La Poste

Facteurs en milieu rural : un métier de service public en grande souffrance

La Poste

par Sophie Chapelle

La Poste n’a pas attendu François Fillon, qui annonce vouloir supprimer 500 000 postes de fonctionnaires s’il était élu, pour mener un immense plan social. Face aux réorganisations incessantes et aux suppressions d’emplois, les facteurs, qu’ils soient fonctionnaires ou salariés de droit privé, éprouvent désormais le plus grand mal à mener à bien leurs missions de service public. De son côté, la direction considère que les dimensions sociales du travail des facteurs, en milieu rural notamment, doivent devenir un service payant. Cadences infernales, tournées à rallonge, burn-out et suicides… La situation interne devient explosive alors que trois syndicats (CGT, Sud, Unsa) appellent à la grève le 8 décembre. Basta! a suivi la tournée d’un facteur en Franche-Comté, au pas de course.

Le véhicule jaune sillonne les routes départementales du Doubs. La neige tombée deux jours plus tôt a laissé des plaques de givre par endroit. Hervé*, facteur depuis bientôt trente ans, multiplie les manœuvres pour accéder à une ferme située au bout d’un chemin communal. A l’arrière, les colis débordent. « Je n’ai pas pris toute la pub ce matin, ça ne rentrait pas », confie t-il entre deux courriers, postés au pas de course. A l’approche des fêtes de noël, le nombre de colis livrés explose [1]. Hervé sonne chez l’usager pour qu’il accuse réception, même si les stores baissés sont le signe d’une probable absence. Personne ne répond. Il rédige l’avis de passage, glisse le feuillet dans la boite aux lettres ; il ramènera plus tard le colis au centre de tri et devra le présenter une deuxième fois [2]. Des douleurs lancinantes dans le dos lui rappellent qu’il monte et descend de son véhicule « plus de deux cent fois par jour ».

Comme la plupart de ses collègues, Hervé ne finit pratiquement jamais sa tournée dans les temps. Ce mercredi, il termine à 15h au lieu de 14h30. « Et pourtant je ne traine pas, vous avez vu ? » Pour gagner du temps, Hervé réalise ses tournées en distribuant le courrier par la gauche, côté conducteur, ce qui l’amène à rouler en sens inverse. Une pratique qui peut être lourde de conséquences. « Normalement, il faut descendre du véhicule, éteindre le moteur, fermer. Concrètement, c’est infaisable », appuie Hamza, facteur à Valdahon (Doubs). « C’est pareil pour le vélo, ajoute Eric*, facteur dans une autre commune à dix kilomètres de Besançon. On roule sur le trottoir, alors qu’il faudrait chaque fois descendre du vélo et poser la béquille. Mais si tu fais comme ça, tu ne termines pas la tournée. » Ces cadences intensives sont le quotidien des agents de la Poste, devenue depuis mars 2010 une société anonyme à capitaux publics.

« Le plus grand plan social national »

Dans son local syndical de Besançon, Julien Juif, délégué Sud-PTT, ne décolère pas. « En 2015, 7 600 emplois ont été supprimés à l’échelle nationale, sur 240 000 agents. À la distribution, avec des tournées encore plus chargées, ils n’y arrivent plus. Il doivent faire jusqu’à 800 boites aux lettres dans la matinée ! » Pour justifier les réorganisations, la Poste met en avant la baisse de trafic sur l’activité courrier. Mais celle-ci serait largement compensée par l’augmentation des colis, des recommandés et d’autres services comme la publicité. « Et même s’il n’y a qu’une lettre au lieu de deux dans la sacoche, le facteur la distribue quand même, observe Régis Blanchot, administrateur au siège national de Sud-PTT. A part Champagne-Ardennes, toutes les régions sont en croissance démographique. Pourtant, on a perdu 100 000 emplois en douze ans à la Poste. C’est le plus grand plan social national ! »

Ces réorganisations pèsent sur les salariés dès leur arrivée au centre de tri le matin. « Nous sommes passés de huit à six pour trier les colis, alors que nous avions déjà du mal à le faire dans les temps, souligne Hamza. La direction nous a annoncé 260% d’augmentation des colis à partir du 16 novembre. Forcément, ça coince : on ajoute du travail, mais on enlève du monde. » A Valdahon, où travaille Hamza, dix-sept minutes sont normalement allouées au tri chaque matin – de 7h15 à 7h32 – mais ce temps est systématiquement dépassé. Certains agents viennent plus tôt au travail, ce que Hamza refuse. « Cette surcharge de travail nous monte les uns contre les autres. La direction nous dit qu’on s’organise mal, qu’il faut qu’on s’entraide. Nous, on dit que ce n’est pas tenable. Comment peuvent-ils se permettre de mettre moins de monde alors qu’il y a plus de colis ? »

