Fête de la musique

Au Brésil, « quand les sambas du carnaval deviennent des instruments de résistance à l’extrême droite au pouvoir »

Fête de la musique

par Erika Campelo

Alors que le « pays de la samba » traverse la pire crise de son histoire récente, la chanteuse brésilienne Ana Guanabara sort un album qui réunit quatorze morceaux emblématiques de l’expression de la population afro-brésilienne des quartiers pauvres de Rio de Janeiro. Ana Guanabara y exprime son admiration pour cette culture et les valeurs qu’elle porte, convaincue qu’elle peut être un outil de résistance en ces temps de régression démocratique et de répression populaire. Rencontre en France, à Montreuil, où elle vit depuis plus de vingt ans.

Alors que le « pays de la samba » traverse la pire crise démocratique de son histoire récente, la chanteuse brésilienne Ana Guanabara sort un album qui réunit quatorze sambas-enredos. Ce sont des morceaux composés à l’occasion du carnaval, autour d’une trame narrative (le enredo) développée sur un rythme de samba, et que chaque école choisit pour le défilé du carnaval.

Si les clichés réduisent ce style musical à une allégresse insouciante et débridée, on ignore généralement qu’il plonge ses racines historiques dans l’expression de la population afro-brésilienne des quartiers pauvres de Rio de Janeiro, en quête de dignité et de la reconnaissance de son identité. Aussi, quand le président Jair Bolsonaro dénigre le carnaval « dépravé », c’est une attaque frontale à la diversité sociale et culturelle du peuple brésilien.

Première interprète féminine à dédier tout un album à ces musiques, Ana Guanabara, qui a grandi à Rio de Janeiro, l’a majoritairement composé de sambas-enredos des années 1970, en plein âge d’or de cette affirmation culturelle populaire. Et cet hommage est indissociable de la qualité artistique de cette époque, souligne la chanteuse, qui met en exergue la richesse mélodique et poétique d’un genre musical reconnu en premier lieu pour son exubérance percussive.

Avec cet album, Ana Guanabara exprime son admiration pour cette culture et sa reconnaissance pour sa valeur, convaincue qu’aujourd’hui comme lors des décennies passées, elle peut être un outil de résistance en ces temps de régression démocratique et de répression populaire. Rencontre en France, à Montreuil (93), où elle vit depuis plus de vingt ans.

Basta! : La samba nous évoque invariablement le sens de la fête des Brésiliens ainsi qu’une forme d’insouciance. Une simplification ?

Ana Guanabara : Quand je suis arrivée en France, en 1992, j’ai constaté que cette musique était trop souvent réduite à ces images superficielles. Je disais que j’étais chanteuse brésilienne, on me parlait de maracas, confusion classique entre salsa et samba.

Alors j’ai crée un spectacle intitulé « Le samba, cet inconnu » – car le mot est masculin en portugais –, interprétant des morceaux composés exclusivement hors du contexte du carnaval, pour l’occasion, dans l’idée de montrer combien ce genre musical, loin des clichés, avait acquis le statut d’un mode d’expression privilégié, par lequel le peuple brésilien traduit ses aspirations profondes, les joies et les peines de la vie quotidienne mais aussi ses luttes.

Vous dites que cette musique peut aussi être un instrument de résistance. De quelle manière cela se manifeste-t-il ?

Cette tradition ressurgit actuellement avec une grande force. Et le samba démontre une fois de plus combien il peut être un outil de résistance percutant, irrévérencieux avec une grande créativité comme on l’a constaté depuis la destitution contestée de la présidente Dilma Roussef en 2016. Les carnavals de 2018 et de 2019 se sont montrés particulièrement « politisés », exprimant une critique sociale sans détour face à la crise majeure qui s’est abattue sur le Brésil. Et c’est un puissant moyen d’expression, car cette énorme fête est répercutée par les médias du monde entier.

L’année dernière, l’école de samba Paraíso do Tuiuti, qui a manqué de justesse la première place du concours des défilés, exposait la farce du coup d’état judiciaro-parlementaire de 2016 en présentant Michel Temer, le remplaçant de Roussef, comme un vampire de la société brésilienne. Dénonçant les horreurs de l’esclavage et doutant de son abolition effective, son samba-enredo exhortait à la réelle libération des populations défavorisées, essentiellement des afro-descendants.

Tandis que Beija-Flor, l’école de samba qui a remporté cette édition, s’est inspirée du personnage de Frankenstein pour poser la question : qui sont les véritables monstres ? Les délinquants et marginaux abandonnées par l’État, ou bien les élites économiques qui les engendrent et les méprisent ?

En 2019, Mangueira l’emporte en chantant un samba qui conteste les versions enjolivées et officielles de l’histoire. « Je veux voir le pays qui n’apparaît pas sur les cartes postales », revendique son samba-enredo « Histoire à dormir debout ». Son défilé exhibait un nouveau drapeau brésilien, aux couleurs vert et rose de l’école, où la devise « ordre et progrès » a été remplacée par « Indiens, Noirs et Pauvres ». Cette place donnée aux acteurs et héros anonymes de l’histoire officielle du Brésil était aussi un hommage appuyé à Marielle Franco, l’une de leurs porte-voix les plus expressives. La jeune conseillère municipale de la ville de Rio a été assassinée en mars 2018 alors qu’elle dénonçait la répression qui cible les quartiers populaires.

