Chine. On drape ça de relocalisation, de réindustrialisation, de développement d’emploi, mais ça n’aura probablement pas ces effets là.
La population des États-Unis ne sera-t-elle pas finalement la plus touchée ?
Une politique protectionniste intelligente, c’est de cibler les droits de douanes sur certaines industries, tout en contrôlant l’inflation. Il faut augmenter le salaire minimum, distribuer des bons d’achats pour que les consommateurs favorisent les produits américains, et diminuer les impôts.
Donald Trump ne fait absolument pas ça. Lors de son premier mandat, les droits de douanes imposés à la Chine ont majoritairement pesé sur les consommateurs, notamment les plus pauvres. D’autant que l’industrie américaine n’a pas les capacités de fournir tous ces produits moins chers que le prix asiatique.
L’UE a annoncé qu’elle pourrait taxer à 25% les motos, le soja et la volaille américaine. Une telle riposte est-elle souhaitable selon vous ?
La réaction est nécessaire à court terme. Je pense qu’il ne faut pas tenter de négocier avec Donald Trump. On risque de se retrouver à acheter plus de produits américains, avec des normes sanitaires qui protègent moins bien le consommateur.
Maintenant, ce qui est dommage, c’est qu’on a encore un attachement au libre échange. Trump met le coup de grâce à la mondialisation néolibérale, qui était déjà en fin de cycle. La meilleure réaction serait d’en profiter pour créer un protectionnisme intelligent et sortir de tout un tas de dépendance qui mettent à mal notre souveraineté économique.
À quel modèle alternatif pensez-vous ?
L’idée serait de profiter de ce moment pour se détacher des États-Unis, réorienter notre modèle de développement vers le marché intérieur, vers le soutien du pouvoir d’achat des européens. Relocalisons, réindustrialisons : c’est assez utopique mais je crois que ce serait la meilleure des réactions.
Chaque pays pourrait définir son modèle de développement centré sur lui-même, sans que le libéralisme occidental impose son modèle. Il ne s’agit pas d’être autarcique, mais d’imaginer des échanges commerciaux sur d’autres bases, en s’échangeant des choses qu’on a décidé de protéger collectivement, nationalement. L’Asie ou la Chine pourraient protéger leur industrie de semis-conducteurs, l’Europe celle de l’aéronautique.
On est peut-être face à une troisième révolution industrielle, du moins face à un besoin de se réindustrialiser pour inventer des industries vertes. Cela nécessite de mettre des droits de douane très ciblés pour faire grandir des industries sur nos marchés intérieurs avant de les ouvrir à la concurrence internationale.
François Ruffin appelle à un débat national pour définir 100 produits clefs sur lesquels établir des protections. Est-ce une réponse adéquate selon vous ?
J’aime beaucoup l’idée de planifier démocratiquement et collectivement ce que sera l’industrie du futur. Plutôt que de réfléchir à gagner des parts de marchés et être exportateurs, l’idée c’est de se demander collectivement « de quoi avons-nous besoin ». De quelle industrie on a besoin pour être plus indépendants, résilients et accompagner la transition écologique ? On pourrait identifier des industries clés à protéger, nécessaires pour satisfaire nos besoins.