Des cadences calculées par ordinateur

Le tri terminé, chaque facteur classe ses lettres dans l’ordre de distribution. Il flashe les paquets, récupère les objets suivis, charge son véhicule. Il a alors droit à une pause de vingt minutes, avant de démarrer la tournée. Mais dans les faits, selon un rapport du bureau d’expertise Technologia, quatre facteurs sur cinq renonceraient à cette pause, de peur de devoir ensuite augmenter encore plus la cadence [3]. Le calcul du temps de tournée prête également à de nombreuses réserves. « Avant, c’est un être humain qui accompagnait le facteur pour calculer la charge de travail, relève Julien Juif. Maintenant nous entrons des chiffres dans un ordinateur. » Une base de données regroupe l’ensemble des tournées, caractérisées par un certain nombre de points de distribution, leur éloignement par rapport à la route, ou encore leur distance totale. « Le programme calcule une minute trente par recommandé et une minute pour relever les boites jaunes, illustre le délégué de Sud PTT. La cadence est définie à partir de conditions optimales. Mais les aléas, les déviations, la neige, la pluie, ne sont jamais pris en compte. Il y a un décalage total entre le travail prescrit et le travail réel. »

Des facteurs tentent de signaler à leur direction des erreurs, des écarts entre les calculs théoriques et les temps réellement nécessaires. « Une personne de l’encadrement doit accompagner le facteur sur sa tournée pour faire les vérifications mais la direction a tendance à jouer l’intimidation pour ne pas aller au bout de la démarche », déplore Hamza. Des compensations seraient apportées, plaide la hiérarchie, notamment en hiver. Mais elles ne suffisent pas, surtout depuis la mise en place il y a neuf ans de la « sécabilité » des tournées : en plus de leur tournée attitrée, les facteurs en poste se répartissent celles de leurs collègues au repos. « 160 jours par an, nous avons un bout de tournée supplémentaire qui prend entre trois quart d’heure et une heure », précise Hervé. La sécabilité doit normalement être appliquée uniquement lors des journées à « faible » trafic. « Dans les faits, nous y sommes soumis même si le trafic explose. »

Licenciée pour avoir demandé le paiement de ses heures supplémentaires

Payés au Smic en début de carrière – puis 1 681,25 euros brut au bout de 28 ans d’ancienneté – et travaillant six jours sur sept, les postiers sont soumis au régime des 35 heures. Beaucoup accumulent les heures supplémentaires, mais celles-ci ne sont pas toujours payées. Les intérimaires et contractuels, qui représentent une part de plus en plus importante dans la profession – 55% des agents aujourd’hui, contre 45% de fonctionnaires – n’osent pas faire de démarche pour être régularisés, par crainte de ne pas voir leur mission ou contrat reconduit [4]. D’autres sont sanctionnés lorsqu’ils émettent une réclamation. C’est le cas d’une factrice à Charolles, en Saône-et-Loire, licenciée le 3 octobre [5]. Elle réclamait le paiement de ses heures supplémentaires depuis février et, en guise de réponse, s’est vue... assigner une tâche supplémentaire. « J’ai refusé tant que les dépassements d’heures ne seraient pas pris en compte », rapporte Le Canard Enchaîné. Résultat : avertissement, blâme, puis licenciement. Un mois plus tôt, la justice s’est saisie d’une affaire similaire : une salariée qui réclamait le paiement de 55 heures supplémentaires a obtenu gain de cause le 9 septembre aux Prud’hommes de Saint-Brieuc.

« Certains décident de ramener du courrier qu’il n’ont pas eu le temps de distribuer, pour terminer dans les temps », témoigne Hamza. C’est le cas, par exemple, d’un agent de Pontarlier, dans le Doubs. La sanction de la Poste ne s’est pas faite attendre : une semaine de mise à pied et une semaine avec sursis, et autant de retrait de salaire. S’il recommence, la sanction pourra être doublée. De son côté, la Poste communique sur le respect des 35 heures et le paiement des heures supplémentaires [6]. Ce que conteste le syndicat Sud-PTT, qui a engagé depuis 2010, à Besançon, une bataille juridique pour « travail dissimulé » et « heures supplémentaires non payées ». « Ce qu’on veut à travers cette bataille, raconte Julien Juif, c’est que des emplois soient créés pour que les agents aient le temps nécessaire pour faire leur travail ».

« Désormais, vérifier si une personne va bien, c’est un service payant »

La définition de la qualité de service a aussi évolué. « Ce qui importe à la hiérarchie, c’est qu’une lettre ou un colis soit remis au client dans les délais et conditions prévues », souligne le bureau d’experts Tecnologia. Mais pour bon nombre de facteurs, le contact humain est aussi primordial. « Quand j’ai commencé, j’avais du temps pour échanger, rendre des services, vérifier si une personne âgée allait bien, si untel avait retrouvé un travail », se souvient Hervé. Maintenant, c’est réduit au strict minimum : bonjour, au revoir. » « Le facteur, c’est un personnage important pour beaucoup. C’est un service de proximité, poursuit Hamza. Aujourd’hui, les usagers eux-mêmes regrettent de ne plus nous voir. »

« Désormais, vérifier si une personne va bien, c’est un service payant », déplore un agent. La Poste a lancé une filiale proposant le service « Veiller sur mes parents » [7]. Tout se paie. « La question de la dépendance pourrait tout à fait relever du service public, commente Régis Blanchot. Là c’est un marché, une prestation qui dure entre six et quinze minutes. Ce sont des facteurs que nous souhaitons, pas des VRP ! » Les facteurs se voient attribués des prestations de toutes sortes, du relevé de compteur à la livraison de fleurs ou de nourriture. « On doit démarcher les anciens avec des catalogues, vendre des carnets de timbres quand on remet des recommandés, proposer au client de contacter un conseiller financier de la Banque postale. Nous avons en permanence quelqu’un sur le dos qui nous demande ce que nous avons vendu dans la journée », s’agace Eric.