Dans le contexte politique et social désastreux que traverse le Brésil aujourd’hui, qui voit se renforcer les inégalités, les racismes et les discriminations, ces manifestations très médiatisées soutiennent la lutte des populations marginalisées pour la reconnaissance de leurs droits et de leur valeur.

En quoi cette musique est-elle emblématique de la culture afro-brésilienne ?

Parce que l’essence et l’énergie du samba restent fondamentalement « noires », même si cette musique est le fruit de la rencontre et du mélange entre des rythmes africains et des influences musicales européennes. Au début du 20e siècle, Rio abritait d’un côté une élite blanche descendante des colonisateurs portugais et de l’autre des quartiers populaires, majoritairement composés de descendants d’esclaves, qui avaient massivement rallié la ville, alors capitale de la jeune république brésilienne. Cette population affranchie, issue de différentes ethnies africaines et déracinée, s’est retrouvée livrée à elle-même avec l’abolition de l’esclavage.

Les Noirs élaborent alors une manière propre d’exister et de résister, reconstituant des liens sociaux et identitaires à travers leurs expressions culturelles : la capoeira, les rituels religieux afro-brésiliens (candomblés, umbanda), les traditions culinaires, etc.

L’école de samba Paraíso do Tuiuti, Rio de Janeiro, le 14 février 2018 / CC Midia Ninja

C’est dans ces quartiers populaires, dans la ville de Rio à la fin des années 1920, que naissent les premières écoles de samba, un rythme à la croisée des influences africaines (les tambours) et européennes (les instruments à cordes). Dès l’origine, ces écoles ont fonctionné comme de puissants creusets communautaires.

N’y avait-il pas le risque pour ces descendants d’esclaves de s’enfermer dans un ghetto culturel ?

Ça aurait pu être le cas, en effet, car ces populations ont été particulièrement persécutées et criminalisées. Et le ciment que constitue le samba leur offre déjà à cette époque un moyen de résister. Cependant, la jeune nation brésilienne est en quête d’éléments culturels pour asseoir son identité. Et ces manifestations d’origine africaine à la personnalité affirmée vont lui en fournir l’opportunité. La société s’accapare alors le samba, bientôt élevé au rang de symbole national. Les populations marginalisés descendantes d’esclaves y gagnent une forme d’acceptation par les milieux blancs brésiliens.

Une sorte de donnant-donnant entre classes dominées et dominantes ?

Oui, c’est le résultat d’une forme de « négociation » permanente entre leurs intérêts réciproques. Cependant, le rôle émancipateur du samba ne s’arrête pas là. Dans les années 1960 émergent les processus d’indépendance des États africains, et le Brésil est influencé par un mouvement de réhabilitation de la culture noire. Le samba en bénéficie. En 1960, l’école Salgueiro marque les esprits avec son samba-enredo Quilombo dos Palmares qui exalte un épisode fameux de la lutte d’émancipation des esclaves africains au Brésil. Le genre musical prend alors peu à peu ses distances avec le compromis passé avec les élites blanches, pour commencer à exalter sans complexe la culture populaire, et notamment son immense patrimoine d’origine africaine. Ce mouvement atteindra son apogée dans les années 1970.

Parmi les quatorze sambas-enredos de votre album, certains en sont-ils plus représentatifs ?

Ce patrimoine musical est un véritable joyau de la culture populaire afro-brésilienne. Il est pourtant peu connu et très peu exploité par l’industrie phonographique ! Le répertoire de mon album comprend notamment plusieurs des airs qui ont illuminé mon enfance, dans ces années 1970 qui ont connu une profusion de sambas-enredos très riches du point de vue mélodique et poétique. Et s’il me fallait citer trois morceaux représentatifs de cette culture afro-brésilienne que je veux faire rayonner : « Mar baiano em noite de gala », présenté par l’école Unidos de Lucas en 1976 et qui raconte la fête du 2 février dans l’État de Bahia, dédiée à Lemanjá, la déesse de la mer. Et puis « Solano, poeta negro », hommage à Solano Trindade, poète, peintre et militant des droits des Noirs au Brésil, à qui l’on doit le livre Quilombo en 1981. Enfin, « Kizomba, festa da raça », samba-enredo qui a donné la victoire à Vila Isabel à l’occasion du centenaire de l’abolition de l’esclavage en 1988.

Propos recueillis par Erika Campelo

Photo de une : Bloc populaire « Temer dehors », le 24 février 2017 à Rio / CC Midia Ninja

 L’album « Sambas enredos », enregistré à Rio avec une équipe de fins connaisseurs du genre, est en ligne depuis le 21 juin sur les plateformes internet.

 Et le 4 juillet prochain Ana Guanabara donne un concert de lancement.
au Centre culturel Paul B à Massy (91), accompagnée de Rodrigo Samico, Nelson Ferreira, Júlio Gonçalves, MAO di Sampa ainsi que par les choristes de Théâ-Chœur/Chœur en Scène dirigés par Emmanuèle Dubost.

 Le teaser de l’album