Ci-dessus, extrait d’une campagne de communication de La Poste.

Le système d’appréciation de la direction a lui aussi évolué. « Avant, on était notés sur la ponctualité, le port de la tenue, la qualité du travail, souligne Hervé. Maintenant la direction prend notre chiffre d’affaires de l’année et nous dit si nous faisons ou non suffisamment de vente. » En cas d’évaluation insuffisante, les conséquences peuvent aller d’une perte de tournée à une incidence sur les primes.

« Arrêter pour ne pas péter un câble »

Les réorganisations qui se déroulent tous les deux ans se traduisent par de nouveaux découpages et des changements de tournées. Ce qui n’est pas sans poser de grosses difficultés aux « rouleurs », des facteurs qui, membres d’une équipe de six à dix personnes, doivent changer de tournée chaque jour et assurer les remplacements des facteurs en repos ou en arrêt maladie. « Cela suppose un énorme travail de mémorisation, il faut environ sept mois pour connaître une dizaine de tournées, commente Julien Juif. Mais au bout d’un an, on parle déjà de la future réorganisation qui interviendra un an plus tard. Les agents sont en perpétuelle souffrance. » Souvent, ce sont les intérimaires qui se retrouvent rouleurs. « Avant, on assurait la doublure pendant trois jours, précise Hamza. Maintenant c’est entre un et deux jours, ce n’est pas étonnant ensuite que les gens craquent ». Après avoir été formés, certains intérimaires ne reviennent pas. D’autres, les premiers jours, ne finissent pas avant 17h, alors que leur journée de travail a commencé parfois dix heures plus tôt [8].

« Il y a de nombreux burn-out autour de moi », reprend Hervé. Le suicide en juillet dernier de Charles Griffond, facteur depuis 34 ans à Pontarlier, est encore dans toutes les têtes. En arrêt maladie, il a laissé une lettre sans équivoque pointant la responsabilité de la Poste, qui « a petit à petit détruit ses employés, les vrais postiers, ceux qui avaient le contact avec les gens ». Sa famille a décidé de ne pas se lancer dans des démarches judiciaires. La Poste se défend en avançant le chiffre de trois suicides, depuis 2012, reconnus en accident du travail [9].

Suite à une lettre ouverte envoyée le 13 octobre 2016 à Philippe Wahl, le PDG de la Poste, par huit cabinets d’expertise en santé et travail alertant sur la dégradation des indicateurs de santé et de climat social dans l’entreprise, la direction a ouvert des négociations avec les syndicats, jusqu’au 14 décembre. Durant ce délai, tous les projets de réorganisation des métiers du courrier sont suspendus. « Ce dont nous avons vraiment besoin ? Il faut alléger les tournées, arrêter les pressions managériales et d’objectifs, créer des emplois », détaille Hervé, à la fin de sa tournée. Malgré le sourire qui ne le quitte pas, il ne semble pourtant plus trop y croire. « Moi même, je me demande si je ne vais pas arrêter pour ne pas péter un câble. »

Texte et photos : Sophie Chapelle

*Le prénom a été modifié.

Notes

[1Voir le communiqué de la Poste qui, en 2015, mentionne seulement pour Colissimo « un pic de plus de deux millions de colis, la deuxième semaine de décembre », contre un million habituellement, soit une augmentation de 100 % du trafic.

[2Si l’usager n’est pas présent lors de la deuxième présentation, le colis est alors placé « en instance ». Cela signifie que le colis est tenu à la disposition de l’usager à l’adresse indiquée sur l’avis de passage durant 15 jours consécutifs – à compter du lendemain du jour de dépôt de l’avis de passage.

[3Rapport du bureau d’expertise Technologia, « La Poste PPDC Mont d’Or-Pays de Courbet : Évolution de l’organisation des sites de Ornans, Amancey, Levier, Goux, Frasne », 2013.

[4Il n’y a plus de concours à la Poste depuis 2001. Les embauches relèvent désormais du contrat de droit privé.

[5Le Canard Enchainé, édition du 19 octobre 2016.

[6Voir cet article de Mediapart.

[7Voir ici.

[8Les horaires de prise de travail par les postiers varient selon les secteurs sur lesquels nous avons travaillé : 6h15, voire 6h10 sur certains postes, 7h40 sur d’autres.